Hemlock (à travers les meurtrières), de Gabrielle Wittkop
Alors que Hemlock (Presses de la Renaissance, 1988) était depuis longtemps épuisé, les éditions Quidam ont eu la bonne idée de rééditer ce monument littéraire à l'occasion du centenaire de la naissance de son auteure Gabrielle Wittkop. Et elles nous en offrent l'édition définitive, revue par cette dernière, qui abandonne le sous-titre "ou les poisons" pour "à travers les meurtrières" - en jouant de l'ambivalence de ce dernier terme.
L'auteure s'y intéresse au mystère des destinées de trois meurtrières : Beatrice Cenci (1) et Marie-Madeleine Dreux d'Aubray (la marquise de Brinvilliers) (2) ayant toutes deux inspiré nombre d'écrivains ou d'artistes, ainsi qu'Augusta Fulham, beaucoup moins connue. Trois jeunes femmes de la bonne société, instruites et ferventes lectrices, s'étant illustrées dans l'Histoire en empoisonnant et/ou faisant assassiner leurs proches, et qui furent condamnées à mort lors d'un retentissant procès. Et elle nous entraîne ainsi dans l'Italie de la fin de la Renaissance, le Paris du Grand siècle puis l'Inde britannique du début du XXème.
1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Beatrice_Cenci
2) https://fr.wikipedia.org/wiki/Marie-Madeleine_Dreux_d%27Aubray
Gravure de 1876, Locuste essayant son poison sur un esclave en présence de Néron
Le roman est dédié aux «Locustes imaginaires», l'auteure mettant avec ironie au pluriel le nom de la célèbre empoisonneuse de la Rome antique qui sommeillerait en chacun d'entre nous. Avant de nous introduire dans le «délicieux dédale où les livres montent à l'assaut des plafonds» qu'habite son héroïne éponyme et de nous plonger dans les abîmes de l'âme humaine, il s'ouvre sur une inquiétante épigraphe de Shakespeare reprenant les paroles d'Ophelia dans Hamlet : «Lord! We know what we are, not what we may be.» («Seigneur, nous savons ce que nous sommes, pas ce que nous pouvons être.») Car les voies de la destinée restent impénétrables : «On ne sait rien. Ténèbres. Cécité.»
Et Gabrielle Wittkop va tenter d'approcher par la fiction la vérité de ces héroïnes bien réelles, d'imaginer cette «part du discours passée sous silence » (3).
3) Cf la formule revenant en leitmotiv tout au long du livre : «La vérité est la part du discours passée sous silence.»
UNE CONSTRUCTION ORIGINALE MAGISTRALE
Ce qui fait l'originalité de cet impressionnant roman de plus de cinq cents pages (en grand format), c'est la façon magistrale dont l'auteure embrasse ces trois biographies romancées d'empoisonneuses qui se font écho et, mettant en scène son couple sous les traits d'Hemlock - signifiant en anglais "cigüe" - et de H., les fait aussi entrer en résonance avec son vécu, avec ses propres désirs mortifères inavouables.
Ce roman fut en effet initialement publié peu après la disparition de son mari Justus qu'elle aurait, à ses dires, incité à se suicider pour le faire échapper à sa déchéance physique inéluctable et retrouver sa propre liberté perdue du fait de la maladie de Parkinson dont il était atteint. Un mari pourtant aimé, «sorte de double d'elle-même» avec lequel elle partagea pendant une quarantaine d'années le sel de la vie dans une grande complicité intellectuelle :
«Yet each man kills the thing he loves»(«Pourtant chacun tue ce qu'il aime»), écrivait Oscar Wilde (4)!
4) citation du poème d'Oscar Wilde The ballad of Reading Gaol (1897) reprise en leitmotiv tout au long du livre.
Shéhérazade et le sultan, miniature de Sani ol-Molk pourL
Gabrielle Wittkop enchâsse ses trois récits dans un récit cadre épousant les hésitations de cette héroïne déchirée entre son attachement pour son mari et son désir de précipiter sa fin: «Chaque jour Hemlock souhaite la disparition de H., tout en sachant qu'elle pleurera sa perte.»
Hemlock apparaît alors comme une sorte de Shéhérazade qui repousserait chaque jour, non sa propre mort mais ce suicide nécessaire, en racontant par épisodes à H. l'histoire de ses «trois sœurs vénéneuses». Et tous deux se divertissent ainsi de leur enfer en racontant ou écoutant «ces drames qui justement ne sont pas les leurs et où bougent les enfers des autres».
