Elle a menti pour les ailes, de Francesca Serra

Publié le par Emmanuelle Caminade

 

 

Au travers d'une jeune héroïne pratiquant la danse née à l'aube du troisième millénaire et de toute cette génération «internet native» connectée en permanence aux autres via son smartphone, Francesca Serra embrasse avec complexité et profondeur les changements induits par la révolution numérique en portant un regard acéré mais plein d'empathie sur ses personnages. Des changements qui, bien au-delà d'une simple évolution technologique, ont ébranlé les fondements de nos sociétés, modifiant le rapport au temps et à l'espace, à la mémoire et à la transmission comme à la morale, et faisant entrer l'humanité dans une ère obéissant à d'autres lois. Des métamorphoses engendrant une autre vision du monde.

 

Ils se sont éduqués eux-mêmes dans ce lieu séparé, qui n'a rien de virtuel, ils se sont entraînés à se reconnaître les uns les autres, ils ont formé une communauté, partagent une même culture, un même humour, un même langage, ils ont développé leur propre système. Ils ne répondent plus aux impératifs sociaux de leurs aînés. Ils ont instauré en silence, dans le secret de leur chambre ou dans la paume de leur main, une nouvelle ère que l'on persiste à qualifier de "technologique", mais c'est faux, ils s'en branlent de la technologie, ils ne savent même pas comment marche leur téléphone : c'est une nouvelle ère morale.
(p. 436)

 

 

Chaise Ange - Tom's Drag

Dans Elle a menti pour les ailes, l'auteure brosse une riche fresque sociale générationnelle, décrivant de manière très précise et concrète la réalité que vivent ces adolescents, tout en menant un récit individuel explorant la sensibilité et l'imaginaire de son émouvante héroïne. Nous suivons ainsi l'évolution de la représentation du monde, des êtres et des choses, comme de la conscience de soi de cette jeune fille qui, pour pouvoir enfin exister, devra s'arracher à la force d'attraction du groupe, s'extraire du «souffle collectif de l'hypocrisie» et perdre les illusions dans lesquelles elle se projetait :

«Qu'est-ce qui a quatre pieds, un dossier et des ailes? … Une chaise (j'ai menti pour les ailes)» (…) «elle vient de comprendre soudainement, presque tristement, que la chaise n'a pas d'ailes».

Il lui faudra percevoir d'autres langages, entendre «le chant de la nature» et établir d'autres liens pour pouvoir affirmer différemment sa présence au monde. Comprendre que les vibrations du monde ne se réduisent pas à celles de son i-phone et trouver autrement que par la danse, cette technique répétitive et ennuyeuse à ses yeux, une «colonne vertébrale [qui] relie le ciel à la terre». L'équilibre qui permet de se tenir face au vide vertigineux de l'univers.

Un parcours initiatique qui passera par un retour à l'origine, en s'imprégnant du merveilleux des contes et des grands mythes cosmogoniques.

 

 

Nous sommes à l'automne 2015 à Ilarène, une petite ville balnéaire imaginaire du sud-est de la France où il ne se passe pas grand chose en dehors de la saison touristique si ce n'est la perspective du casting-concours d'une agence de mannequins en faisant rêver les filles.

Garance, jolie jeune fille de 15 ans un peu perdue, ne sait pas vraiment qui elle est. Quand elle contemple son reflet dans la glace, elle observe séparément le nez, la bouche, les yeux - qu'elle tient de sa mère - , la petite cicatrice … «mais la vraie Garance est invisible dans le miroir». Google lui a donné le monde en images, comme à tous les premiers-nés de l'ère Internet, et elle a du mal, non seulement à s'affranchir d'une image idéale de soi mais à distinguer la réalité extérieure de son reflet égocentré : «Un avion passe dans le bain, le Vélux se reflète dans l'eau. Garance ne veut pas brouiller l'image avec des remous tandis que l'avion survole son pubis».

