Par les routes, de Sylvain Prudhomme
La vie qui passe. Le temps qui s'en va. C'est tout simple, il n'y a jamais rien de spectaculaire. Simplement les hommes et les femmes qui naissent, grandissent, désirent, deviennent adultes, aiment, n'aiment plus, renoncent à leurs rêves ou au contraire s'y accrochent, vieillissent. S'en vont peu à peu, remplacés par d'autres.
Qu'est-ce qu'il faudrait raconter de plus, j'ai dit. C'est la seule chose à raconter.
(p.43)
Par les routes fait émerger à la surface le grand thème sous-tendant toute l'œuvre de Sylvain Prudhomme : celui de «l'impermanence des choses en ce bas monde» et de l'éternel recommencement de la vie et de la mort. De ce grand vertige du temps où se fondent l'émerveillement du désir et la tristesse de tout ce qui s'achève et s'efface. C'est un roman qui résonne comme une errance mélancolique au long cours par les routes de la vie.
A l'approche de la quarantaine, Sacha, écrivain solitaire, quitte Paris pour travailler au calme à son prochain livre, mais surtout pour faire une pause, avec «juste la dose d'isolement qui [lui] permettrait de [se] ramasser, de [se] reprendre et, peut-être de renaître». Et il se réduit à l'essentiel, s'astreignant à une sorte d'ascèse car «on voit mieux dans le peu».
A peine installé dans la petite ville provençale de V. - ressemblant fort à Arles -, il retrouve étonnamment son ancien ami et colocataire avec lequel il partagea une vingtaine d'années auparavant de longs périples en stop durant les vacances estivales. Jusqu'à ce qu'il soit amené à le chasser de sa vie.
"L'autostoppeur" - comme il le surnomme intérieurement - est désormais marié à Marie, traductrice d'italien, et père d'Agustìn, un garçonnet attachant de huit neuf ans. Mais il n'a pas abandonné pour autant ses virées en autostop, quittant régulièrement une famille pourtant aimée pour partir sur les routes à l'aventure, à la rencontre d'inconnus, muni de son appareil polaroid pour en matérialiser instantanément les traces (1).
Sacha va alors se rapprocher de Marie et d'Agustìn tandis que son ami part de plus en plus souvent et de plus en plus longtemps, qu'il traverse le pays en tous sens à 130 kilomètres à l'heure puis s'enfonce ensuite dans tous ces lieux semblant se fondre et s'effacer depuis la rambarde de l'autoroute, et qu'il leur envoie ses clichés et cartes postales témoignant de ses multiples rencontres et voyages à travers la France. Mais, peu à peu, les cartes du destin vont se redistribuer...
On peut s'accrocher à cette histoire bien qu'elle traduise surtout une atmosphère en en déclinant les multiples nuances, et même si les situations et les comportements ne semblent pas toujours très réalistes. Car les réflexions et les états d'âmes des personnages sont abordés avec complexité et justesse, avec finesse et sensibilité.
1) Une méthode de voyage que l'auteur privilégie, aimant s'abandonner à cette part d'aléatoire, à ce qui vient à nous. Il y a ainsi recouru pour préparer ce roman mais aussi en mai 2018 dans le cadre d'un reportage pour la revue America sur la frontière des Etats-Unis et du Mexique : ici
Il a aussi accompagné en 2019 un projet d'étudiants lyonnais qui menèrent une quinzaine d’entretiens sur le thème de l’amour en faisant de l’auto-stop : ici
Je l'appelle l'autostoppeur car c'est ainsi, affublé de ce surnom qui n'aura jamais existé que pour moi, dans mes adresses intérieures à lui, sans qu'il en sache rien, qu'il n'aura cessé de m'apparaître, tout au long des années où je l'aurai côtoyé, tout au long de celles où, éloignés l'un de l'autre, j'aurai pourtant continué de me le rappeler de loin comme un repère – les marins ont un mot que j'aime pour cela, dans lequel on peut entendre ce qu'il faut d'ambiguïté, même si eux n'y attachent rien d'inquiétant : amer.
(p.9)
Dès le premier chapitre, avant même de commencer à proprement parler son récit, le narrateur Sacha nous éclaire sur cette étrange figure de l'autostoppeur qu'il va ensuite affronter en permanence comme une sorte de double fantasque. Comme une «figure de sa jeunesse, de ses années de vagabond» qui, plus largement encore, semble incarner une des facettes antinomiques qui le constituent et entre lesquelles il lui faut sans cesse repenser l'équilibre.
Et ce roman s'avère une sorte de bilan d'un homme écrivain parvenu au milieu du chemin de la vie qui, laissant en arrière la moitié d'une existence déjà déroulée, voit s'amenuiser l'espérance de vie d'un nouvel être. D'un homme craignant de se voir figé dans l'être au détriment du devenir qui, cherchant une manière de rebondir, s'enfonce dans la forêt obscure de l'introspection, de la connaissance de soi, en se demandant quoi faire «de la vie. De la mort. De l'amour».
La narration revient à la première personne comme dans Là avait dit Bahi - roman dans lequel Sylvain Prudhomme partait sur les traces de son grand-père en Algérie (et qui se déroulait en majeure partie dans un camion bringuebalant, dans le huis clos d'un habitacle favorisant la parole) -, prenant de ce fait un tour plus personnel que dans Les grands ou dans Légende (2). Et le narrateur, même quand il met en pause son "je" pour laisser l'autostoppeur ou Marie raconter, et surtout se raconter (3), semble compléter sa propre introspection, faisant de ces personnages des sortes d'adjuvants à sa réflexion.
