Quitter Madrid, de Sarah Manigne

Publié le par Emmanuelle Caminade

Quitter Madrid, de Sarah Manigne

Après L'atelier, petit roman familial à l'écriture très prometteuse se déroulant dans les coulisses de la création picturale, Sarah Manigne revient avec un second et très court roman en apparence bien différent qui s'inscrit pourtant dans le même sillon.

Quitter Madrid garde en effet comme cadre ce monde de la peinture, non plus de cet art actuel soumis à des impératifs de productivité mais de celui à vocation religieuse du Siècle d'Or espagnol. Et elle y sonde toujours les failles intimes d'une héroïne narratrice dans un style sensible et dépouillé aux émotions contenues.

La difficulté à exister et à affronter la réalité du monde, ainsi que le rôle joué par l'art - et notamment par la peinture - pour tenter d'appréhender ce monde et de s'y affirmer semble ainsi au centre des préoccupations de l'auteure.

 

L'allégorie de la charité, Zurbarán

Restauratrice de tableaux, si vulnérable sous son vernis, Alice fuit la souffrance. Elle occulte sa mémoire et n'ose se propulser dans l'avenir, tentant de vivre «ici et maintenant» en étendant l'instant présent.

Travaillant au loin depuis une dizaine d'années, changeant de pays et enchaînant les aventures sans lendemain aux «séparations rapides et indolores», elle s'est réfugiée dans l'univers magique statique de Francisco de Zurbarán (1) dont elle est devenue spécialiste. Elle nourrit en effet une obsession pour son œuvre, sa lumière, ses couleurs et ses étoffes. Pour ses saintes martyres, ces femmes parées extatiques qui ne souffrent pas et recèlent à la fois «une immense fragilité et une incommensurable force».

Depuis sept mois elle restaure avec passion une grande toile, L'allégorie de la Charité, au musée du Prado de Madrid, et elle s'est liée avec Angel, un chef restaurateur colombien qui, l'apprivoisant, n'entend pas être seulement de passage. Mais, au petit matin du 11 mars 2004, quittant son amant encore endormi pour se rendre en train à son travail, elle est confrontée à l'attentat d'Atocha (2), à «la terreur à l'état brut», sortant de l'enfer indemne mais en état de choc.

Tout son monde alors s'écroule et elle a le sentiment que personne désormais ne pourra plus jamais rien pour elle. Celle qui s'enivrait «des tissus d'or peints par Francisco de Zurbarán : des manches citrines, des fleurs et des palmes d'or, des jupons jaune citron», ne voit plus que «les corps étendus, les corps sans vie, les corps disloqués, les corps martyrs» enveloppés de cette «même couleur de roi». Et les peintures de son maître guérisseur non seulement ne l'apaisent plus mais ne provoquent plus chez elle que nausée et colère :

«Quel mérite y avait-il à affronter le mal si tout était désincarné ? S'il n'y avait pas de souffrance et pas de peur ?»

Le cœur en flammes et les larmes montant sans cesse à ses yeux, les mots pour dire sa douleur n'arrivant pas à franchir le seuil de sa bouche, il ne lui reste qu'une solution : fuir. Quitter Madrid et Angel pour revenir en France dans la maison de son enfance. Au risque de retrouver ce qu'elle avait fui autrefois...

1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Francisco_de_Zurbar%C3%A1n

2) https://fr.wikipedia.org/wiki/Attentats_de_Madrid_du_11_mars_2004

 

 

 

 

Si les deux premiers chapitres démarrent au matin de l'attentat, le cœur du livre (chapitres 3 à 9) nous renvoie sept mois en arrière à l'arrivée d'Alice à Madrid, tout en remontant à son enthousiasme pour la Sainte Lucie du musée des beaux arts de Chartres à la sortie de son école et aux nombreux tableaux du maître étudiés à Séville. Et le fil chronologique n'est repris que du chapitre 10 à 18.

Loin de tout voyeurisme - à l'image du  peintre espagnol - Quitter Madrid  traite moins des attentats de Madrid et de la difficulté des survivants à surmonter leur souffrance sans culpabiliser qu'il ne s'avère plus largement un roman sur la fuite et la réparation, la reconstruction, dans lequel l'auteure s'interroge sur les fonctions de l'art. Il nous offre de plus une magnifique exploration du monde pictural de Zurbarán, ce maître sévillan édulcorant et contournant la douleur.

Sarah Manigne y décrit et analyse en effet avec finesse ses tableaux et son rapport plastique à la violence, montrant l'intensité, l'équilibre et l'harmonie de ces toiles au mysticisme teinté de sensualité. Et elle y exalte la ferveur d'une peinture s'affirmant comme un chemin spirituel permettant à la vie de s'épanouir pleinement, même si son héroïne est conduite un temps à la rejeter.

 

 

 

 

 

Quitter Madrid, Sarah Manigne, Mercure, 27 août 2020,128 p.

 

A propos de l'auteure :

Sarah Manigne est née à Paris en 1976. Elle travaille dans une école de cinéma. Son premier roman, L'atelier est paru en 2018.

Source : Mercure de France

 

 EXTRAIT :

 

On peut lire les premières pages du livre : ICI

 

 

Publié dans Fiction

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