Adelphe, de Isabelle Flaten
Roman sur l'émancipation féminine, Adelphe s'ouvre en 1920 au sortir de cette grande guerre qui ébranla le monde et fit prendre conscience aux femmes de l'importance de leur rôle au-delà de la sphère familiale à laquelle on les assignait. A une époque de reconstruction où ces dernières ont commencé sérieusement à revendiquer leur égalité et leur autonomie, à revendiquer une place nouvelle dans la société.
Il se déroule sur une trentaine d'années et deux générations, d'un après-guerre à l'autre, l'Histoire n'étant qu'un arrière-plan pour Isabelle Flaten qui privilégie une approche micro-sociétale et psychologique. Elle s'intéresse ainsi surtout à la manière dont les choses changent dans une petite bourgade rurale, y animant des personnages complexes attachants, dotés d'une réelle épaisseur, dont elle dissèque les pensées, les sentiments et les émotions avec sensibilité, finesse et bienveillance.
Le titre reprend le nom du héros principal : celui d'un homme et non d'une femme. L'auteure se focalise essentiellement en effet sur le regard porté par les hommes sur ces femmes dont ils ne comprennent pas encore totalement les désirs et les revendications quelles que soient leur bonne volonté et leur largeur d'esprit, tant il est difficile pour eux de s'extraire des habitudes et des stéréotypes. Des hommes qui voient leur monde privilégié soudain bousculé par l'évolution de femmes restant encore pour eux un monde obscur, et qui parfois interprètent mal leur attitude.
Et la narration à la troisième personne, bien que surplombante, passe ainsi souvent judicieusement par le point de vue d'Adelphe dans les deux premières parties puis de son fils Jacques dans la dernière, ce qui nous permet de mieux mesurer la part de mystère que recèlent encore les femmes à leurs yeux.
Plaçant son roman d'emblée sous le signe du doute et de l'incertitude, Isabelle Flaten adopte de plus un dispositif narratif original qui lui permet d'ajouter à cette thématique de l'émancipation et du mystère féminin celle du pouvoir de la lecture sur le cours de nos vies et de ses infinies possibilités d'interprétation, les deux s'articulant habilement. Et sa belle écriture dont l'élégance grammaticale et la richesse et la précision lexicales nous charme nous emporte dans la fluidité de son rythme. Une écriture d'une facture très classique à laquelle nous ne sommes plus habitués, qui semble même parfois un peu désuète mais qui souligne d'autant mieux la modernité de son propos, l'actualité de cette histoire datant d'un siècle.
Adelphe Delalande, la quarantaine, est pasteur dans une petite bourgade comme le fut avant lui son père. Débonnaire et d'esprit plutôt ouvert et rassembleur, souvent en proie au doute, il ne cherche qu'à exercer au mieux son métier. Célibataire ayant peu d'expérience féminine, il vit entouré de femmes - que ce soit Blanche sa jeune gouvernante attentionnée ou ces nombreuses paroissiennes qu'il rencontre à l'ouvroir ou au cercle biblique – sans en posséder pour autant la clé.
Un jour la séduisante Gabrielle lui donne à lire Nêne (1), le roman d'Ernest Pérochon (2) venant de recevoir le prix Goncourt, sans doute pour le faire réfléchir à la condition des femmes. C'est en effet l'histoire édifiante d'une servante qui se sacrifie pour son maître, un veuf avec de jeunes enfants qu'elle aime en silence. Jusqu'à ce qu'elle soit chassée avec ingratitude à l'occasion de son remariage et soit ainsi poussée au suicide.
Et ce livre se révélera «matière dangereuse», explosive, bouleversant la petite vie tranquille d'Adelphe mais aussi celle de Blanche à laquelle il en fera lecture avant que, lui ayant demandé de lui apprendre à lire, elle puisse le lire elle-même : «c'est à cause de ce roman que tout est né, puis a dégénéré avec Blanche. Et que tout a commencé avec Gabrielle. Sur un malentendu.»
Souligné et annoté par Adelphe «essayant de résoudre l'énigme de Gabrielle» en y cherchant un texte souterrain, mais aussi ensuite par «la main rageuse» de Blanche qui se confondra avec son héroïne, le livre passera de mains en mains et d'une génération à l'autre comme une sorte de bible : «Nêne était la bible familiale, l’exemple à ne pas suivre, dedans était inscrit tout ce qu’il convenait de ne pas faire lorsqu’on était une femme.»
Une bible soumise à l'interprétation de chacun...
Journal d’une femme de chambre, film de Benoît Jacquot
Adelphe s'avère «une histoire écrite de père en fils au fil d'amours imprévisibles», un certain parallèle, une certaine continuité s'établissant dans les relations du père puis du fils avec les femmes. Et les trois parties du livre en reflètent bien le déroulement, la première, Pasteur, s'attachant à la vie paisible d'Adelphe soudain perturbée par la lecture de Nêne, la seconde, Femmes, à ces femmes qui vont envahir sa vie, avant que la troisième, Fils, ne suive son fils dans ses propres démêlées avec les siennes.
Dans cette histoire semble naître par ailleurs, en lien avec l'évolution de la condition féminine et de la mise en place d'un nouveau regard des hommes sur leurs partenaires, une autre conception de l'amour, proche de celle de l'amitié masculine – qu'Adelphe réservait notamment à son ami Marcel, le curé catholique - : celle d'une «complicité» au-delà des différences et des divergences qui ne peut se nouer qu'entre des individus égaux.
Mais une autre lecture s'ajoute à ce roman qui, à l'instar de Nêne, aurait pu s'appeler Blanche. Car il ne traite pas seulement d'une réelle émancipation féminine mais d'une impossible émancipation sociale, ses protagonistes n'ayant qu'à moitié réussi à changer la fin du roman d'Ernest Pérochon. Et s'il est un enseignement à tirer en creux de la «double soumission» de Nêne, à laquelle s'identifia Blanche, c'est qu'il est plus facile d'en finir avec la soumission au mâle qu'avec la soumission au maître, que les rapports entre les sexes évoluent peut-être plus vite que ceux entre les classes.
Adelphe, Isabelle Flaten, Le Nouvel Attila, novembre 2019, 213 p.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Isabelle_Flaten
On peut feuilleter les premières pages du livre (p.9/28) : ICI