"Saisons en friche" de Sonia Ristic

Publié le par Emmanuelle Caminade

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dédié à ses anciens compagnons de route, à ce collectif d'artistes du théâtre de Verre ayant "squatté" dans les années 2000 un entrepôt parisien désaffecté de la Sernam, Saisons en friche est nourri des souvenirs de Sonia Ristic qui participa à cette riche aventure militante et humaine. Une expérience unique qui fut pour elle fondatrice.

Mais il s'agit bien d'une fiction et non d'un récit car elle y réinvente tant la chronologie et les événements que les relations de ses personnages qu'elle pare de qualités et de défauts imaginaires.

 

 

L'auteure, revenant sur cette expérience avec le recul du temps, réussit pleinement à faire revivre cette «aventure commune à grande échelle», en éclairant ces multiples facettes qui lui donnent tout son sens et en montrant la joyeuse vitalité de cette jeunesse qui s'y est investie :

«Parfois ça s'emporte en débattant des différences cruciales entre l'anarchie libertaire et le communisme autogestionnaire. Il y a des drames et des pleurnicherie. L'utopie n'est pas tout à fait au point non plus, mais malgré tout, c'est la joie qui domine.»

Elle parvient, dans un style juste, alerte et familier, plein d'empathie pour ses personnages et non dénué de malice, à restituer l'atmosphère de cette «drôle de vie du collectif», du «bazar, de l'improvisation et de la débrouille, de la vie dans les marges du monde à la va comme je te pousse». Elle illustre ainsi la prodigieuse richesse émanant de la diversité de ses acteurs dont «la plupart sont des artistes, plasticiens, musiciens, danseurs, circassiens, théâtreux, marionnettiste ...» mais aussi des militants de toutes les causes et des «cabossés de la vie», ce «matériau hétéroclite» faisant office de «ciment tenant l'ensemble». Elle met aussi en lumière cette précarité assumée vibrante de liberté :

«Ils étaient tous de passage, dans un entre-deux, deux pays, deux boulots, deux histoires d'amour, deux voyages, et c'est dans cette marge, dans ce no man's land qu'ils paraissaient pour la plupart du moins, s'épanouir.»

Et, surtout, elle exalte cette fraternité et cette solidarité, cette croyance en des idéaux communs qui donnèrent à ce lieu «quelque chose de l'ordre d'une famille choisie, exponentielle et démente, mais fondamentalement bienveillante et festive».

 

 

Le roman, narré dans un vivant présent et habilement découpé (à l'instar d'une année) en cinquante et un courts chapitres (auxquels s'ajoute une note de l'autrice) lui impulsant un rythme rapide tout en naviguant d'un individu, d'un couple d'amis ou d'amoureux à l'autre, nous mène de l'automne à cet été où l'on sent bien qu'on est arrivé «au bout d'un cycle».

La première partie, Couleurs d'automne, nous plonge dans l'ivresse de cette jeunesse fougueuse, nous donnant une image de cet élan grisant qui fait vivre et que l'on peut appeler le bonheur. La seconde, Hiver opaque, éclaire tous ces «à coups» de l'amitié et de l'amour qui permettent d'échapper par instant à la solitude, la troisième, Printemps arabes,  valorise le projet commun et l'espoir qui permettent à la peur - notamment de l'avenir - de ne pas gouverner votre vie. Tandis que la dernière, Etés indiens, voit germer les graines de la discorde, tout commençant à basculer et annonçant le schisme inévitable.

 

Sonia Ristic sait donner chair à ses nombreux personnages qu'elle brosse avec bienveillance dans toute leur complexité, nous rendant les principaux profondément émouvants et attachants - et notamment ceux de Lana, l'apprentie écrivaine, de Nieves, l'exilée argentine, d'Alexandre et de son ami Malo, le Yougo et le Zaïrois venant tous deux d'un pays qui n'existe plus et étant réunis par une même expérience de l'horreur. Des personnages qui semblent porter un peu la voix de l'auteure, écrivaine serbo-croate exilée en France.

Et si sont évoquées pudiquement en creux les souffrances endurées sous la dictature argentine comme à Sarajevo ou au Congo, ces exilés (principalement Nieves) portent aussi un regard extérieur critique amusé plus qu'indigné sur leur pays d'accueil, sur ces Parisiens «du genre à klaxonner comme des tarés dès que la circulation ralentit sans se rendre compte qu'une mémé vient de se faire renverser» ou sur cette capacité hallucinante des Français «à débattre de tout pour éviter à tout prix de faire quoi que ce soit», nous incitant à réfléchir sur certains de nos comportements.

