La riva proibita / La rive interdite, de Claudia Patuzzi

Publié le par Emmanuelle Caminade

La riva proibita / La rive interdite, de Claudia Patuzzi

Premier roman de l'essayiste et poète italienne Claudia Patuzzi, La riva proibita est sorti en Italie en 2001, puis neuf ans après en France sous le titre La rive interdite (éditions Normant, février 2010). Cette version française fut remaniée (toujours avec la traductrice Marilène Raiola) avant d'être rééditée en février 2020 chez L'Harmattan (1), une nouvelle version tenant compte de ces remaniements devant paraître prochainement en Italie.

 

Si le texte fut très largement conservé avec quelques rares modifications (2), la structure, elle, fut profondément changée. On passe en effet d'un roman divisé en douze chapitres à une sorte de feuilleton en trois parties bien délimitées et quarante et un épisodes bouleversant parfois l'ordre des passages, qui ajoutent vingt-neuf sous-titres aux douze initiaux comme autant de balises supplémentaires - des sous-titres soulignant à mon sens de manière un peu appuyée la progression du récit sans en rompre pour autant la fluidité.

 

1 ) Une version française initiale qui n'est curieusement aucunement mentionnée, ni sur le livre ni sur son site, par L'Harmattan. Et que l'on peut toujours se procurer en cherchant un peu sur le Net, en neuf ou occasion

2) L'auteure ayant notamment supprimé certaines maladresses comme ces onomatopées soulignant les sons qui émergeaient du texte en lettres capitales grossies ...

 

Miniature de G. di Paolo, le Paradis de Dante, premier cercle des professeurs du royaume (Siger de Brabant est le dernier représenté en bas à droite)

Les trois citations en exergue de La riva proibita (malheureusement ôtées de la version française de 2020, tout comme la dédicace) éclairent la genèse du roman et les ambitions de son auteure, ce que confirme une interview donnée en 2015 (3).

Les deux premières, tirées d'un sonnet et du Paradis de Dante, attirent notre attention sur la mort de Siger de Brabant (4) qui fut une des lumières de la philosophie au Moyen-âge. Tandis que la troisième reprend un célèbre et savoureux passage de Rabelais, celui de l'étudiant parisien résumant à Pantagruel la teneur de ses occupations dans un prétentieux et hermétique langage grévé de latinismes : des occupations tournant plus autour de la fréquentation du sexe féminin dans les lupanars du bord de Seine - notamment celui du Grand cul de Sac – que de celle de l'université !

 

Siger de Brabant, ce grand admirateur d'Aristote et d'Averroès (qui enseigna à la faculté des arts de Paris) et dont le credo philosophique séparant la foi de la raison entraîna la condamnation par l'Eglise toute puissante du XIIIème siècle, ainsi que ce monde du savoir exclusivement masculin qui se concentrait à l'époque sur la rive gauche de la Seine et s'exprimait dans un latin incompréhensible au peuple s'avèrent en effet essentiels dans ce roman.

Un roman illustrant le contraste de ces deux rives populaire et savante, de ces deux mondes séparés, en imaginant sur la rive droite une attachante héroïne analphabète, fille d'une prostituée qui, assoiffée de connaissance et emplie d'amour, transgressera l'interdit et passera le pont...

3)https://ladroitebiaise.com/tag/claudia-patuzzi/

4)https://fr.wikipedia.org/wiki/Siger_de_Brabant

 

Paris en 1223 (Nicolas de La Mare), détail

Se déroulant dans le Paris de la seconde moitié du XIIIème siècle, ce roman à la structure globalement linéaire nous conte la tragique histoire de cette enfant à l'âme pure et à l'étrange prénom. Une tragédie en deux actes suivant son héroïne pendant sept ans dans son quartier pauvre et crasseux du Grand cul de Sac jusqu'à son acmé sur la rive interdite, avant qu'elle ne se termine par un long épilogue nous transportant du Brabant à la Flandre.