Ce récit cadre (se distinguant par ses caractères italiques) est fragmenté en courtes sections d'une demi-page à deux pages pour la plupart qui, dans un maillage régulier, alternent avec les dix à douze épisodes de chacun des récits enchâssés, le tout s'enchaînant avec fluidité. Et dans ce fil actuel narré au présent par un narrateur omniscient pénétrant les pensées ou les rêves d'Hemlock (ou parfois de H.), on suit cette dernière à Paris comme dans ses voyages, dans des lieux directement ou indirectement liés aux trois meurtrières lui permettant d'introduire habilement chaque récit les concernant (5). Une héroïne très présente dont le "je" est restitué au cours de nombreux dialogues – notamment de conversations avec son mari sur leur propre drame et sur ces récits partagés – ou dans quelques lettres.
5) Ainsi Hemlock à Rome aperçoit-elle la Judith et Holopherne de T. Zuccari qui ornait le Palazzo Cenci du temps de Béatrice, dont avait hérité son logeur le Marchese S.. Tandis que, de retour à Paris, elle voit chez l'antiquaire du Marais chargée de vendre ce tableau pour le Marchese une toile de Lely, peintre auquel la Marquise de Brinvilliers aurait servi de modèle pour son Iris …
Quant aux trois récits enchâssés, narrés également à la troisième personne mais au passé, ils déroulent des séquences plus longues et privilégient les descriptions, pour notre plus grand bonheur.
Car Gabrielle Wittkop, dans un style flamboyant très évocateur, parfois à la frontière du rêve et de la réalité, n'a pas son pareil pour créer une atmosphère (6) et décrire de manière détaillée mais jamais ennuyeuse les villes, palais, châteaux, maisons et jardins, les personnages, leurs coiffures et leurs costumes, les fêtes et les activités quotidiennes, comme la variété des plats … même les odeurs ont chez elle une couleur et s'avèrent créatrices d'images, nous faisant ainsi voyager. Tandis qu'avec un hyper réalisme doublé d'une ironie macabre, elle nous plonge dans l'horreur des violences et divers supplices imposés à ses personnages. Et elle nous enchante en nommant les choses et faisant sonner les mots, se délectant de manière communicative de tous ces termes d'époque vieillis, ou locaux (français, italiens, anglais ou hindi (7)), et redonnant aussi vie à quelques termes littéraires savoureux tombés en désuétude.
6) Atmosphères angoissantes ou libertines notamment, l'auteure brouillant de plus parfois les temps et les lieux
7) L'auteure propose dans ses notes à la fin du livre un petit lexique hindi
Si le récit cadre introduit, évoque ou commente les récits enchâssés, ces derniers s'inscrivent aussi dans cette gigantesque toile déployée par l'auteure, dans ce système d'échos et de jeux de miroirs.
Ils sont d'abord reliés entre eux par la déclinaison de grands thèmes comme celui du double si cher aux Romantiques (8), de l'ambivalence et de l'ambigüité, de la Mort qui irrigue tout le livre entre Danses macabres, (dont les figures parfois s'animent) empoisonnements, décapitations et pendaison ..., ou de cet implacable Destin. De multiples petits motifs plus ou moins récurrents (9) et nombre de formules répétées emprisonnent de plus ces récits dans un fascinant tissage, quand ils ne se font pas directement et malicieusement référence l'un à l'autre (10), le tout donnant une grande unité au livre.
Et, ainsi guidés, nous pouvons nous enivrer d'une délicieuse sensation de vertige, sans jamais nous perdre dans les dédales et les méandres de ce livre foisonnant.
8) Hemlock, double de l'auteure, outre que son mari est né comme elle sous le signe des gémeaux, se projette dans ses sœurs meurtrières. Tout comme Marie-Madeleine d'Aubray épouse le marquis de Brinvilliers «qui ressemble à sa femme comme une soeur» et se laisse séduire par Jean-Baptiste Godin de Sainte Croix , «un homme lui ressemblant comme un frère »...
9) Les plus récurrents étant ceux de la cigüe, du labyrinthe et du miroir de la harpie ou de Méduse, mais aussi du tigre ou du rhomboèdre ...
10) Augusta Fulham dans le troisième récit lit notamment The Cenci de Shelley et La Brinvilliers d'Alexandre Dumas
LA PUISSANCE TRAGIQUE DU MYTHE
Tête de Méduse, Le Caravage, 1595
Quant à la cruauté, ce n'était certes pas de force mais bien de veulerie qu'on avait besoin pour l'accepter. La cruauté du monde réel, s'entend, car pour celle des légendes ou des tableaux, c'était tout autre chose : une leçon, un spectacle, une catharsis, peut-être un oracle. ( p. 34)
Baigné de références littéraires et picturales, Hemlock est une œuvre puissante et érudite qui transcende la réalité de ces drames cruels en les faisant entrer dans le mythe. Ces drames deviennent ainsi des tragédies antiques, l'auteure nous rappelant sans cesse que nous sommes au théâtre (11) et sachant planter un décor, veiller aux costumes et aux coiffures et régler les éclairages. Tandis que ses héroïnes semblent actrices de leur vie vénéneuse et, revenues à la réalité, dans une sorte de dissociation de leur être, se sentent étrangères à ce rôle joué comme en rêve sur la scène du crime, ne comprenant pas bien après coup leur condamnation.