 

Saisons en friche s'avère ainsi un roman au rythme enlevé dont la tonalité joyeuse et toujours positive l'emporte sur la nostalgie. un livre profondément réconfortant qui se lit avec grand plaisir.

 

 

 

 

 

 

 

Saisons en friche, Sonia Ristic, éditions Intervalles, 17 janvier 2020, 288 p.

 

 A propos de l'auteure :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Sonia_Risti%C4%87

 

EXTRAITS :

 

p. 9/10

Malo se tient à distance raisonnable de la poussière que Lana soulève et la regarde faire.

«T'es belle, Catherine Deneuve. Ma parole, même en train de pelleter la fiente de pigeon, t'es belle», dit-il, et Lana explose de rire.
Malo a un talent inné pour trouver des surnoms aux gens. A ceux qu'il rencontre, il ne demande jamais comment ils s'appellent, il ne fait même pas l'effort de retenir les prénoms lorsqu'on les lui dit ; du premier coup d'oeil, il rebaptise la personne à sa sauce. Ainsi, quand il mentionne BB, on sait qu'il s'agit de Clémence, la danseuse sexy avec une queue de cheval. Tout le monde s'est mis à appeler Thomas Harry Potter, et même si personne n'y avait pensé avant, depuis que Malo l'a dit, la ressemblance saute aux yeux. Pour Lana, ça a immédiatement été Catherine Deneuve, sans doute à cause de son air élégant et un peu froid, quelle que soit sa tenue et son occupation de l'instant ; «son côté grande bourgeoise», comme dit Nieves.
«Tu pourrais me filer un coup de main, au lieu de dire des conneries de loin», lui lance-t-elle en reposant sa pelle.

Malo avance de quelques pas dans sa direction, tourne sur lui-même, puis revient à sa place initiale, comme s'il défilait pour la laisser admirer son pantalon à pinces, ses chaussures outrageusement cirées et son caban griffé, avec une expression qui signifie clairement que sa tenue lui interdit tout travail manuel salissant.

«T'es une vraie caricature de sapeur, Malokele.»

Lana réajuste son masque et e remet à pelleter.
«Demain, Deneuve, on sera là demain avec les gars, et on sera habillé pour», dit-il en partant.

(…)

2

p.13/14

 

Lorsque Nieves comprend enfin où Thomas l'entraîne, elle est d'abord frappée de stupeur, avant de partir dans un des plus grands fous rires de sa vie.
La veille, ils s'étaient retrouvés à un concert, par hasard. Ils avaient passé la majeure partie de la soirée ensemble, elle lui avait appris à danser la cumbia, ils avaient décemment bu, raisonnablement parlé et pas mal rigolé. Elle avait l'impression qu'elle lui plaisait, sans toutefois pouvoir affirmer avec certitude que Thomas la draguait.
Avec les Français, Nieves n'arrive jamais à savoir vraiment. Ca fait plus de trois ans qu'elle vit à Paris et, même si elle fréquente surtout des gens qui, comme elle, viennent d'ailleurs, elle en rencontre quand même pas mal, de Français. Globalement, elle trouve leur rapport à la séduction et à la sexualité compliqué, obscur. Après trois ans, elle ne parvient toujours pas à saisir les codes. En Argentine, et plus largement en Amérique latine, c'est souvent évident ; c'est surtout beaucoup plus simple ; les gens se croisent, se parlent, se plaisent, et rapidement ils se le font savoir, se le font comprendre, avec plus ou moins de mots, avec plus ou moins de gestes ; les jeux de séduction sont limpides : lorsqu'il y a de l'intérêt de part et d'autre, généralement l'affaire est conclue dans la foulée
; mais, dès ses premiers mois parisiens, Nieves a compris qu'il fallait qu'elle arrêter d'agir en y allant franco, comme elle en avait l'habitude ; les femmes entreprenantes, ça ne marchait pas tant que ça, dans le coin ; des petits hommes fragiles, ces Gaulois ; il ne fallait pas les brusquer par trop d'initiatives, il fallait les laisser prendre la main et mener la danse ; même s'ils étaient à contretemps ; parfois, ce cinéma durait des plombes ; ça pouvait prendre des semaines, des mois de «je veux, je ne veux pas, je ne sais pas, je me tâte, on avance d'un pas et on recule de deux» ; à plus d'une occasion, lorsque le type finissait par se décider, Nieves avait déjà perdu tout intérêt et elle était passée à autre chose .

(...)

Publié dans Fiction

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