Histoire du fils, de Marie-Hélène Lafon
«Toute une vie dans un tiret !»
Les cimetières, et notamment ceux des villages, où le recoupement des noms et le calcul des dates inscrits sur les pierres tombales dessinent des arbres généalogiques tout en éclairant les saignées de l'Histoire et laissant pressentir des drames intimes (comme toutes les familles en «abritent dans leurs replis»), sont des lieux vivaces qui suscitent l'émotion et plongent le visiteur dans la rêverie. Le champ des possibles lui étant ouvert par ces simples petits tirets reliant les dates de naissance et de mort, il laisse alors son esprit divaguer, tentant de deviner, de reconstituer et de réinventer ces "vies minuscules".
Histoire du fils s'apparente ainsi à un «roman funéraire» dans lequel Marie-Hélène Lafon ressuscite et remet à l'honneur ces morts oubliés reposant sous les dalles, les faisant revenir "dans le verbe pur et la lumière"(1). Pour que leur mort soit "moins définitive".
1) Cf Pierre Michon, Vies minuscules
Optant pour une narration à la troisième personne menée du point de vue de ses personnages, elle nous introduit dans le quotidien ordinaire de leurs pensées et de leurs sentiments, dans leur manière de ressentir le monde et de lui appartenir, de faire corps avec lui. Dans la vaillance de leurs vies.
D'une écriture dense, rythmée (2) et serrée, pleine de sensualité et évitant tout lyrisme et tout pathétique, l'auteure embrasse un siècle en seulement 170 pages. Sautant de dates en dates, elle déploie une saga familiale croisant deux lignées au travers d'un fils illégitime sur quatre générations : une sorte de nébuleuse dont les éléments s'articulent autour d'une tragédie primordiale et d'un secret. Elle nous transporte ainsi, d'avril 1908 à avril 2008, de ce Cantal épicentre du drame au Lot et à Paris, pour nous ramener comme toujours à son «haut pays» natal.
Et s'inscrivent en filigrane de ce roman les changements affectant une France rurale qui peu à peu s'émancipe de son territoire, le monde s'élargissant au-delà des frontières nationales pour les jeunes générations. Tandis que l'univers séculaire archaïque des femmes vouées à la famille et cantonnées à la maison - dont «le berceau tiède» de la cuisine était au cœur de la vie -, se fissure.
2) L'auteure ayant une prédilection pour ces respirations du point-virgule chères à Flaubert
Le fils dont Marie-Hélène Lafon nous conte l'histoire, c'est André qui est élevé avec amour par sa tante Hélène à Figeac avec ses trois cousines (et son oncle Léon), alors que sa mère Gabrielle vit et travaille à Paris, ne venant que de manière intermittente à l'occasion des vacances. Un héros doué pour le bonheur même s'il cache au fond de lui un «gouffre» : ce «trou» que creuse dans sa vie l'absence du père.
L'identité de ce dernier lui ayant été un jour révélée, il se décidera alors à «remonter la piste du père», à en «flairer la trace de près et de loin»...
On entre dans le roman par douze dates, au travers d'instantanés saisissant avec intensité les divers personnages en nous transportant de manière non linéaire mais avec fluidité dans différents lieux et moments. Outre que les chutes et les transitions entre ces fragments sont particulièrement soignées, tout un réseau de motifs et de reprises vient en effet relier ces morceaux de vie, certaines situations semblant se répéter d'une génération à l'autre. Et si le puzzle progressivement se recolle, il laisse néanmoins suffisamment de vides, de silences, pour préserver un certain mystère. Car «on connaît peu de la vie des autres» et des gouffres qu'elle recèle.
La narration décrit de plus une boucle, le dernier fragment venant répondre au premier : un cycle de cent ans pour revenir enfin, dans le renouveau d'avril, sur les lieux saints de l'origine. Pour retrouver dans «le printemps du monde» ce «royaume» à l'éclat d'éternité, cette Jérusalem terrestre.
Histoire du fils résonne ainsi également comme un double «pèlerinage» menant au «territoire perché du père», et au pays des mots.
