Vladivostok Circus, de Elisa Shua Dusapin

Publié le par Emmanuelle Caminade

Vladivostok Circus, de Elisa Shua Dusapin

Après Hiver à Sokcho et Les Billes du Pachenko, ce troisième roman continue d'affirmer la singularité de l'univers de la jeune et talentueuse écrivaine Elisa Shua-Dusapin dont l'écriture poétique précise et limpide, elliptique et sensorielle, saisit les nuances les plus fugitives du réel en effleurant avec délicatesse le mystère et la fragilité des êtres.

 

 

Vladivostok circus nous entraîne en Sibérie orientale, aux confins de l'Occident et de l'Extrême-Orient. Nathalie, jeune et solitaire costumière française dont le père vieillissant vit aux Etats-unis, a trouvé un travail de trois mois au cirque de Vladivostok, ville où elle vécut deux ans pendant son enfance après la mort de sa mère.

Découvrant les arts circassiens, elle va aider un trio pratiquant la barre russe (1) - «discipline périlleuse car l'acrobate n'y est pas assuré» et nécessitant de ce fait une entière confiance - à construire un nouveau spectacle pour le présenter au prestigieux festival du cirque d'Oulan-Oude en décembre. Une collaboration surmontant le décalage des langues et réunissant avec elle dans une grande promiscuité, outre Anton et Nino, les deux célèbres porteurs russes, Anna, une nouvelle acrobate ukrainienne ancienne championne de trampoline et Léo, metteur en scène québecois ayant suivi une funambule russe. Des étrangers qui peu à peu vont s'apprivoiser.

1) http://circassien.com/la-barre-russe/

 

 

Narré au présent dans la subjectivité du "je" de sa jeune héroïne, Vladivostok circus est un roman fragmenté en une succession de courtes séquences qui se succèdent sur un axe chronologique. Des scènes riches de dialogues et livrant avec spontanéité les sensations, les émotions, les observations et les pensées fugaces de la narratrice.

Il se divise en trois parties d'inégale longueur. La partie introductive est consacrée à l'arrivée de Nathalie à Vladivostok, à sa prise de contact avec le cirque du même nom - dont ce sont les toutes dernières représentations avant la pause hivernale - et avec ses futurs partenaires. Alors que la dernière, conclusive, est celle du départ pour le festival avant qu'elle ne revienne chez elle. Quant à la seconde, elle constitue le cœur du roman.

On y suit les entraînements, les essais, les échecs, les adaptations et les réussites des artistes, tandis que les personnages, hésitant et tâtonnant, apprennent parallèlement à se connaître au quotidien malgré leurs difficultés à communiquer - tenant moins à la langue qu'à la peur de s'abandonner, de se livrer sans protection.

Leurs liens se tissent et évoluent ainsi dans une sorte de ballet d'approches et de retraits, de confidences et de silences, et l'auteure capte au plus près des corps leurs gestes et leurs regards les plus infimes, tentant de fixer l'éphémère et de cerner leurs secrets. De deviner les failles de leur carapace : ces «micro-fissures» qui peuvent déterminer un parcours, les faire chuter dans leur envol.

 

Marc Chagall

Je les revois sur la piste, les amis avec qui j'ai collaboré. Je vois encore leur visage.

L'auteure introduit de plus dans son récit quelques lettres écrites plusieurs années après de Genève par l'héroïne à son père qui, comme en apesanteur dans leurs fins caractères italiques, viennent en renverser la temporalité et lui donner une tonalité nostalgique émouvante. Et si sa narratrice s'interroge sur la façon dont des proches peuvent soudain devenir étrangers ou au contraire des étrangers si proches, l'auteure matérialise ainsi ce sentiment du passage du temps et une réflexion sur l'oubli et la trace (2) déjà diffuse, faisant de son récit une sorte de longue réminiscence de cette aventure pourtant intense dont les participants se sont perdus de vue. Et elle éclaire non seulement le mystère mais la solitude de nos destinées de passage sur cette terre, destinées dont nous ne maîtrisons pas le cours.

2) Au travers notamment de la persistance des odeurs d'animaux dans ce cirque ou de la "lumière des astres morts" dans l'espace

 

Film tiré du livre Le scaphandre et le papillon

Elisa Shua-Dusapin, percevant le monde d'un regard oblique et pénétrant, avec tout son corps et non sous un angle intellectuel, se dit volontiers "plus visuelle que littéraire". Elle raconte ainsi moins une histoire – dont l'argument s'avère bien ténu – qu'elle n'évoque des atmosphères et ne décline des formes et des couleurs (3) dans une sorte de kaléidoscope réfléchissant à l'infini la lumière, comme les étoiles se réfléchissent sur le dôme de verre du cirque.

Partant du concret, du vivant, et mêlant les personnages à leur arrière-plan, elle juxtapose de manière impressionniste de petites touches imprimant des visions passagères en balayant la texture infinie de la vie : «Est-il possible, en une vie, de faire la somme de toutes les textures qu'on toucherait ? »

Et ses références cinématographiques sont nombreuses (4) dans ce roman dont les plans et le montage se prêteraient bien à l'écran.

