Trop beau, de Emmanuelle Heidsieck
Diplômée de sciences politiques et ayant reçu de plus une formation juridique, Emmanuelle Heidsieck fut d'abord journaliste. En tant qu'écrivaine, elle mit dès le départ son écriture au service de ces questions politiques, économiques et surtout sociales qui la passionnent, tentant d'inventer au travers de ses nouvelles et de ses romans des formes fictionnelles lui permettant d'analyser avec humour des problématiques relevant plutôt de l'essai.
Dans la continuité de ses précédents romans, et notamment d'A l'aide ou le rapport W – réédité dans la foulée par les toutes jeunes éditions du Faubourg - , elle s'intéresse ainsi à l'évolution en cours de notre société, à la crise de notre modèle social face à la montée de l'individualisme.
Car «nous sommes à un tournant, c'est une nouvelle vision de la société qui est en train de voir le jour, inspirée du droit anglo-saxon», relayée dans les années 2000 par les directives européennes puis transposée progressivement dans notre législation. Si l'idée d'une même loi pour tous conduisant naturellement à cette égalité affirmée dans notre devise nationale, comme celle de l'intérêt général, ont façonné notre pays, c'est en effet «l'égalité réelle» que désormais on y revendique - un concept prévalant depuis longtemps aux Etats-Unis qui, dans un contexte racial particulier, ont développé à partir des années 1960 toute une législation anti-discrimination concernant notamment l'embauche et le licenciement. Et cette notion de discrimination s'étend à des sphères de plus en plus nombreuses, gagnant au-delà de la race, du sexe, du handicap, des opinions politiques ou des croyances religieuses, les préférences sexuelles, le lieu de résidence, l'âge ou l'apparence physique...
Aux Etats-Unis, plusieurs jeunes femmes, victimes d'une sorte de harcèlement sexuel inversé (1)– dont l'emblématique Melissa Nelson -, ont ainsi attaqué leur employeur pour avoir été licenciées en raison de leur beauté et de leur sex-appeal. Comme quoi ce que l'on pourrait prendre pour un atout peut paradoxalement se révéler un handicap !
S'inspirant malicieusement de ces exemples américains, Emmanuelle Heidsieck, poussant le trait jusqu'à l'absurde, imagine un héros se croyant victime de sa trop grande beauté pour éclairer les dérives de la politique de lutte contre les discriminations. Car c'est à terme le délitement du lien social que présage pour elle de manière inquiétante cette multiplication des discriminés.
http://www.slate.fr/story/22461/trop-belle-pour-etre-banquiere
Ingénieur major de sa promo de l'EPFL (école polytechnique fédérale de Lausanne), Marco Bueli, BG (beau gosse) de trente-six ans qui vient de se faire licencier pour la troisième fois, est persuadé que, lassés par l'attention que «le boss» lui portait en raison de sa beauté, ses collègues jaloux se sont ligués contre lui pour le faire échouer. Sa «RH» qui, «subjuguée» de même par sa beauté, l'avait embauché sans vraiment porter attention à son CV lui a en effet parlé de discrimination.
Et, cette fois-ci, il est bien décidé à se battre pour obtenir réparation. Il a ainsi déposé plainte contre son employeur auprès du tribunal des prud'hommes pour discrimination fondée sur l'apparence physique. Et son jugement, le premier en France, fera jurisprudence.
En attendant le procès, son avocat, pour mettre toutes les chances de son côté, l'a contraint à s'inscrire dans un des groupes de parole proposés par la TCE (Toutes choses égales), une jeune association très en vogue. Il va ainsi suivre un cursus de quatre mois dans le groupe «beaux-trop beaux» à raison d'une séance hebdomadaire animée par le charismatique coach Mikle. Un soutien bienvenu car, alors que sa tante Inès dont il était le neveu préféré vient de l'abandonner, il se sent très seul...
Statue d'Apollon
La langue de l'auteure, émaillée de nombreux anglicismes, reflète habilement cette influence américaine altérant notre modèle social, un recours non moins abondant à l'entre-soi des sigles éclairant cette tendance de chacun à s'enfermer dans son monde sans s'ouvrir aux autres.
Quant à la construction en trois parties - le premier volet (Plainte en justice) et le dernier (Epilogue) enchâssant un long flash-back central (Making-of) retraçant le contenu des séances du groupe de parole -, elle maintient judicieusement le suspense de la fin du procès au jugement rendu, tout en permettant de varier les tonalités du récit.
Mariant le "je", le "nous" et le "vous" – mais aussi le "on" plus général -, la première partie s'avère ainsi un plaidoyer très théâtral et assez drôle dans lequel le héros, s'adressant aux juges, défend ses droits en se faisant le porte-parole de ceux de son espèce (les trop beaux) et en ressassant ses arguments dans une sorte de logorrhée un peu décousue.
Dans ce monologue polyphonique plein de vivacité (ne craignons pas les oxymores!), Marco, outre qu'il interpelle ses juges, anticipe leurs questions et réagit à leurs réponses supposées, s'appuie en effet sur de nombreuses voix, faisant même de cette tante Inès ayant un si grand ascendant sur lui une sorte de témoin venant renforcer son propos des histoires vraies qu'elle lui a racontées (2). Et il n'est pas avare de citations (en italique) abondant dans son sens qu'elles soient tirées de livres, de ces multiples contes populaires transmis au cours des siècles ou de films et de séries télévisées, tandis que des sortes de flashes (présentés entre parenthèses) font soudain remonter des conversations entendues ou des répliques de films restées tapies dans sa mémoire.