Le "tintamarre faramineux des Noces de Cana" (Veronèse) rendant saoul "de couleurs, de corps, de motifs"
Le récit est narré globalement dans un présent nous le rendant plus proche, lui conférant une sorte d'élan vital. Et bien que l'auteure délaisse les dialogues, elle nous fait entendre ses personnages, affirmant ainsi leur présence. Elle se réfère en effet sans cesse à ce que dit ou ce qu'aurait dit tel ou tel, les mots de Paul ou d'Armand n'étant pas ceux de Léon, d'Hélène, de Gabrielle ou de Madeleine... Car ils caractérisent chacun dans sa façon de ressentir le monde : «Léon parle comme ça, il a ses mots à lui (...) ; ce sont des mots qui arrangent les choses, font rire ou sourire et consolent le monde».
Des mots non seulement individualisés mais singuliers, qui ne s'appliquent pas à toutes les situations ni à toutes les personnes (3), des mots intimes et secrets que l'on ne partage qu'avec certains ou que l'on ne se dit qu'à soi-même (4)...
3): "Il pense les deux frangines mais il sent que ce mot de Paris ne tient pas en ce lieu ni à cette heure"/ "l'expression était d'Hélène qui ne l'employait que pour sa soeur"/ "ce mot ne lui venait pas pour André mais pour ses filles"...
4)"certains trous ombreux baptisés par eux gourgue de l'enfer"/ "l'expression était restée entre eux comme une caresse"/ "Il ne dit le mot sein que pour lui dans le secret de sa bouche"...
Le rapport à l'écriture et au monde de Marie-Hélène Lafon passe par le corps, ses personnages pensant et parlant, percevant de même le monde(5). Le langage est ainsi la nourriture qui les constitue, il se mâche et se digère, possède goût, couleur et odeur (6). Et elle cherche à saisir ces mots justes qui pénètrent sous la peau, ceux qui creusent en profondeur et y restent durablement : «Il sentait avec le temps que certaines expressions lui resteraient, feraient partie de lui (…) elles se débattaient sous la peau comme bêtes prises au piège, elles rejoignaient ses eaux souterraines ».
Ces mots qui, à l'instar de certains gestes du corps ou caractères physiques, semblent se transmettre comme un héritage, reliant affectivement ceux qui en ont hérité à ceux qui les employaient.
L'auteure a le goût des mots et, puisant dans une riche et chatoyante palette, elle en use avec une ivresse manifeste et communicative. Elle recourt toujours à un lexique précis et «affuté», à des formules imagées, se délecte d'expressions spécifiques relevant notamment du domaine sportif (7) et sonde avec jouissance les vieilles strates langagières (8). Elle aime décliner ainsi une ancienne sagesse au travers de ces proverbes et ces dictons si usités autrefois dans les campagnes, dont les images, les rythmes et les sonorités s'impriment en vous avant même qu'on puisse en comprendre le sens (9). Et, comme son héroïne Juliette, elle a aussi «la passion des noms propres et des choses infimes tapies dans les menus coins des pays oubliés».
5) "il y avait pensé dans sa peau"
6) "elle tourne et retourne le mot, l'envisage et le déguste" / "elle se souvient par odeur"/ "les phrases grises de Marguerite"...
7) "n'a aucune longueur d'avance" / "fera la course en tête"/ " il avait transformé l'essai"/ "il avait assez mouillé le maillot"...
8) On connaît son attachement aux "vieilles parlures", comme celui de Pierre Michon auquel elle emprunte notamment le mot "estrace"...
9) "Elle parlait souvent avec des images qui ne se comprennent pas tout à fait du premier coup mais se plantaient dans l'os et y restaient"/ "Hélène aussi a ses expressions, il les retient toutes parce qu'elles riment"
A chaque époque de leur vie, les personnages embrassent le monde comme un assemblage hétéroclite et chaotique de petits faits, d'êtres vivants ou de choses et de sensations. Pour le petit enfant de Chanterelle ce sont «les oiseaux, Antoinette la renarde, le vitrail de l'église, les fraises, le beurre frais du confessionnal, le secret du grand faitout». Et pour l'adolescent exilé au lycée d'Aurillac : «tout ça, les semaines, les pieds froids, la première Bucolique et autres purges scolaires. Sub tegmine fagi, sous le couvert des hêtres, vivement qu'on y soit sous les hêtres, à Chanterelle, à Pâques (...) ». Des sortes d'inventaires conjuguant la joie de l'appartenance :
«Et les bois, et les prés, et les départs pour la chasse dans les petits matins nacrés, et les heures longues vouées aux pêches opiniâtres, et le moindre tournant de la route pentue qui serpentait sous le couvert des hêtres dans une lumière de cathédrale, tout lui tenait au corps, sans nostalgie, dans la joie brutale de l'appartenance.»