Ce sont aussi des tragi-comédies quotidiennes, des «drame[s] de Beckett adapté[s] pour le Grand-Guignol», la dimension grotesque et carnavalesque étant très présente chez cette auteure à l'ironie sulfureuse qui se réclamait souvent de Sade.
11) «toute la ville prenait d'ailleurs des airs de théâtre» et le jour de son exécution où les théâtres font relâche, la Brinvilliers retombe durement dans le monde réel. De même le steamer amenant Augusta à Bombay semble «un vaisseau de théâtre», et le temps chaud arrive en Inde «comme sur la scène d'un drame»...
Et si les références à des tableaux reprenant notamment les grands mythes sont nombreuses, l'auteure a également une manière très picturale de décrire, peignant des formes et des textures, et se montrant attentive aux détails, aux couleurs et aux jeux d'ombre et de lumière, à «la spirale d'une boucle» ou à «l'éclat d'un tissu» : «ce qui m'importe, c'est la façon dont sont pliées les serviettes, c'est la robe de la dagyde que je suis en train de modeler (...) Ce qui compte, c'est la cigüe (...), c'est la carcasse de faisan et la tache de bourgogne sur la nappe. Rien d'autre que ce que je peins.»
Georges de La Tour, La diseuse de bonne aventure (détail)
Dans la mythologie grecque, les lois du Destin étaient écrites de toute éternité et seuls les oracles pouvaient entrevoir et révéler ce qui y était écrit. Hemlock semble de même placé sous le signe de la fatalité car «tout [y]arrive selon des motifs prévus et formulés dans le passé, le présent, le futur, dans une structure qu'on nomme éternité», l'auteure multipliant les signes prémonitoires. Et la Danse macabre est là pour nous rappeler que nul d'entre nous n'échappera à la Grande Faucheuse.
Dans cette perspective semblant remettre le temps à plat dans le grand livre du Destin, on peut alors condenser une vaste durée en un instant, le narrateur au regard surplombant anticipant ainsi souvent l'avenir : «Pippa commença d'attendre l'amour mais ce fut sans jamais l'avoir trouvé que soixante ans plus tard, elle abaissera pour la dernière fois le raide auvent de ses cils».
Un narrateur qui, contrairement aux personnages, ne prendra pas «pour un début ce qui fut un enchaînement secret, une suite préparée de tout temps».
Mais les destinées de nos trois empoisonneuses sont tellement terrifiantes qu'aucun des oracles les ayant entrevues n'osera les révéler. Label, l'astrologue du ghetto de Rome, le regard «rempli de terreur et d'effroi » s'abstiendra de fournir à donna Ersilia l'horoscope de Béatrice. La vieille bohémienne devineresse du Pont-Neuf, après lui avoir mis dans la main un grand jeton de cuivre nécessaire pour dire la bonne aventure, écartera d'un seul coup la main de Marie-Madeleine «avec la brusquerie que l'on met à rejeter un scorpion». Tandis qu'un «chiromancien bossu étudia la main de Mrs Augusta Fulham puis la laissa sans rien dire et sans demander d'argent ».
DES TONALITES DIFFERENTES
Judith décapitant Holopherne, Le Caravage, vers 1598
Le premier récit consacré à Béatrice, très pictural, nous entraîne dans une Rome de la fin de la Renaissance qui garde un aspect labyrinthique et médiéval avec tout son réseau de ruelles, de venelles et d'impasses. Dans un monde obscur, violent et tourmenté, de tonalité caravagesque.
L'escalier et les salles du Palazzo Cenci sont ainsi ornées de peintures «assez bonnes» qui parlent toutes «de sang répandu», et traitent de sujets que Le Caravage ou Guido Reni (fortement influencé par le grand maître du clair obscur) ont peint : «la soldatesque massacrait les Innocents, Caïn tuait Abel, les archers criblaient de leurs flèches Saint-Sébastien, Thésée brandissait la tête de Méduse, Judith égorgeait Holopherne» - cette dernière peinture interpellant et accompagnant la jeune héroïne toute sa vie.