2) Toutes ces paroles d'Inès étant intégrées dans le flux du récit avec des guillemets mais sans tirets ni retour à la ligne
La seconde partie revient à la troisième personne et, pleine d'ironie, se présente comme une satire de ces groupes de parole nés aux Etats-Unis où chacun vient confier ses ressentis et ses émotions à des inconnus ayant vécu des épreuves similaires, et partager son expérience sur des thèmes choisis, cherchant une nouvelle énergie dans cet «effet miroir». Des groupes souvent infantilisant et tombant facilement sous l'emprise d'animateurs un peu gourous.
Et le court épilogue s'inscrit lui dans une tonalité juridique avant de nous entraîner dans une chute nous plongeant dans un vertige cauchemardesque.
Trop beau dénonce ainsi, avec le recul de l'humour, l'importance prise par l'apparence dans nos vies et les tendances victimaires d'individus modernes de plus en plus égocentrés et rivés à leurs intérêts particuliers. C'est un roman assez réussi dans son genre, même s'il s'avère parfois un peu démonstratif, qui séduira ceux qui aiment que la littérature aborde des sujets de société ayant trait au monde dans lequel nous vivons.
Trop beau, Emmanuelle Heidsieck, Editions du Faubourg, 16 janvier 2020, 116 p.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Emmanuelle_Heidsieck
1
Plainte en justice
p.18/19
(...) Les plus séduisants, quel doit être leur parcours ? Oui, bien sûr, il y a les comédiens et les mannequins. Mais les autres ? Quelle est leur destinée ? Qui s'en soucie ? Hein ? J'essaie de vous sensibiliser. Aujourd'hui, j'en ai la force. Pour la première fois, je le redis, je me sens autorisé. Je me sens invincible. Cela a assez duré. On ne peut pas continuer à faire comme si de rien n'était. On parle, vous avez l'aplomb de parler, de société évolué. S'il y a une constante depuis la nuit des temps, c'est bien cette fascination maladive, voire mortifère, pour les canons de la beauté. La vraie laideur est celle d'un monde dont le vide se dissimile derrière le culte des apparences. Joliment tourné, non ?
( La pauvre, elle a une de ces coiffures, Marisol)
Je disais que je me sentais remonté. Vous ne m'intimidez pas. Vous ne m'empêcherez pas de continuer. Autrefois, oui, c'est exact, jamais je n'aurais surmonté la gêne, le ridicule. Un beau gosse, un BG, qui a l'audace de s'exprimer. Toute ma vie, je me suis tu. C'est fini. Ah, mais non, je ne me suis pas réveillé un matin transformé, comme ça, sans raison. Pour arriver à m'adresser à vous aujourd'hui avec assurance, conviction, ce sont des mois de travail. Figurez-vous que, sur les conseils de mon avocat, j'ai participé à un groupe de parole. C'est tout nouveau, il existe depuis à peine un an. Un groupe qui se penche sur les discriminations subies par les gens comme nous et envisage la beauté comme un critère aussi valable qu'un autre. Elle détermine et façonne les vies, elle n'est pas choisie, elle n'est pas le résultat d'une volonté. Avant de me lancer dans l'aventure, j'étais au plus bas. Trois licenciements, vous imaginez ? Major de promotion de l'Ecole Polytechnique de Lausanne et trois licenciements. Le groupe de parole, je ne vais pas vous raconter, c'est très spécial, il faut le vivre. Le seul lieu où on n'est pas considéré comme des enfants gâtés. Ce n'est pas comme une thérapie avec un psy. On a développé des thèmes : la jalousie que l'on suscite, les effets dans le monde du travail, la violence du vieillissement. Après, avec ceux du groupe, on est liés, pour l'éternité. On dit des choses incroyables, il y a des sanglots, de l'émotion. Vous ne mesurez pas la richesse de l'expérience. (…)
p.32/33
(…)
Quand je suis distrait, il m'arrive de la voir, de l'imaginer, tante Inès, j'ai comme des visions, je la vois en tailleur Balmain ou Christian Lacroix, je la vois en Jean Armani, escarpins Céline ou Sergio Rossi, elle pouvait être désopilante, tirée à quatre épingles avec son langage de cocotte, exprès pour choquer, «Qu'est-ce qu'elle m'emmerde celle-là avec ses airs, il faut que tu me sortes de là chéri... Allo chéri, écoute, je ne peux pas passer te prendre maintenant, tu as vu, il pleut comme vache qui pisse... Tu as remarqué sa touche, c'est à se taper le derrière de rire par terre, etc.», un peu comme la mère de Guillaume et les garçons... sortant des toilettes : Eh ben mes enfants, c'étaient les chutes du Niagara ! Les idées se bousculent. Je dois me détendre, reprendre ma respiration. Il y a tant et tant de petites remarques, de phrases prononcées, on s'y perd. Certaines me font sourire. Ce sont des blagues. Comment les éliminer, faire table rase ? Elles sont tapies dans ma mémoire. (...)