Compléments du non, de Aurore Lachaux
Compléments du non n'est pas, comme on pourrait le craindre, un énième roman d'inspiration autobiographique faisant le deuil du père. Car, au-delà de ce héros reposant désormais dans les champs Elyséens, ce deuil évoqué d'une manière légère et pudique ne faisant jamais du lecteur un voyeur s'étend à toute une conception révolue de l'entreprise et du travail et s'avère aussi celui de l'enfance.
Dans ce court premier roman étonnamment distancié et maîtrisé, Aurore Lachaux décline de plus le non en s'inscrivant dans une tradition anarchiste humaniste, résistant à l'air du temps en dynamitant tous les conformismes, à commencer par celui de l'écriture. Une écriture puisant dans cette liberté son pouvoir de dire la disparition, l'absence et le manque, mais aussi son pouvoir revitalisant.
Nous sommes dans les classes moyennes. Sorti des Arts et Métiers, le père débute sur la chaîne de montage d'avions militaires de Marcel Dassault, en tant qu'ingénieur. Une époque où la hiérarchie était transcendée par la fierté commune mise dans le travail bien fait, où l'on se confrontait au réel, à la matière, dans une entreprise qui était encore une communauté humaine.
Au début des années 1990, avec «la première fournée de diplômés d'écoles de commerce» rompus aux technique du management et dépourvus à ses yeux de légitimité, il voit la gestion supplanter la production et avec elle «l'éviction progressive de rapports à peu près sains dans le travail». Une évolution altérant ainsi une grande partie de cette vie dans laquelle le travail tient une place prépondérante.
Il entrera alors dans un monde en permanence instable où l'ancienne logique de «compagnon» est remplacée par un même soubassement : «défoncer l'autre, garder son poste, ne pas se faire tèj''».
Et tout le parcours naissant de la fille, Aurore, s'organisera sur son refus de participer à cette «drôle de marche du monde». Une héroïne narratrice qui a en fait deux morts à pleurer : celle du père et celle de l'enfance. Deux scènes viennent en effet établir entre elles un parallèle, la récupération des cartons de la maison d'enfance où «ce qui fut un temps une famille a vécu» faisant écho aux cartons récupérés dans le bureau de cette grande entreprise où le père passa les trente dernières années de sa vie réduit à un badge, sans aucune reconnaissance de la valeur de son travail.
Statue de La Boétie
«Ecrire le père comme un homme», parler avec ce père quand de son vivant ils ne pouvaient «parler [d'eux] frontalement», c'est ce que peut faire désormais cette fille car l'écriture autorise «la possibilité d'un "tu" de lettres à défaut d'un "tu" de chair». Un "tu" qui d'ailleurs ne s'adresse pas qu'à son père, mais aussi au père trahi que fut Marcel Dassault, au grand-père maternel ou paternel, et surtout à soi-même.
Refusant d'être «la gentille petite fille condamnée à veiller les morts et les enterrer», refusant de devenir mère, de procréer des enfants soumis à cette même condamnation, l'héroine préfère investir un «grand-père d'esprit» (une variante de père) et faire vivre ce grand-père imaginaire à «tête de ragondin» sur facebook où il se montre des plus actifs. Car «c'est pas mère en fait qui [l'aurait] intéressée mais père», seule la figure du père semblant pouvoir dominer la mort :
«Papa, quand t'as huit ans, c'est celui qui ranime les animaux crevés».
Et de son double deuil, Aurore (qui est la seule à avoir un prénom – et un prénom signifiant) peut ainsi renaître libre :
«Good bye jeune fille. Farewell toutes les mères. C'est finalement peut-être ça, la mort du père.»
Compléments du non est un roman chaotique et sans doute en partie autobiographique regroupant dans une sorte de bric à brac une multitude d'éclats de vie, de bribes de souvenirs, de petites scènes quotidiennes cocasses, absurdes ou burlesques, délivrées avec une apparente spontanéité et souvent avec rage et surtout humour. Aurore Lachaux leur apporte ainsi le recul lui permettant de s'en distancier et d'éviter le piège de l'hagiographie comme du pathos - auto-apitoiement compris. Et cette «trame trouée», mais travaillée avec finesse, est dotée d'une subtile charge symbolique ouvrant au lecteur un deuxième niveau de lecture.
Ce petit roman éclaté et dansant qui navigue du "je" au "tu" (changeant même un temps imperceptiblement de narrateur) nous entraîne de plus avec une grande vivacité dans sa dynamique. Car, outre que chaque petite séquence se rattache à la précédente en rebondissant sur un mot, une image ou une idée, le récit est "boosté" par une langue percutante, nerveuse et elliptique - capable aussi de se dilater, notamment dans quelques parenthèses. Une langue variée, familière mais aussi érudite, renvoyant parfois à des références littéraires et qui, ponctuée d'anglicismes, n'hésite pas à emprunter au langage "jeune".
Un livre qui rend «ce vilain mot de deuil» «sacrément rock'n'roll» ! Et une jeune auteure à suivre ...
Compléments du non, Aurore Lachaux, Mercure, 22 août 2019, 120 p.
Aurore Lachaux est enseignante. Compléments du non est son premier roman.
On peut feuilleter les premières pages du livre (p.11/19): ICI