"Croire aux fauves", de Nastassja Martin
Nastassja Martin, fascinée par la vie sauvage et ressentant fort l'appel de la forêt et des grandes étendues, s'est vite orientée vers l'anthropologie, seule discipline à lui ouvrir «la possibilité d'un avenir». Elle a travaillé des années dans «un grand Nord bouleversé par des mutations profondes», d'abord en Alaska puis au Kamtchatka (1), étudiant ces peuples autochtones de l'Arctique et de l'Extrême-Orient russe, recueillant leurs coutumes et leurs légendes et travaillant notamment sur l'animisme et les chamans, sur les relations entre les êtres humains et les non humains. Et elle a beaucoup écrit «autour des confins, de la marge, de la liminarité (2), de la zone frontière, de l'entre-deux-mondes».
1)https://fr.wikipedia.org/wiki/Kamtchatka
2)https://fr.wikipedia.org/wiki/Liminarit%C3%A9
Partageant la vie d'une famille évène (3) loin des villages et de leur confort relatif, elle fut, lors d'une expédition à la fin de l'été 2015, grièvement blessée par un ours tandis qu'elle redescendait seule les pentes du volcan Klioutchevskoï. La mâchoire en partie arrachée, elle réussit néanmoins à mettre l'ours en fuite en lui plantant son piolet dans le corps. Et, défigurée, elle finit par guérir après le calvaire de multiples opérations et infections. Un accident qui bouleversa sa vie, lui faisant perdre sa place et rechercher «un entre-deux. Un lieu où se reconstituer». Un accident qu'elle voit plus comme une rencontre :
«Un ours et une femme se rencontrent et les frontières entre les mondes implosent puisque nous revenons de l'impossible qui a eu lieu».
Une rencontre du «domaine de l'indicible», échappant à l'explication, qui «[la] déborde» comme les rêves. Une rencontre pour elle non fortuite car «rien n'arrive par hasard et les trajectoires de vie se croisent toujours pour des raisons précises», car il n'y a pas de coïncidences, seulement des «résonances».
Croiser le regard de l'ours l'a ainsi mise face au miroir, l'a plongée dans «l'altérité de celui qui fait face» et lui a permis d'aller «au devant de son rêve», de se transformer et de se reconstruire. De «cicatriser», c'est à dire d'accepter que «tout ce qui a été déposé en [elle] en fait désormais partie».
3) https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89v%C3%A8nes
Croire aux fauves est d'abord le récit d'une expérience vécue enrichi de notations anthropologiques et de commentaires parfois érudits sur ce peuple évène reparti en forêt après l'effondrement de L'Union soviétique et ses croyances, Nastassja Martin brossant des portraits bienveillants et attachants de ses amis, notamment d'Andreï avec lequel elle «parle des esprits des animaux» et surtout de Daria «qui sait voir entre les mondes». S'y ajoutent de nombreuses observations caustiques pleines d'humour sur les systèmes hospitaliers russes puis français dans lesquels elle dut passer et dont les logiques s'avèrent ubuesques et quasi surréalistes, sa mâchoire étant même devenue «le théâtre d'une guerre hospitalière fanco-russe»!
C'est, beaucoup plus largement, un récit introspectif, une sorte de quête existentielle capable de guérir cette mélancolie issue d'une certaine inadéquation à ce monde où nous vivons et dans lequel l'auteure échouait à se comprendre. Un récit initiatique et une méditation philosophique analysant ce passage de «la défiguration» à la «refiguration» qui la fera moins devenir autre que se trouver soi-même dans une sorte de «mouvement de la dualité et de la métamorphose», d'«hybridation», désintégrant les limites pour croiser ce monde extérieur et son monde intime en descendant dans «les profondeurs du temps onirique».
Et l'auteure, réunissant à travers elle la réalité, le rêve et le mythe, nous offre ainsi une autre vision du monde qui, à une époque où ce dernier semble se désagréger et où l'on assiste à un "effondrement de l'éco-système global" (4), prend également une tonalité politique. Elle nous invite à penser ce monde "hors cadre" en maintenant notamment "le dialogue avec les êtres non-humains", car nous partageons quelque chose avec "les autres membres du vivant".
4)https://www.franceculture.fr/emissions/par-les-temps-qui-courent/nastassja-martin
Nastassja Martin adopte une construction épousant un mouvement cyclique en quatre parties saisonnières inégales qui, s'ouvrant longuement à l'automne au Kamtchatka y retournera brièvement en été pour achever sa métamorphose. Et, dès la première page, ce récit personnel rédigé à la première personne dans un vivant présent indique non seulement la tonalité et la temporalité dans laquelle il s'inscrit mais aussi sa démarche narrative et son tempo.
Le livre s'inscrit ainsi, comme l'annonce déjà sa décicace et son épigraphe, dans le temps du mythe et de l'indistinction, de la métamorphose :
«Comme au temps du mythe, c'est l'indistinction qui règne, je suis cette forme incertaine aux traits disparus sous la brèche ouverte du visage, recouverte d'humeurs et de sang : c'est une naissance, puisque ce n'est manifestement pas une mort.»
Nous pénétrons les profondeurs «du temps d'avant le temps (…), de la matrice, de la genèse», et le récit, partant de ce corps «aux brèches ouvertes par la bête de l'autre monde», va sonder cette dualité qui ronge l'auteure et se matérialisait déjà dans ses deux carnets d'écriture, l'un diurne et l'autre nocturne – le «carnet noir»- représentant respectivement «l'intime et le dehors». Et elle se voit devenir «un trait d'union improbable» entre deux mondes.
Très habilement, la narration opère une sorte de va-et-vient entre les mondes : entre la France, l'occident moderne, et les peuples sibériens, entre le rêve et la réalité, le présent et le passé, entre l'ours et l'homme. Et l'esprit de l'auteure «part vers l'ours, revient ici, tourne, construit des liens, analyse et décortique, fait des plans de survivant sur la comète».
Quant au tempo, même si «rien n'a jamais été plus réel ni plus actuel», il est bien «celui, éclatant, fulgurant, autonome et ingouvernable du rêve».
Croire aux fauves s'avère ainsi un récit passionnant et envoûtant qui suscite notre réflexion, un récit parfois érudit aux qualités littéraires incontestables qui nous entraîne sans efforts sur un terrain que nous n'aurions jamais foulé et nous fait regarder le monde autrement.
Croire aux fauves, Nastassja Martin, Verticales, octobre 2019, 152 p.
Née en 1986, Nastassja Martin est anthropologue diplômée de l’EHESS et spécialiste des populations arctiques. Elle est l’auteure d’un essai, tiré de sa thèse de doctorat dirigée par Philippe Descola : Les Âmes sauvages. Face à l'Occident, la résistance d’un peuple d’Alaska (La Découverte, 2016 ; prix d’Histoire de l’Académie française 2017) ainsi que d’un documentaire en cours, co-réalisé avec Mike Magidson, Tvaïan (Point du jour/Arte). Croire aux fauves est son premier récit. (éditions Verticales)
On peut feuilleter les premières pages (p 13/18) : ICI