Les Cormorans, de Edouard Jousselin
Si notre monde est cruel, c'est largement la faute des humains car il prospère tant sur la soif de profits et l'absence de scrupules des puissants que sur la résignation des masses dominées dont les soubresauts sont vite matés ou récupérés. Un monde violent d'égoïsme et d'ambition, de manipulation et de trahison dans lequel les vies ont peu de prix, et où les hommes intègres, vite corrompus, perdent leurs idéaux de jeunesse sans jamais pouvoir égaler leurs maîtres démoniaques, conserver son innocence ou se repentir vous condamnant inéluctablement. C'est sans doute ce qu'entend dénoncer Edouard Jousselin sur le mode ludique dans ce premier roman d'aventures en forme de fable trépidante et délibérément immorale.
Nous transportant dans un archipel fictif au large des côtes chiliennes à la fin du XIXème siècle, Les Cormorans laisse une grande place à l'imagination. Mais l'auteur s'inspire néanmoins de l'histoire, celle de l'âge d'or et de la décadence du guano (1) (fertilisant organique qui sera remplacé par les phosphates), associant à cette symbolique fiente d'oiseaux de mer - et notamment de cormorans -, source de richesse comme de déchéance, une omniprésente et non moins symbolique brume, déjà exploitée en littérature depuis Homère (2) jusqu'à Stephen King (3) en passant par les Romantiques.
1) https://www.lesechos.fr/2013/07/chincha-et-l-or-blanc-du-perou-1098582
2) Voir l'épigraphe tiré du Chant II de l'Odyssée (cf l'extrait en fin d'article)
3) Cf sa nouvelle The mist / Brume : https://www.amazon.fr/Mist-Brume-Stephen-King/dp/222618600X
Après l'accession à l'indépendance, les deux villes du continent, Libertad et la capitale Agousto, ont tiré leur prospérité de l'octroi par la Couronne britannique d'une concession d'exportation du guano extrait dans la petite île située à une vingtaine de kilomètres au large de leurs côtes. Tandis que les trois familles enrichies dans l'extraction du pestilentiel et précieux engrais se sont partagé l'île, régnant sur la foule des miséreux recrutés pour travailler dans leurs carrières.
Mais, «revers de la médaille» ou prémices de l'Apocalypse, un épaisse brume rendant la navigation impossible s'est progressivement installée, isolant, enfermant les habitants dont la fiente et le brouillard colonisèrent les esprits, et transformant cette île autrefois ensoleillée et survolée de cormorans en «île de la désolation».
Tout le système repose désormais sur le capitaine Moustache, célèbre guérillero reconverti devenu le seul marin capable de relier l'île au continent malgré la brume. Pactisant avec un «envoyé du diable», un certain Riffi Stuart chef de la société minière - encore largement contrôlée par l'administration coloniale qui rêve de se retrouver au cœur du circuit du guano -, il participe à son plan pour déstabiliser la province et s'approprier l'or blanc. Mais de tous côtés on complote et rien ne se déroule comme il l'avait prévu.
Plus ou moins directement impactés par ces manipulations et trahisons, deux carriers îliens amis d'enfance, le malin et ambitieux Vald rêvant d'une vie meilleure, et prêt pour cela à certaines compromissions, et le naïf et confiant Joseph, plus résigné, vont être contraints à fuir l'île et à affronter la mer et le brouillard...
Extraction du guano
D'emblée, c'est le rythme qui semble primer et l'action principale s'amorce sur cette fuite mouvementée des deux amis dérivant à l'aveuglette sur un vraquier qu'ils ne connaissent pas dont Vald a pris les commandes tandis que Joseph vomit ses entrailles. Elle durera une quinzaine de jours et, après une ellipse de dix ans dispensant d'explications pour déboucher sur un étonnant épilogue, on se demande si finalement notre héros n'a pas rêvé toute cette histoire.