Se déroulant sur quasiment une année, ce récit globalement linéaire est narré au passé composé (4) : «le temps de l'accompli». Une forme embrassant la vie comme une succession de moments écoulés qui dessinent une ligne horizontale défilant à la vitesse du temps. Tandis que la fragmentation en quarante-cinq chapitres (ou «tranches de temps») permet à l'auteur d'isoler chaque moment en mettant en lumière sa musique propre, sa tonalité particulière. Un peu comme dans ces "râgas" indiens aux inflexions subtiles, dont le but n'est pas «de raconter une histoire» mais de «transmettre une émotion», de «communiquer une humeur».
Quant au style, il juxtapose souvent de même de courtes phrases marquant cette succession de gestes et de pensées accomplis dans une sorte de flux, tout en opérant parallèlement un «ralentissement par saturation», l'auteur décrivant tant les lieux que les activités quotidiennes les plus simples en restituant chaque instant dans «son buissonnement inépuisable de détails, d'images, de sensations». Car, comme son narrateur écrivain qui se situe «à rebours de Flaubert» et de sa «fameuse ellipse du dernier chapitre de L'éducation sentimentale», il s'emploie à étirer le temps, à le retenir.
Et Sylvain Prudhomme, captant sans faiblir notre attention, confirme sa grande maîtrise de la narration. Il sait introduire des ruptures marquant des étapes dans son récit (5) et en entretenir le souffle, le rythme, en alternant de courtes et plus longues phrases, en usant de l'élan des reprises ou insérant des dialogues offrant la respiration de leurs retours à la ligne. Et ceci toujours avec une grande fluidité - entretenue notamment par la suppression des tirets du discours direct et par celle des points d'interrogation ou d'exclamation.
2) Dans lequel le personnage de Matt pouvait par certains côtés apparaître comme une sorte de double
3) Notamment dans un long chapitre (16) pour l'un, et dans deux (28/29) pour l'autre
4) L'auteur y abandonne la narration au plus-que-parfait de ses trois précédents romans qui introduisait un aspect duratif dans le passé écoulé et rendait imperceptibles les va-et-vient du présent au passé
5) Des étapes soulignées par une variation du temps ou un changement point de vue (les chapitres 10/15 décrivant à l'imparfait les périples répétitifs infinis de l'autostoppeur annoncent ainsi le chapitre suivant où ce dernier confesse qu'il commence à lâcher prise, basculant irrémédiablement vers des voyages auxquels il ne peut mettre un terme. De même les chapitres28/29 laissant Marie se confier amorcent-ils la perspective d'un nouvel équilibre, d'une nouvelle vie
Carnet de bord de Sylvain Prudhomme (@ Christophe Canut, 2018)
Au travers de cette «moisson d'autostoppés» racontant leur vie à l'autostoppeur - qui lui-même transmet leurs récits à Sacha - et de tous ces polaroids accumulés qui en conservent la trace, comme de cette France profonde des cartes postales, c'est tout le monde qui est parcouru. C'est une multitude de vies possibles qui viennent élargir nos existences et témoignent de la diversité des hommes et des lieux. Et Par les routes s'attache à mettre en lumière la singularité de nos vies : «vivre, c'est maintenir entier le petit nuage que nous formons, malgré le temps qui passe, malgré les bonnes et les mauvaises rencontres. Réussir à faire tenir ensemble toutes ces petites gouttes de vapeur qui font que ce nuage c'est nous et personne d'autre».
C'est un roman dont la mélancolie – cette conscience de notre finitude – nous touche d'autant plus que s'y frottent la joie et la tristesse. L'auteur y exalte en effet l'appétit de vivre en transcendant les oppositions binaires simplistes entre les vieux et les jeunes, entre ceux qui "travaillent" et ceux qui lisent ou écrivent, ceux qui partent et ceux qui restent, qui luttent ou qui acceptent.
Car, à l'image du lourd goéland et de la vive corneille picorant un même morceau, il y a plusieurs manières de vivre intensément : l'action et l'aventure, certes, mais aussi la contemplation, la densité qu'apporte la conscience à chacun de nos gestes et de nos regards, la qualité de notre attention aux autres... - choses qui nous ouvrent différemment à l'inconnu.
Et la lecture, dont l'auteur fait l'éloge tout au long de son récit, apporte encore un supplément de vie en permettant également d'arpenter le monde dans toute sa diversité : «trois cent livres à la fin de l'année et autant de mondes arpentés, autant de pays reconnus, de vies écoutées, de voix entendues».
Par les routes est aussi un fabuleux voyage à travers les mots déroulant un chapelet de noms de villes et de villages sans oublier ceux qui, «au bout de l'alphabet», nous propulsent à «l'extrémité du territoire» : des noms évocateurs qui nous font «voyager à l'étranger sans quitter la France» de Saint Benin à Venise, ou nous entraînent dans de savoureux «voyages gastronomiques», «anatomiques», «adjectifs» ou «amoureux»...
Et, finalement, l'autostoppeur, «cette terminaison d'eux-mêmes envoyée à l'aventure» tandis que Marie et Sacha restent à la maison, permet à ce dernier de remplir pleinement sa fonction d'écrivain en devenant «l'archiveur» de ses voyages, «son témoin, celui qui garde la trace». Un écrivain enfin réconcilié avec son double, et retrouvant ainsi un nouvel équilibre.
@ Cafés littéraires de Montélimar, 2017
Par les routes, Sylvain Prudhomme, L'arbalète, 22/08/19, 304 p.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Sylvain_Prudhomme
EXTRAIT :
On peut feuilleter les 4 premiers chapitres (p.9/30) : ICI