3): Cf (à propos des yaourts !) :"je les classe par ordre chromatique, nature, vanille,caramel, café, chocolat"

4) Notamment quand sa narratrice décrit la parade du cirque via l'écran d'un moniteur-vidéo ou qu'elle filme les entraînement en plan rapproché … sans compter toutes les citations de films

 

Un roman approchant avec subtilité les trajectoires de nos vies éphémères au travers de personnages qui, «petits corps suspendus entre ciel et terre», tentent de défier la gravité.

 

 

 

 

 

 

 

 

Vadivostok circus, Elisa Shua Dusapin, Zoé, 20 août 2020, 176 p.

 

A propos de l'auteure :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Elisa_Shua_Dusapin

 

EXTRAITS :

1

p.9/10

Je ne suis pas attendue, je pense. Pour la énième fois, le guichetier parcourt la liste des personnes autorisées. Il vient de faire sortir un groupe de femmes enchignonnées, musculeuses, les yeux bridés. Derrière la grille, j'ai aperçu le dôme de verre, la pierre marbrée sous les affiches de la saison. Je répète que je suis costumière. Le guichetier finit par se tourner vers un écran de télévision. Il ne comprend pas l'anglais, me dis-je encore, pour me rassurer. Je m'assieds sur ma valise, tente d'appeler mon correspondant, un certain Léon, le metteur en scène. J'ai un rire nerveux. Mon téléphone n'affiche plus que trois pour cent de batterie. Comme je m'éloigne en quête d'un lieu où la recharger, je suis hélée par un homme depuis l'intérieur du cirque. Il accourt en retenant ses lunettes. Son corps en longueur contraste avec celui des filles croisées plus tôt. Je lui donne la trentaine.

- Désolé, s'exclame-t-il en anglais, je t'attendais dans une semaine ! Je suis Léon.
- On n'avait pas dit début novembre ?

- Si ! C'est moi qui suis dans les nuages.

Nous contournons le bâtiment jusqu'à une petite cour qu'une palissade sépare de l'océan. Le rivage apparaît entre les lattes. Des lampions s'entortillent sur un arbre. Une caravane beige domine un mobilier en fer forgé, des assiettes traînent sur les tables en guise de cendriers, d'autres rougies par de la sauce tomate. Sur les chaises, sous-vêtements de sport et de dentelle recroquevillés.

(…)

2

p.47/48

Ils reprennent l'entraînement. Pas de périlleux pour cette première séance. Seulement des rebonds. Après quelques pas tâtonnants, Anna donne un signal de la tête, les porteurs fléchissent les jambes, se penchent sur la barre qui se creuse puis se relâche. Elle s'équilibre en faisant tourner ses bras très vite. Je suis assise sur le rebord de la piste, assez près pour voir ses expressions, ses yeux s'ouvrant plus grand chaque fois qu'elle reprend son élan, comme étonnée. Léon prend des notes à côté de moi. Anton et Nino ont le regard rivé sur Anna. Je fixe Nino, son buste, ses épaules dures, les bras qui enserrent la barre et prolongent son corps vers Anton, leur contraction simultanée. J'entends leur respiration, surtout quand ils se mobilisent aux impacts, l'expiration forte. Ils s'interrompent. Ils parlent en russe. Anton est directif. Il montre une posture à Nino qui écoute mains sur les hanches, visiblement impatient. Anna remonte sur la barre. Les mouvements s'harmonisent. Au cœur de la piste encerclée de velours rouge, on dirait un diaphragme. Pulsations rythmées par Anna comme un souffle qui cherche à sortir mais retourne aux poumons. Après quelques sauts, elle crie stop. Ils posent la barre et se réunissent une nouvelle fois. Anton parle plus fort avec Anna, plus dur qu'avec la contorsioniste la semaine passée. Elle a l'air soucieuse. Elle lui répond sur le même ton. Léon me traduit qu'elle veut s'arrêter pour aujourd'hui, elle est trop fatiguée, elle pense que la barre est trop souple pour ce qu'ils veulent faire, ça lui demande beaucoup d'efforts dans les jambes pour aller suffisamment haut et avoir le temps de tourner trois fois, elle s'en rend compte avec la douleur qui lui reste de sa blessure.(...)

 

p. 129

Depuis la fenêtre, tu verrais tous ces gens qui se hâtent. Il y a du vent. Ils baissent la tête pour se protéger des rafales, trottent dans leur manteau pour attraper le tram qui rallie la gare ou la France. Dans ce quadrille, j'ai mis du temps hier, avant de remarquer les camions. Ils se sont défaits, là, sur la place. Ca a pris tout l'après-midi. Ils ont commencé par remuer depuis le centre, se redresser sur des pattes en acier, ventre ouvert, cocons de câbles déroulés, plantés dans le sol et d'un seul coup, juste avant la tombée de la nuit, le chapiteau était debout, bleu, constellé d'étoiles, Starlight écrit en grand sur les conteneurs de la billetterie.


La dernière fois que je suis allée au cirque, c'était l'année où je suis retournée en Russie. La place était bien différente de celle-ci. En Sibérie orientale, dans les steppes de la Bouriatie. Le crottin des chevaux gelait presque aussitôt. Je les revois sur la piste, les amis avec qui j'ai collaboré. Je vois encore leur visage. Leur sourire étrange car au cirque, on s'y accroche quoi qu'il advienne.

 

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Publié dans Fiction

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