Béatrice quittera le Palazzo pour être éduquée au couvent franciscain de Montecitorio à l'époque où «il Caravaggio avait commencé un très beau Martyre de San Matteo». Puis, dans la forteresse de la Petrella où elle sera ensuite séquestrée avec sa mère, c'est une autre peinture qui la fascinera : une grande fresque de la Danse macabre recouvrant les murs de la salle des repas.
Torture et exécution de la Brinviliers
Le second récit nous plonge lui dans la société aristocratique française, dans le Paris du XVIIème siècle, celui des beaux esprits et des libertins.
Dès son enfance à Picpus hors les murs, Marie-Madeleine est livrée à elle même, s'enivrant tant de «l'odeur des herbes» que de ses lectures dans la grande bibliothèque. Elle y lit en toute liberté le Traité des herbes potagères comme Catulle dont elle apprécie «la causticité, les invectives obscènes et la brûlante passion». Elle aime le vin «pour cette chaleur de vie qu'il fait descendre en elle» et scandalise par son mode de vie indépendant à une époque «où il fallait au moins attendre d'être mariée pour être libertine».
Epousant le marquis de Brinvilliers, elle habite alors le Marais, «le quartier des précieuses et des libertins», va comme «tous les beaux esprits» au théâtre, méprisant l'héroïsme mais aimant «entendre s'égosiller les Romains», tandis que son mari l'initie volontiers «aux joies et aux affaires du tripot». Et, vivant avec son amant Sainte Croix «une première assomption qui était aussi une chute abyssale», elle trouvera à nouveau jouissance en essayant avec bonheur ses poisons sur son entourage...
Chasse au tigre, gouache anonyme, 1892
Le troisième récit, se situant au tout début du XXème siècle dans l'Inde coloniale britannique, prend une dimension tant provinciale qu'exotique et surtout fortement ironique, l'auteure s'amusant à parodier Flaubert en faisant de son héroïne une sorte de Mme Bovary !
A Londres, Augusta s'ennuie et lit des romans en cachette. Elle écoute avec fascination une servante répondant au nom d'Emma commenter les crimes terrifiants de Jacques l'éventreur et rêve en écoutant l'oncle Fred se remémorer cette «Inndhia» de son enfance qui enflamme son imagination : «là-bas, on ne s'ennuyait jamais, des ciels immenses bombaient leur voûte sur des jungles où vivaient des tigres».
Elle épouse un officier alcoolique et ruiné de l'armée coloniale lui permettant de s'installer dans cette Inde paradisiaque imaginée. Mais à son arrivée à Bombay, c'est une ville sale et grouillante, «un peuple médiéval» qu'elle découvre avant de gagner Meerut. Elle ne s'adapte pas à ce pays ni à son climat et commence à dépérir, jusqu'à ce qu'elle rencontre un médecin militaire venu soigner sa fille : un beau lieutenant à la réputation de séducteur qui deviendra proche du couple. L'aventure se présentant enfin, elle s'y lancera avec passion et entrera progressivement, sans heurt, dans la voie du crime pour éliminer son mari ...
Habile conteuse et remarquable peintre, Gabrielle Wittkop nous envoûte de son écriture luxuriante érudite et ironique, tantôt lyrique, onirique ou fantastique, réaliste, burlesque ou macabre. Et, au sein d'une vaste et fascinante architecture cimentée de multiples résonances, elle réussit à donner des tonalités différentes et même contrastées à ces trois récits se faisant écho. Aussi, bien qu'ils s'enchaînent avec une grande fluidité, ressent-on le besoin de marquer une pause entre chacun d'eux pour profiter pleinement de leur atmosphère spécifique. Trois romans en un, que demander de plus ?
Hemlock (au travers des meurtrières), Gabrielle Wittkop, Préface de Karine Cnudde, Quidam, 8 octobre 2020, 556 p.
Gabrielle Wittkop est née le 27 mai 1920 à Nantes et décédée le 22 décembre 2002 à Francfort.
Elle rencontre dans le Paris sous occupation nazie un déserteur allemand homosexuel du nom de Justus Wittkop, âgé de vingt ans de plus qu’elle. Ils se marient à la fin de la guerre, union qu’elle qualifiera d’"alliance intellectuelle". Son mari se suicide en 1986, alors qu’il est atteint de la maladie de Parkinson. Gabrielle Wittkop affirmera : "Je l’y ai encouragé. J’ai raconté ça dans Hemlock."
Elle est l’auteure d’une littérature dérangeante, macabre, au-delà de toute morale. Son style ainsi que ses centres d’intérêt apparentent son œuvre à celles du Marquis de Sade, de Villiers de L’Isle Adam, de Lautréamont, d’Edgar Allan Poe, mais aussi de Marcel Schwob. (éditions Quidam)
EXTRAIT :
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On peut lire un extrait sur le site de l'éditeur : ICI