 

Enfant sans père, elle est élevée par sa mère Ana qui anime une école de danse et la maintient sous sa coupe en tentant de lui transmettre ses valeurs au travers de son art. (Elle lui est même redevable de son amitié avec Souad dont elle est inséparable depuis le CP).

Entre le lycée bourgeois où elle est élève de Seconde et les cours de danse, et malgré la compagnie de Souad, elle s'ennuie, ne trouvant une échappatoire que sur son téléphone. Elle investit ainsi de manière frénétique Twitter, Instagram ou Snapchat... y guettant les marques d'approbation qui la font exister et s'y délectant des rumeurs.

Mais voilà que Maud, élève de Terminale faisant autorité sur Internet (son nombre quotidien «de com, de RT, de fav, de like et de nouveaux followers » affichant «un bonheur plus conséquent que tous les autres élèves du lycée confondus») et source inépuisable de récits, vient de la demander en amie et de l'ajouter à son «event» facebook.

 

«Il y a longtemps que Garance attendait l'occasion de vivre à la hauteur d'un hashtag», d'avoir une vie excitante «digne d'être vécue». Aussi va-t-elle se rendre en cachette à cette fête d'Halloween et tout faire pour s'intégrer à la petite bande de Maud, «matière première des ragots du Lycée», et copier «sa façon d'être heureuse». D'autant plus qu'elle est amoureuse depuis l'enfance de Vincent, le meilleur ami de Maud...

Cette fête marquera pour elle un tournant, car elle ne s'émancipera de sa mère et ne se dédouanera de Souad que pour être happée dans un tourbillon de vie sans conscience et se retrouver dépendante de ses nouveaux amis. Des amis condamnés comme elle à «tourner en rond» qui, s'abandonnant à leurs pulsions, cherchent seulement «à tourner plus vite» et «font semblant d'être heureux» afin d'échapper au sentiment de leur insignifiance et de leur obsolescence.

Jusqu'à ce que Garance disparaisse mystérieusement un beau jour de mai, la police enquêtant alors pour comprendre les raisons de sa disparition et retrouver sa trace.

 

 

Elle a menti pour les ailes se déroule dans un univers non exclusivement mais majoritairement féminin. Car, si dans la ville la morale est sous la domination des femmes qui «décident de ce qui se fait et ne se fait pas, qui contrôlent les images dont les habitants ont besoin pour se définir en se comparant les uns aux autres», et qui déterminent «à quoi doit ressembler chaque chose et sa fonction dans l'espace de représentation», les jeunes-filles ne semblent pas en reste dans la communauté internet.

Le roman est significativement construit sur neuf mois (de septembre 2015, début de l'année scolaire,  à mai 2016) : le temps d'une gestation.

C'est un livre fragmenté, morcelé, à l'image de l'héroïne autour de laquelle il s'articule, qui peine à réunir les «bouts de soi». Il alterne en effet fragments  narratifs (à la troisième personne et au présent), riches de sensations et de réflexions, et captures d'écran hyper réalistes reprenant des conversations sur Twitter retranscrites malicieusement telles quelles, fautes d'orthographe comprises, dans ce langage jeune inventif et imagé fourmillant d'anglicismes, d'abréviations et d'émojis.

S'y ajoutent quelques descriptions de selfies et vidéos ou des paroles de chansons, mais aussi des fragments de contes, de rêves ou d'hallucinations laissant cohabiter le réel et l'imaginaire, le livre naviguant dans sa deuxième moitié entre le suspense de l'enquête et une tonalité onirique, poétique et mythique nous ramenant aux commencements du monde.

 

Le récit reste néanmoins très lisible car il s'ordonne en douze parties mensuelles sur un axe globalement chronologique, même si la disparition capitale de mai est anticipée à deux reprises (après la fête d'octobre comme pour annoncer la tragédie qui se noue, mais aussi longuement après janvier 2016 – et amorcée par un retour à octobre -, les enquêteurs remontant le temps en "scrollant" sur les écrans pour éclairer leurs recherches).

