Gérald Tenenbaum est mathématicien et romancier et son œuvre romanesque, marquée par le poids du passé, de la disparition, s'intéresse aux trajectoires des hommes comme aux traces laissées par leur passage, creusant de multiples manières les notions de destin et de hasard. Toujours fasciné par le mystère du vivant, par les variations et les chemins de traverse, et animé par un même besoin de sens, de cohérence, l'auteur cherche l'harmonie englobant dans un plan d'ensemble toutes ces dissonances au sein de la vaste symphonie d'un univers qui nous dépasse. Explorant sans cesse notre rapport au monde, il tente de réconcilier la froide logique du destin et la liberté offerte par ce hasard ouvrant le champ des possibles.
S'insérant dans le prolongement de son précédent roman Les Harmoniques, dont il semble constituer une sorte de volet plus sombre, Reflets des jours mauvesmet ainsi en scène le mouvement de nos vies et de nos rencontres dans son infinie complexité, et avec cette tonalité mémorielle mélancolique donnée par le manque et l'absence. C'est une histoire imprégnée de «la tristesse de tout ce qui n'est pas advenu» dont le héros, incapable de saisir l'occasion quand elle se présente, semble s'être avéré l'homme des mauvais choix.
Une réception privée est donnée dans un établissement au cœur du jardin du Luxembourg en l'honneur de Michel Lazare qui, après une brillante carrière consacrée au génome, à la «fatalité héréditaire», et à l'épigénétique prend sa retraite. Venu solliciter un entretien, Ethan Desnoyers, jeune journaliste «ayant pour projet d'étude les vieilles croyances, voire la Kabbale» et les «rapports étranges que toutes ces traditions entretiennent avec le hasard» y aborde le professeur.
D'emblée semblent se tisser entre eux certaines affinités et les deux hommes poursuivront leur conversation tard dans la nuit, dans la salle d'un bar proche du quartier Mouffetard où trône une table de billard. Dans ce refuge habituel, le généticien qui «porte en silence depuis si longtemps» un passé encore vibrant, stimulé par la présence de quatre clients inconnus venus se joindre à eux, se laisse emporter par le ressac de l'océan. Cédant «à la pulsion de se livrer et de se délivrer, pieds et poings, sans fard et sans orgueil», il plonge dans ses souvenirs au cours d'une longue confession lancée comme «une bouteille à la mer» qui les tient tous éveillés jusqu'au petit matin.
Il raconte ainsi comment ses recherches sur la transmission du patrimoine génétique ont été bouleversées par sa rencontre amoureuse avec la belle Rachel aux «prunelles améthyste», jeune photographe figeant l'instant comme pour «suspendre le temps» et ayant intégré son programme d'étude une trentaine d'années auparavant, dans l'espoir de «retrouver les siens à travers les gènes qu'ils lui ont laissés», de renouer avec ses fantômes. Comment, en voulant contrer la mort et «forcer les portes de l'avenir», il a laissé échapper l'amour et la vie en sacrifiant les joies du présent.
Raconté à la troisième personne, ce qui permet au narrateur de passer notamment parfois du point de vue de Lazare à celui d'Ethan, cette longue confession s'apparente plus à un récit. Un récit rétrospectif entrecoupé de plusieurs intermèdes lui redonnant de l'élan en ramenant le lecteur à la situation présente pour respirer.
Gérald Tenenbaum se montre toujours un fin observateur du langage des corps, comme de la nature au sein des villes - donnant à la description de cette dernière un tour expressionniste reflétant des états d'âme. Et on retrouve ses qualités d'écriture, son goût pour les formules et les aphorismes et, surtout, cette manière de tisser de multiples résonances en jouant sur les symboles (billard, oiseaux devins...) et filant de nombreuses métaphores (notamment maritime et musicale …). Il tente ainsi de donner à son texte «la texture du temps» avec tous ses reflets renvoyés par son miroir, et de nous faire entendre «l'imperceptible mélodie» des sphères. Car «l'écho du verbe et la résonance de la phrase tissent le sens au-delà des mots», permettant d'entendre «ce qui vibre».
Mêlant l'imaginaire et la rigueur de la science, Reflets des jours mauvesvient éclairer en contre-point les thématiques brassées par l'évolution récente de la génétique - en lien avec les fluctuations de l'environnement. Une évolution qui apporte un certain doute sur «les certitudes lues dans l'ADN», chaque ADN engendrant une mélodie spécifique avec «thème et variations», et ce faisant, il sonne le glas des nouveaux prophètes qu'étaient les généticiens.
Mais cette initiation scientifique passionnante du profane, menée certes de manière très pédagogique, rompt un peu l'équilibre entre roman et science, au détriment du souffle romanesque.
Reflets des jours mauves, Gérald Tenenbaum, éditions Héloïse d'Ormesson, octobre 2019, 208 p.