Liv Maria, de Julia Kerninon
Parce que les femmes sont merveilleuses. Elles peuvent tout supporter parce qu'elles sont assez sages pour savoir que tout ce qu'on doit faire en cas de malheur ou d'ennuis, c'est les traverser et faire surface de l'autre côté. Je crois qu'elles peuvent faire ça parce que non seulement elles refusent d'ennoblir la douleur physique en la prenant au sérieux, mais parce qu'elles n'ont aucun sentiment de honte à l'idée de se faire mettre hors de combat.
(Epigraphe de William Faulkner, Les Larrons, trad. De M.E. Coindreau et R. Girard, Gallimard, 1964 )
Les romans de Julia Kerninon s'attachent aux destinées de femmes riches et complexes pleines de vitalité et d'une grande intériorité : des femmes mystérieuses et secrètes, passionnées et tourmentées. Des solitaires, des guerrières et des amoureuses en quête de leur propre vérité, et qui l'assument pleinement.
Et après Caroline (Buvard, Le Rouergue 2014), Theodora (Le dernier amour d'Attila Kiss, Le Rouergue 2016) et Helen (Ma dévotion, Le Rouergue, 2018), l'héroïne éponyme de Liv Maria ne fait pas exception.
Cette histoire s'inscrivant d'emblée dans une dimension mythique et tragique est celle d'une petite fille née en 1970 sur une île bretonne, de l'amour de Thure Christensen, grand lecteur norvégien, et de Mado Tonnerre, tenancière de café imposant le respect. Une héroïne assoiffée de vie (1), nourrie des histoires fabuleuses que lui lit son père et protégée par la force de sa mère mais «qui n'a pas encore d'histoire ou n'a pas encore appris à les raconter». Jusqu'à ce que, exilée à Berlin à dix-sept ans, elle apprenne la magie du style et s'initie à l'amour avec Fergus, un professeur d'anglais de plus de vingt ans son aîné qui lui ouvrira «une porte sur un monde plus riche, plus subtil».
Se retrouvant orpheline et héritière l'année suivante, celle qui a grandi entre deux langues et deux univers, concret, tangible et imaginaire, devra se lancer dans la vie d'adulte. Après être brièvement retournée dans son île, elle partira, avide de découvrir la richesse de ce monde qui déjà petite l'émerveillait. «Pour avoir une vie extraordinaire, pour apprendre».
Et nous la suivons jusqu'à la quarantaine épanouie, sous ses différents visages et dans ses différents territoires, du Chili de Neruda à la paisible campagne irlandaise : un «voyage au long cours» tumultueux durant lequel elle devra gérer un pesant secret, le secret indicible d'une «histoire trop grande pour elle».
1) Comme l'indique son prénom Liv signifiant "vie" en norvégien
Une héroïne "cousue de mots"
Je suis la fille unique du lecteur et de l’insulaire, je suis le bébé Tonnerre, l’orpheline, l’héritière, je suis la jeune maîtresse du professeur, la femme-enfant, la fille-fleur, la chica, la huasa, la patiente de Van Buren, la petite amie, la pièce rapportée, la traîtresse, l’épouse et la madone, la Norvégienne et la Bretonne. Je suis une mère, je suis une menteuse, je suis une fugitive, et je suis libre.
Au-delà de l'épaisseur quotidienne du réel que nous éprouvons, nos vies sont aussi des fictions bâties sur le mensonge, comme celles d'Helen et de Frank dans Ma dévotion. Nous nous racontons tous des histoires comme nous en racontons aux autres qui ne peuvent, ou parfois ne veulent, saisir tous nos visages, toutes ces strates accumulées qui forment pleinement notre identité :
«L'homme qu'ils décrivaient n'avait rien à voir avec celui qu'elle avait connu.»/ «Flynn ne connaissait pas ses autres visages, ils n'en savait que ce qu'elle lui avait raconté.»
Nous ne saisissons pas la vérité des gens : «plutôt leur couverture. Leur vernis, ou leur écorce».
On connaît peu ainsi de la vie des autres et des gouffres qu'elle recèle et déjà, dans le second roman de Julia Kerninon, Attila soulevait une à une les couches sédimentaires qui recouvraient Theodora pour apercevoir "le panorama qui lui avait échappé depuis le début, le territoire immense qui était elle". Tandis que dans le suivant nous remontions toutes ces strates ayant constitué Helen, cette héroïne de quatre-vingt ans. Un thème majeur chez l'auteure.
Et son grand mérite est de nous introduire dans le monde intérieur de son héroïne, dans son île solitaire, en éclairant avec brio cet assemblage varié et contradictoire de personnages qui la constituent et de fantômes qui la suivent. Elle englobe de même «toutes ces phrases dans sa tête et dans les livres» qui l'accompagnent dans sa vie quotidienne, «sa vie solide», et la rendent unique.