Toute une vie peut de même se rassembler dans «un répertoire sans fin» que l'on dévide.
Les plus belles pages d'Histoire du fils sont sans doute celles, nombreuses, consacrées au monde fondateur de l'enfance, que ce soit au travers du petit Armand et d'André à dix ans, ou de Paul, l'adolescent lycéen. Des pages pleines de sensualité et de poésie centrées sur l'attente des fastes entrevus de la vie : «Il attend, il sait qu'il faut attendre. Les enfants attendent». Et ce motif récurrent de l'attente semble l'essence-même du désir, de cet appétit de vie ou de gloire qui nous porte.
Et si pour ses héros masculins, ses fils, l'enfance et la petite enfance sont ancrées dans un univers féminin, concret, innocemment sensuel et terrien, dans lequel les pères sont lointains ou absents, l'adolescence ambitionne, elle, une virilité guerrière et carnassière, les femmes se muant en initiatrices sexuelles.
La figure du père, elle, s'incarne moins dans un père craint et distant, inconnu et absent ou qu'on n'a pas vu vieillir, que dans des pères de substitution. Et moins dans le débonnaire Léon que dans ce Pierre, valeureux chef d'un groupe de résistants, ou dans cet autre Pierre, ce «père Michon» enseignant les Bucoliques - clin d'oeil malicieux de l'auteure à l'écrivain qui fut son ascendant littéraire.
Le père biologique s'avère alors surtout symboliquement celui qui inscrit dans une lignée, qui rattache au pays d'origine sur lequel il règne. Un père lointain et tout puissant («Notre père ...») donnant une aura sacrée (10) à ce pays premier de l'enfance : à ce «royaume vert et doré», à ce jardin qui est le monde, et où la lumière ne finit pas.
10) Aura sacrée entretenue par des termes prenant une connotation biblique (jardin, royaume...) et confortée par des termes religieux (église, cathédrale, prière, confessionnal...) tandis que les références à Pâques sont nombreuses
Histoire du fils, Marie-Hélène Lafon, Buchet-Chastel, 20 août 2020, 176 p.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Marie-H%C3%A9l%C3%A8ne_Lafon
http://l-or-des-livres-blog-de-critique-litteraire.over-blog.com/lafon-marie-helene.html
EXTRAIT :
p.19/21
(…) Armand descend deux marches et s'assied sur la troisième d'où il peut voir, sans être vu, ce qui se passe dans la cuisine. Antoinette est là ; elle va et vient, les bras chargés de linge, ses cheveux moussus sont roux, Antoinette est rousse, pas rouquine, il n'aime pas ce mot que son père dit parfois. Antoinette est rousse comme le renard qu'ils ont vu l'hiver dernier, sa mère et lui, en traversant le grand pré du haut, un soir de neige. Sa mère a serré sa main qu'elle tenait dans la sienne, ils se sont arrêtés, le renard aussi, saisis, les trois ; ensuite le bois a avalé la bête, il n'est plus resté que ses traces à peine visibles sur la neige bleue et dure. Antoinette est un miracle, comme le renard. Son père tue les renards, son père est chasseur, plus tard, lui, il sera enfant de choeur et il ne chassera pas, il ne veut pas tuer les bêtes, ni les renards magiques, ni les lièvres de velours, ni les chevreuils bondissants, ni les oiseaux, aucun oiseau, surtout pas les oiseaux. Tout se bouscule à l'intérieur de lui, les oiseaux, Antoinette la renarde, le vitrail de l'église, les fraises, le beurre frais du confessionnal, le secret du grand faitout. Il ne résiste pas, c'est trop de tout en une seule goulée, ses pieds nus battent en silence la mesure de sa joie sur la quatrième marche, il voudrait s'envoler. Il aime se souvenir du dernier été, quand il ne savait pas encore qu'Antoinette partirait, ils allaient les soirs, eux, les deux, ils arrosaient les salades, surtout les salades, et d'autres légumes qui ne l'intéressaient pas beaucoup mais il aimait porter les petits brocs, le blanc et le bleu, il suivait Antoinette, il la respirait dans l'odeur de la terre mouillée, il avait des ailes, il galopait du puits à l'autre bout du jardin, sans rien abîmer, pour chercher de l'eau, encore de l'eau. Le jardin était un royaume vert et doré, le jardin était le monde et la lumière ne finissait pas . (...)