Regard, fille d'une prostituée lavandière et nourrice répondant au beau nom de Béatrice, grandit dans une sombre impasse malfamée. C'est une enfant dont le regard se porte au-delà des choses, et que semble avoir étonnamment effleurée l'aile de la philosophie. Protégée par sa blonde et lumineuse chevelure nouée par sa mère en une longue tresse, inconsciente des périls qui la guettent, elle parcourt joyeusement ce monde miséreux, bercée par les légendes intemporelles de sa marraine Gudula et par les chansons du ménestrel Maturinus ouvrant un ample espace à son imagination. Et elle exerce sans cesse son ingénue et insatiable curiosité au travers de ses multiples questions.

Sainte Geneviève

 

Victime d'un viol brutal à l'âge de treize ans, qui un temps anéantira ses désirs d'élévation spirituelle, elle n'aura d'issue que la prostitution. Jusqu'à ce que, prenant sa première vraie décision, elle ose désobéir et franchir les deux frontières interdites. Bravant la fatalité, elle tentera de pénétrer un autre monde que celui dans lequel l'ont enfermée sa naissance et son sexe.

Sur le Grand Pont (Pont au Change) menant à L'Ile (de la Cité), elle rencontrera par hasard un jeune clerc étudiant les arts qui deviendra son amant et lui fera retrouver le sourire. Elle s'enivrera alors de cette langue latine dont elle ne comprend pas le sens et, se montrant jalouse de cette philosophie passionnant Marcel, désirant ardemment cette connaissance qui lui est interdite, elle osera le suivre en cachette pour "découvrir le secret que le fleuve enroulé comme un serpent brillant autour de la cité, protégeait ".

Sortant de l'obscurité de son impasse, de sa "ruelle aveugle" ("vicolo cieco") comme on dit en italien, Regard franchira le Petit pont donnant sur la rive gauche, ce quartier universitaire de haute culture. Elle se glissera dans une assemblée d'hommes, assistant à une disputatio (5) capitale réunissant étudiants et maîtres : une dispute très polémique qui prendra pour cible ce Siger de Brabant - dont son amant suivit les cours dans la rue du Fouarre (6).

Comprenant alors qu'elle ne pouvait "rivaliser avec une réalité aussi élevée et sublime" que la philosophie, chassée comme une intruse et réduite à son seul corps de prostituée, elle retournera dans son quartier et se donnera la mort à seulement quatorze ans, s'éteignant après avoir coupé sa lumineuse tresse.

5) https://fr.wikipedia.org/wiki/Disputatio

6) Rue nommée ainsi ("fouarre" signifiant "fourrage","paille" en ancien français) car les écoliers s'y asseyaient sur la paille pour écouter les leçons de leurs maîtres

 

 

La riva proibita est un roman enchanteur dont il importe peu à mon sens de déflorer l'intrigue car son charme réside avant tout dans son écriture. Un roman d'une écriture très poétique et musicale scandé par les rafraîchissantes questions de son héroïne (et les réponses non moins savoureuses de sa mère) et empli de tendresse et de malice. Un roman d'ombre et de lumière traité avec bonheur sur ce mode fabuleux qui transcende les frontières du temps et de l'espace.

De manière très évocatrice, l'auteure y fait revivre concrètement ce quartier du Grand cul de Sac, semblant prendre un plaisir communicatif à décrire précisément ce vieux Paris dont il reste tant de traces. Un Paris moyenâgeux qui parfois nous évoque l'Italie du Sud, notamment lors de «la Pâque des roses» (7). Et, dans cette dispute capitale occupant le cœur du livre, elle éclaire les raisons ayant pu amener à l'époque ce grand philosophe brabantois animé par sa seule passion du savoir et ses compagnons à être réduits au silence. Des philosophes dont nous suivrons l'histoire avec Marcel trois ans après en Belgique.

 

Mais il ne s'agit pas pour autant d'un roman historique, l'auteure se souciant moins d'une reconstitution fidèle (ce que sa dédicace à Gérard Depardieu nous indiquait déjà (8)) que d'interroger notre présent au regard de notre passé. Dès les toutes premières pages, elle annonce ainsi que son livre ne se limite pas à la description de ce monde moyenâgeux disparu mais nous parle aussi de notre monde actuel dans lequel subsistent toujours ces inégalités entre les riches et les pauvres, comme entre les instruits et les illettrés ou les hommes et les femmes :

"Aujourd'hui aussi les gargouilles de Notre-Dame veillent sur les riches et les pauvres avec le même ricanement impartial, mais le fleuve ne sépare plus le monde citadin sur un mode aussi manichéen qu'à l'époque".