Nombre de phrases lues ou entendues semblent en effet s'être imprimées dans la chair de Liv Maria, faisant désormais partie d'elle même, et l'auteure les met habilement en lumière dans des passages en caractères italiques qui nous font entendre la petite musique intime de cette héroïne "cousue de mots" (2). De ces mots qui creusent en profondeur et y restent durablement, dont nous parle aussi Marie-Hélène Lafon dans son dernier roman Histoire du fils (3).
2) Expression empruntée à Pierre Michon (Vies minuscules)
3) "Il sentait avec le temps que certaines expressions lui resteraient, feraient partie de lui (…) elles se débattaient sous la peau comme bêtes prises au piège, elles rejoignaient ses eaux souterraines" (Histoire du fils)
Les livres, sève de la vie
Tout comme le premier, Buvard, était un hommage à l'écriture, à la création littéraire, ce quatrième roman de Julia Kerninon semble plus particulièrement un hommage à la lecture.
Au travers des livres préférés de Thure, ce grand lecteur qui fit de sa fille unique une lectrice, et de toutes ces œuvres aimées que cette dernière réunira plus tard dans sa librairie, elle dresse ainsi, plus encore que dans ses autres romans, une sorte de vaste panthéon littéraire de toutes les œuvres, les romanciers et les poètes qui ont compté et comptent encore pour elle.
Pour son héroïne qui goûte tant l'étymologie, l'apprentissage de la vie passe de plus très tôt par les livres. Plongée enfant dans la jungle luxuriante et mystérieuse de Faulkner, elle y reçoit dès ses premiers pas «les codes qu'elle ne [sera] capable de déchiffrer que plus tard». La nouvelle de Jack London L'amour de la vie lui montre qu'on ne peut «faire l'économie de la part de risque que [comporte] l'existence». Et les émouvantes pages sur les biscuits du Murphy de Beckett lui donnent «une leçon précieuse sur la vie, cette histoire d'ordre et d'appétit, de régularité et d'audace, de soif de nouveauté».
Le mot livre vient de "liber" qui désigne cette «partie intérieure de l'écorce où coule la sève», et Liv Maria désirera approcher la source de «toutes ces histoires fabuleuses» que détenait Fergus : «poser ses lèvres sur les siennes d'où tout semblait jaillir».
Elle s'enflammera pour la vie - les mots désignant le livre et le bois alimentant le feu étant, en norvégien, néerlandais ou allemand, quasiment identiques. Car «le feu a toujours fait la différence entre vivre et mourir», ce qu'enseigne Construire un feu (Jack London), l'histoire préférée du père de cette héroïne qui incarne la passion de la vie.
Des mots pour se comprendre et pour comprendre l'autre
Julia Kerninon, comme Marie-Hélène Lafon (précédemment évoquée) a le goût des mots justes, "affûtés", qui mettent un sens sur les comportements et nous permettent de comprendre les nôtres. Comme elle, elle semble jouir (au travers de son héroïne) de tous les merveilleux outils de la langue à sa disposition qui lui donnent la liberté d'inventer et de bricoler, de créer un territoire pour «pénétrer le cœur des choses». Liv Maria s'enthousiasme ainsi de ces suffixes anglais, de ces -ish/-less/-dom/-ship qui vont comme par magie «transformer un nom en adjectif, en verbe, ou en autre nom – ou un adjectif en verbe, en nom, ou en adverbe». Et son jeune fils Colm puise lui «dans sa réserve de petits ajusteurs» que sont les adverbes, visant comme sa mère «la précision et l'exactitude».
Et c'est sans doute cet art du mot juste, la finesse et la profondeur de ses observations et de ses réflexions qui séduisent tant dans l'écriture de l'auteure.
Mais seuls les mots posés avec recul permettent de démêler et de structurer toutes ces impressions et ces émotions qui nous assaillent dans le flux de la vie, quand nous avançons «à tâtons dans le noir». Et s'il a fallu beaucoup de temps à Helen pour comprendre son histoire avec Frank (Ma dévotion), il en faut moins au lecteur pour saisir celle de Liv Maria. Car, optant judicieusement pour une narration omnisciente à la troisième personne rendant possibles des anticipations récurrentes dans un récit linéaire, l'auteure lui annonce d'emblée l'issue inéluctable des aventures de son héroïne, éclairant leur sens que cette dernière ne saisira que plus tard.
Comprendre, aimer l'autre, s'avère également pour Julia Kerninon une affaire de mots. Déjà dans Le dernier amour d'Attila Kiss, l'amour apparaissait comme un art plus littéraire que guerrier. Comme une lecture mutuelle nécessitant de bons lecteurs.