Un certain nombre de motifs récurrents renforcent de plus l'unité de l'ensemble : celui du cercle ou de l'ellipse (1) et, rattaché a cette image du cercle, celui du mouvement, du tournoiement sur soi-même (2), de l'enfermement. Car les personnages ont beau s'agiter ils semblent toujours rester au centre de l'espace qui leur est assigné. Des personnages enfermés dans une destinée faite de boucles concentriques.

1) Cercle des privilégiés invités à la fête, et en son sein cercle des admis sur le bord de la piscine, «bocal» de cette ville nommée Il-arène, clairière de la forêt vue comme une «arène boisée»...

2) Tourniquet accomplissant une «rotation complète»/ «tourner sur elle-même pour scanner la pièce à360°» / «une bouteille vide tournant sur elle-même»/ «le cerveau de Garance tourne comme les hélices d'un mixer»/ «elle torsade ses bras comme une forêt de perceuses hélicoïdales»...

 

Et cette construction se déploie comme une sorte de chorégraphie agençant le ballet des corps s'agitant en vain dans l'espace, mais transcendant «la répétition mécanique des gestes», à l'instar de celle imaginée par la chorégraphe Nel dans le roman.

L'héroïne Garance y danserait ainsi sa vie sous le regard des spectateurs l'entourant dans «un cercle genre rite tribal», tandis que se mêlent habilement deux niveaux de réalité, et deux temporalités. Le présent vécu intensément qui se passe sur le téléphone, se déroulant en parallèle de celui qui est vécu dans les activités quotidiennes, y semble en effet interrompu et alimenté par «une production d'images» dont on ne sait pas toujours si ce sont des «souvenirs ou des rêveries». Et qui reflète aussi «quelque chose de très ancien qu'on a collectivement oublié», nous faisant retourner à ces mythes archaïques fondateurs questionnant le temps, l'espace et la matière.

 

 

« On peut ironiser sur leur génération, la blâmer, mais les précédentes aussi se définissaient par l'illusion dans laquelle elles se projetaient : ils ont les réseaux sociaux comme d'autres avaient la guerre, la conquête de l'espace, la contre-culture, le rock, l'électro, les drogues dures … et les suivantes feront la même chose ; elles tenteront avec leurs propres moyens d'échapper au sentiment d'être éphémères et insignifiants.
(p. 141)

En se vêtant de cette «étoffe-monde» tissée par ses semblables sans laquelle on serait «nu et vulnérable et ignorant et minuscule et limité, fragile, séparé des autres. Mortel», cette «première génération à faire quotidiennement le récit d'elle-même", à exhiber son intimité et à «inventer sa mémoire» se rapprocherait  ainsi de l'immortalité. Car pour elle «Internet, ce n'est pas un support, ce n'est pas un media, ce n'est pas un réseau, ce n'est pas une source d'informations, de divertissement, de communication : c'est un infini».

 

Elle a menti pour les ailes donne chair à la génération Internet avec une justesse décapante et beaucoup de sensibilité et d'humanité, l'auteure ne cherchant nullement à la juger et préférant aborder cette mutation sociétale en cours de manière concrète, vivante, tout en s'ancrant dans une dimension mythique. Et on est frappé par la puissance et l'envergure de ce premier roman de Francesca Serra qui, grâce notamment à la finesse et à la profondeur de ses analyses, à ses variations de tonalités et à la vivacité, la malice et la poésie de sa langue, nous emporte pendant plus de quatre-cents pages.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

       

 

 

 

© Nieszawer Celine

Elle a menti pour les ailes, Francesca Serra, éditions Anne Carrière, 21 août 2020, 480 p.

 

A propos de l'auteure :

Née en 1983 à Ajaccio, Francesca Serra est journaliste et traductrice (La Ballade d'Hester Day, Mercedes Helnwein, Anne Carrière, 2014). Elle a menti pour les ailes est son premier roman.

 

 

EXTRAIT :

 

On peut lire la première partie Septembre 2015 (p.9/15) en consultant l'article publié le 08/06/2020 sur le site ActuaLitté : ICI

 

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Publié dans Fiction

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