Et la narration au passé simple et à la troisième personne laisse place à nombre de commentaires au présent de l'auteure.

7) Qui m'a évoqué parfois Borgo vecchio de Giosuè Calaciura

8) Cet acteur qui a dit à propos de la révolution française : "les hypothèses m'attirent, la reconstitution trop soigneuse, scolaire, m'ennuie"

 

Hyeronymus Bosch, Le jugement dernier, détail

C'est plutôt un roman de formation à la dimension légendaire dont l'héroïne commence son initiation dans son quartier d'origine : auprès de Peringerius, maître verrier travaillant la lumière des vitraux et de Geberlinus, vieil alchimiste à la recherche du grand œuvre dont elle deviendra l'apprentie. Et elle la continuera elle-même, poussée par l'amour et le désir de comprendre ce qui passionne tant son amant.

S'articulant autour de questions (celles de Regard essentiellement mais aussi de Marcel à son vieux maître... ), de réponses ou de silences, comme autour des arguments exposés lors de la dispute, c'est plus encore un roman d'émancipation. Un roman d'émancipation à connotation anachroniquement féministe qui aborde la vie et notre jouissance des biens terrestres en semblant adresser un malicieux clin d'oeil aux trois concupiscences de Saint Augustin. Il nous renvoie en effet tant à la "libido sentiendi", qu'à la "libido dominandi" et à la " libido sciendi" (9), à ces trois désirs qui animent les humains (désirs suscités par le corps, désir de domination et désir de savoir, de connaissance).

Et même s'il n'y a pas de fin heureuse pour la jeune Regard tentant d'échapper à la domination des hommes et du savoir, ni pour ces philosophes européens tentant de faire échapper leur discipline à la domination de l'Eglise, La riva proibita / La rive interdite incite fortement à la résistance. A ne jamais renoncer à poser des questions ni à braver les interdits.

9)https://www.letudiant.fr/boite-a-docs/document/pascal-les-concupiscences-0846.html

 

C'est aussi un roman revendiquant le libre arbitre et la singularité de nos destins au travers des dernières et énigmatiques paroles de son héroïne :"La vie est à moi".

Des paroles qui, si elles expriment une certaine épouvante de ce qu'elle a fait en voyant approcher la mort, semblent surtout revendiquer fièrement la singularité de cette vie regrettée : une vie n'ayant pas épousé la monotonie résignée de tous ces destins humains, ne s'étant pas pliée à la fatalité de son milieu ni de son époque. Une vie libre dont elle décida héroïquement de la fin.

Et si le temps de Regard fut court, sa vie aura néanmoins eu sa lumière.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La riva proibita, Claudia Patuzzi, edizioni dell'oleandro, 2001, 232 p.

 

 

 

 

 

 

 

La rive interdite, traduction de Marilène Raiola, éditions Normant, 1er février 2010, 233 p.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La rive interdite, traduction de Marilène Raiola, éditions L'Harmattan, 4 février 2020, 254 p.

A propos de l'auteure :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Claudia_Patuzzi

 

EXTRAIT :

 

Capitolo I

IL TEMPO

Parigi, ottobre 1267

 

- Devi farti la treccia.

- Perché?

- Perché è mattina.

- Perché è mattina?

- Perché sorge il sole.

- Da dove viene il sole?

- Dall'altra parte?

- L'altra parte, quella che non era nera.

- Dove va a dormire?

- Nell'oceano.

- E non si raffredda?

- Si tramuta in luna.

- E la luna dove va?

- Nell'altra parte della terra, quella che era nera.

- Ma perché è a spicchio di torta?

- Perché qualche cattivo se la mangia.

- Ma come fa il sole a muoversi?

- Il sole gira intorno e la terra sta ferma come una nespola.
- Ma dove poggia la nespola?

- Non lo so, sta sulle spalle di un gigante credo...

- E dove poggia il gigante?

- Insomma, Io sa Dio... alzati, devo farti la treccia.