Et pour Liv Maria, qui enfant écoutait les chuchotements de ses parents discutant à bâtons rompus jusque tard dans la nuit, parler, cette «possibilité de s'atteindre avec des mots, de s'expliquer, de se comprendre», semble «l'essence-même de l'amour».
Se jouer du destin
Le thème du destin et de la chute est également un thème important chez Julia Kerninon. Ainsi, dans Ma dévotion, les destinées d'Helen et de Frank dont "les deux tempéraments portaient en eux leur chute" étaient-elles déjà écrites. Comme dans les romans de Thomas Hardy, ses deux héros ne pouvaient échapper à la malédiction familiale.
Dans Liv Maria, Fergus qui «avait passé de riches heures à traduire Homère à l'époque où il préparait son doctorat en linguistique, avait toujours considéré la notion d' hubris des Grecs comme une évidence. On ne peut échapper à son propre destin. On le vivra quoi qu'il arrive.» Et il chutera au «au double sens du mot, concret et métaphorique».
Liv Maria subira aussi une chute, autant physique que morale, dont elle boitera toujours un peu. Mais elle a l'âme libre et rebelle et saura toujours se relever pour s'inventer de nouvelles aventures et nous surprendre. Et si elle ne peut fuir son destin, au moins le vit-elle pleinement, avec un appétit intact : «un bonheur féroce et une fin tragique, mais jamais l'ennui».
Au point que, perdant sa trace, le lecteur la pense éternelle, capable de resurgir sous le visage d'une autre héroïne.
Liv Maria, Julia Kerninon, L'iconoclaste, 19 août 2020, 272 p.
A propos de l'auteure :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Julia_Kerninon
EXTRAITS :
p.15/16
Liv Maria avait cru comprendre un jour que l'union de ses parents était une source d'étonnement pour ceux qui les entouraient. Une fille de l'île avec un Norvégien, une fille d'ici avec un étranger, pour commencer. Cet homme grand et gros avec cette brindille, ce colosse plongé dans ses livres avec une tenancière de café – que pouvaient-ils bien avoir à se dire ? Liv Maria ne savait pas, elle non plus, elle savait seulement qu'elle les entendait murmurer jusque tard dans la nuit, discuter à bâtons rompus. Souvent, le soir, quand elle était petite fille, elle venait sans un bruit s'asseoir en haut de l'escalier de leur maison pour les écouter sans jamais parvenir à saisir le sens de ce qu'ils se disaient, comme s'ils avaient naturellement adopté un volume sonore qu'on ne pouvait décoder sans se trouver dans leur champ de vision. Alors elle restait sur sa marche en bois, tendant l'oreille, silencieuse, contemplant leur ombre projetée par le feu sur le mur à côté d'elle, bercée par les chuchotements – le matin, pourtant, elle se réveillait magiquement transportée dans son lit bordé, et ni son père ni sa mère ne faisait aucun commentaire. C'était simplement la vie de famille.
(…)
p.25/26
(…)
L'histoire préférée de son père était Construire un feu – Parce que je suis norvégien, disait-il. Chez nous, le feu a toujours fait la différence entre vivre et mourir. Le feu, c'est à dire le bois. Sur l'île, Thure était devenu menuisier, et après la littérature le bois était sa seconde divinité. Il aimait rappeler qu'en norvégien deux mots presque identiques signifiaient l'un hêtre, l'autre livre – bok et bøk. En anglais, c'était beech et book, en néerlandais beuk et boek, en allemand Buche et Buch, le livre, ou Buchstabe, la lettre, qui voulait dire mot pour mot bâton de hêtre, parce que c'était l'outil qui avait servi à écrire les runes. Et même en français, disait son père, le liber, la partie intérieure de l'écorce, là où circule la sève, avait d'abord été utilisé pour fabriquer des cordes, avant de servir de support d'écriture, et donner ainsi naissance au mot livre. Les livres et le bois, le bois et les livres – c'était la même chose. C'était tout ce qui comptait. C'étaient les histoires que son père aimait. Accroupi sur la neige, récitait son père avec ferveur, comme Liv Maria aussi réciterait plus tard, seule dans le noir, chaque fois qu'elle en aurait besoin, il tirait des branchettes du fouillis de bois mort et les posait directement sur la flamme. Il savait qu'il ne pouvait risquer un échec. Quand il fait soixante-quinze degrés au-dessous de zéro, on ne peut pas échouer dans sa première tentative de construire un feu. Son père, un homme ineffablement doux, rigoureux au travail, incapable d'ordre dans son foyer, éparpillait partout dans la maison les petites sculptures d'animaux qu'il taillait au couteau dans du bois flotté, les laissant traîner comme le ferait un enfant, et sa mère ramassant silencieusement les élans, les marmottes et les ours dans les poches de son tablier.
(...)