Divisée en seize chapitres nous permettant de remonter le temps par a-coups successifs, la narration très fragmentée intercale les diverses pièces de son «puzzle macabre», le choix de la troisième personne permettant de suivre les points de vue des différents personnages. Des personnages hauts en couleurs rapidement brossés, sans recherche de profondeur psychologique, même si les sentiments du héros envers son ami s'avèrent complexes, Vald étant sans cesse traversé de ces "pensées doubles" (4) chères à Dostoïevski - pour qui l'âme humaine est déchirée par des pensées contradictoires et des sentiments contrastés.
Et il y a une dimension ludique très palpable dans cette galerie de personnages, l'auteur lançant de nombreux clins d'oeil à la guerre de Troie (notamment avec Lord Ménelas Manfield et lady Hélène), s'amusant à déguiser son Che Guevara en capitaine Moustache (personnage très présent dans la littérature jeunesse ou les séries web) en l'affublant d'une «barre de suie pour lutter contre les odeurs » et d'une veste voyante, et poussant la caricature avec les deux maires de Libertad et d'Agousta - anciens meneurs de la rébellion devenus des notables, tandis que Vald semble avoir emprunté son patronyme à un jeune rapeur à la mode (5).
Banalisée comme dans certains films d'action ou jeux vidéo, la violence irriguant ce récit est de plus traitée sur le même mode grotesque et désinvolte, ne suscitant de ce fait aucune émotion.
4) Cf son roman L'idiot
5) https://fr.wikipedia.org/wiki/Vald
Une imagination débordante, une construction éclatée maîtrisée, du rythme et de l'humour (plutôt noir), ce ne fut malheureusement pas suffisant pour m'entraîner dans cette histoire car je ne fus jamais portée par l'écriture. Trop appuyée, trop explicite à mon goût et ne sonnant pas juste à mes oreilles, cette écriture, à défaut de profondeur, ne donne pas non plus à mon sens puissance au récit.
Peu adepte de la suggestion, l'auteur a tendance à expliquer laborieusement les symboles et il ressasse tout au long du livre les termes "brouillard/ brume/ nuage/ voile" – les mentionnant quasiment à chaque page et parfois plusieurs fois ! Outre que ce procédé ne se révèle pas pour autant évocateur, il m'a conduite à saturation.
Et c'est surtout le parti-pris d'une langue familière très actuelle contrastant parfois avec quelques rares termes recherchés et tranchant singulièrement dans un récit au passé simple censé se passer au XIXème siècle, auquel je n'ai pas adhéré. Un décalage qui a sans doute amusé l'auteur mais qui pour moi ne se justifie pas et n'a pas fonctionné : j'ai eu vraiment du mal à croire aux dialogues (6) dans les situations décrites et le lexique du narrateur, se rapprochant étonnamment de celui de son héros (7), s'avère si ordinaire, si relâché (8), si convenu dans son genre, que la lecture de ce livre m'est devenue parfois pénible.
Les éditions Rivages mettant généreusement à disposition un large extrait des Cormorans (cf ci-dessous), je vous invite donc à lire ces premières pages pour vous faire votre propre opinion - qui n'épousera pas forcément la mienne.
6) Par exemple : «ce matériel, je te raconte pas, ça vaut pas un clou/ je suis morte de trouille/ ça fait chier/ ces enfoirés de piafs... »
7) Et ce rapprochement entre la langue du héros Vald et celle du narrateur me semble renforcer l'intuition qui m'est venue en lisant l'épilogue : que toute cette histoire ne serait que le songe d'un héros rêveur
8) Par exemple : «il avait remarqué que la boussole déconnait/ des espèces marines imbouffables/ Il faillit gerber/ Riffi Stuart, qu'il s'appelait/ Arrivé à l'aube, avant même les flics... »
Les cormorans, Edouard Jousselin, Rivages, 27 mai 2020, 304 p.
Edouard Jousselin est né en 1989. Les Cormorans est son premier roman.
On peut lire les premières pages (p.7/32): ICI