- E ci sono ancora giganti?

- Qualque volta capita.
- Come San Giorgio? San Marcello? Come Carlo Magno?

- Si.

- Anche il diavolo era un gigante vero?

- Il diavolo era un angelo gigantesco bellissimo e individioso di Dio.

- Sarò santa mamma?

- Chissà.

- Salverò la città dagli Unni come Geznoveffa?

- Forse...

- Avrò una statua per me nella basilica insieme a lei?

- Le statue stanno nelle case dei principi o nelle chiese per essere adorate dai fideli, ma se salverai la città...

- Hanno un'anima le statue?

- Che dici?

- Quella di Genoveffa sembra guardarmi e respirare...

- Solo quelle dei santi hanno un'anima.

- Ed io ho un'anima, mamma?

- Ma certo... è tardi. Alzati, devo lavorare.
- E trasparente, vero?

- Che cosa?

- La mia animan mamma!

- E bianca come un lenzuolo lavato.

- La Maddalena era Bella?

- Lo dicono i vangeli, piccola.

- Com'era la sua anima, mamma?

- Era sporca.

- Ma Gesù l'ha pulita, vero?

- Beh... Diciamo che ha lavato la sua anima...

- Ti confondi, mamma, è la Maddalena che ha lavato i piedi di Gesù, lui l'ha soltanto perdonata, non ricordi?

 

p.22/23

(…)

Il panico dell'Ile esercitava sulla bambina il terrore della frontiera, il tabù proibito, mentre ancora ignorava, perché troppo piccola, il fascino insidioso della riva sinistra, il richiamo oscuro, il mistero, che avrebbe distrutto, nel giro di breve tempo, la sua giovane vita.Nonostante i numerosi nonni, zii e cugini che incontrava di frequente attorno alla sua casa, continuava a ignorare cosa facesse veramente sua madre quando le intimava con rude dolcezza tre o quattro orre di vagabondaggio.

- Mia madre fa la balia e la lavandaia - rispondeva a quei pochi che glielo chiedevano vedendola vagare, così in tenera età e senza meta, per botteghe e postriboli, con un raggio di sole, ora grande ora piccolo, a seconda delle stagioni, che la seguiva ovunque illuminando la treccia attorcigliata.
La sua stessa infanzia non poteva che suscitare stupore, seppure resa pomposa da quella chioma regale, in un mondo sistematicamente maschile e organizzato da adulmti per i loro simili.

(...)

 

Capitolo VII

L'AMORE

Parigi, ottobre 1273

p.89/90

Sino all'età di tredici anni Regard non aveva mai preso vere decisioni.

Si era mossa ubbidiente prima dentro il recinto del vicolo, poi in quello più vasto dei quartieri poveri della riva destra fino ai mercati delle Halles o a Rue Saint Denis, dove l'aspettavano lae vetrate rosse di Peringerius o l'odore umido del bosco di faggi, un po' più lontano. Mai aveva varcato il fiume o era salita sui ponti.

Il fiume aveva rappresentato per tutti questgli anni prima un pericolo, poi un divieto, come un muro reso ancor più insuperabile dai fantasmi della sua rigogliosa immaginazione.

(...)

Un bel giorno di ottobre, invece, d'impulso, lasciò subito il vicolo sapendo di essere diretta all'Ile e alla riva sinistra. Conosceva bene il percorso fion alle Halles, dove era andata sempre, fin da piccola, a comprare la legna e il fieno o qualche bottiglia di vino, ma non era ancora sicura di sapersi orientare nelle viuzze vicine, cì fitte e intricate.
Ricordava ancora la violenza del 14 settembre, quando si era persa ed era stata colta all'improviso dal buio e dal coprifuoco, quando i suoi sogni erano stati brutalmente interrotti sul loro nascere... Mise le palme delle mani sulle palpebre chiuse e spinse forte per cancellare al più presto la visione incandescente di quella notte, finché il campo visivo, dapprima completamente nero, fu occupato da macchie viola e poi da strutture geometriche, simili a un rosone impazzito, viola, nero e cremisi, mentre una bussola immaginaria guidava le macchie verso sud.

(...)

 

 

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