Freshkills, Recycler la terre, de Lucie Taïeb

Publié le par Emmanuelle Caminade

Freshkills, Recycler la terre, de Lucie Taïeb

Au centre de ce nouveau livre écrit en 2015 mais publié en France (1) seulement cinq ans après, un thème récurrent dans l'œuvre de l'auteure : celui du déni de réalité, de cette illusion rendant invisible ce qui trouble notre confort et altérant notre perception du monde. La «séparation mentale» née de cette dissonance entre surface lisse et ordonnée et dessous enfoui  suscite en effet chez elle un profond malaise.

1) Il est paru au Québec aux éditions Varia en 2019.

 

 

Freshkills est un essai protéiforme tenant également du récit de voyage, de l'enquête et du journal intime qui «interroge la place des déchets dans nos vies et ce que cela dit de nous». Très sérieusement documenté (2) et argumenté, citant nombre d'ouvrages divers, il décrit en effet aussi des lieux et interroge des gens rencontrés, tout en mêlant des réflexions intimes.

2) L'auteure ayant lu pour ce faire de nombreux ouvrages d'experts (historiens, urbanistes, géographes, anthropologues) tout en recherchant un corpus littéraire

 

Sa genèse s'articule autour de la découverte par l'auteure, en lisant le roman Outremonde de Don DeLillo, de cette décharge de New York nommée Fresh Kills sise sur Staten Island. Une gigantesque décharge à ciel ouvert qui absorba de 1948 à 2001 des millions de tonnes d'ordures, d'objets détruits et même les restes de cadavres mêlés aux gravats résultant de l'effondrement des twin towers, et qui se trouve désormais en cours de réhabilitation - les déchets de la ville étant aujourd'hui acheminés en Caroline du Nord. Une fois recyclée, elle deviendra ainsi le propre et verdoyant Parc de loisirs de Freshkills, effaçant comme par magie des décennies de destruction de la faune et de la flore et la toxicité et la puanteur si longtemps infligées aux habitants de cette zone.

Une genèse remontant aussi aux recherches menées auparavant par l'auteure pour sa thèse dans les archives berlinoises où elle répertoria les demandes d'indemnisation des descendants et proches des juifs victimes de spoliation durant la seconde guerre mondiale. Tandis que le mémorial de la Shoah bâti sur la Postdamer Platz cherchait à rendre enfin visible au travers de multiples stèles vides ce que la ville porte de morts oubliés.

C'est ainsi un livre s'ancrant dans la «disparition des corps et des objets» et dans cette «inquiétude de mémoire» qui semble hanter l'auteure :

«Je veux explorer de nouveau une présence invisible qui me préoccupe, m'inquiète et me hante. Ce lieu, c'est la décharge de Fresh Kills».

 

 

Encadré d'un avant-propos et d'une postface, ce récit/enquête propose un cheminement en huit étapes dont chacune est annoncée par un texte en italique mis en exergue qui semble relier ces différentes étapes à des préoccupations plus personnelles ou une introspection mettant en jeu la psychée de l'auteure.

On passe ainsi de l'«EDEN» initial d'une zone marécageuse propice à une nature sauvage, d'un espace de liberté «où vivre est encore possible» à la chute («DECHOIR») quand, dans la prolongation de ce courant hygiéniste né à la fin du XIXème siècle, l'Etat décide d'installer une décharge provisoire qui avec arrogance et mépris va vertigineusement proliférer et devenir la plus grande décharge à ciel ouvert du monde.

Puis, lors de ses recherches en bibliothèque, l'auteure, face à cette «décharge de mots et d'idées» faisant «ALLEGEANCE» à cette hypocrite bienséance hygiéniste reléguant à la marge déchets et déclassés et occultant la destruction et la mort, entre en résistance. Il lui faut pénétrer «l'envers de cette réalité désincarnée».

Elle va alors traverser l'océan, se rendre à Staten Island pour «savoir ce que l'on ressent lorsqu'on a sous ses pieds plusieurs décennies de déchets, autour de soi une nature en reconstruction, et en face Manhattan», ce qu'elle raconte dans le chapitre «FRESHKILLS PARK TOUR». Et, si «tout se répare désormais» si, dans la logique capitaliste, tout se recycle pour à nouveau produire des bénéfices, il reste néanmoins «cette part de nous, impitoyable, qui se souvient». Freshkills, cet envers de notre société de consommation effrénée, s'affirme ainsi comme «l'épicentre» de «ce grand vide qui nous submerge», le symbole de «la vacuité, la vanité sans fin de nos existences protégées».

Une visite à Brooklyn et au mémorial Ground Zero exacerbe ensuite chez l'auteure son malaise à vivre «dans ces villes qui puent la mort sous leurs pelouses artificielles», et sa «HANTISE» d'être soi-même un de ces morts errants incapables de trouver délivrance. «Adhérer au récit de Freshkills», faire allégeance à ce «semblant de monde» comporte en effet pour elle un prix à payer beaucoup trop lourd : celui d'une «conscience divisée».

Dans le chapitre «LES JARDINS SUSPENDUS», face à ce parc rutilant échafaudé au dessus des déchets, à la «puissance mortifère» de cette «domestication», elle crie sa peur d'accepter ce monde intolérable qui lui est proposé, son impuissance à pouvoir le changer. Tandis que dans «REVENIR» elle constate qu'il suffit de pouvoir changer, non le monde, mais de monde, c'est à dire changer de langage. De rompre avec le langage de l'expertise et de l'objectivité, celui des gestionnaires, comme avec la «parole neutre désincarnée» de la bureaucratie urbaine.

Et enfin dans «MEMOIRE CONTRE MEMOIRE», constatant que «le règne de la surface qui apprivoise les inquiétudes aplanit jusqu'à nos mémoires», elle tente de s'extraire de «ce petit royaume de zombis bienséants» parmi lesquels elle vit. «Il n'y a plus qu'à vouloir et à désirer», les êtres humains pouvant prétendre à la vérité. «Un langage qui dévoile la vanité de la parole creuse» lui permettra ainsi «de faire l'expérience d'une autre manière de parler, c'est à dire d'une autre façon de vivre».

 

 

L'engagement, le combat de Lucie Taïeb se porte donc essentiellement sur le langage. Il semble en effet que son écriture, qu'elle soit factuelle, réaliste, fictive ou poétique, lui permette de pouvoir saisir cette réalité devenue invisible mais «qui existe néanmoins bel et bien», car «ce qui est nié ne disparaît pas pour autant». D'atteindre ainsi «une connaissance plus complète du réel».

Faisant un pas de l'autre côté, elle fait ainsi appréhender pleinement ce réel au lecteur, lui dévoilant une vérité cachée. Ce que fit également de manière romanesque Guillaume Poix dans Les fils conducteurs (Verticales, 2018) qui se déroulait dans la décharge ghanéenne d'Agbogbloshie (3).
3)http://l-or-des-livres-blog-de-critique-litteraire.over-blog.com/2018/06/rencontre-avec-guillaume-poix-sainte-cecile-les-vignes-15/06/18.html

 

 

 

 

Freshkills, Recycler la terre, Lucie Taïeb, La Contre Allée, 22 octobre, 128 p.

 

A propos de l'auteure :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Lucie_Ta%C3%AFeb

 

EXTRAIT :

p. 21/24

L'enfance, la toute petite, comme âge encore sans loi où n'existe, entre les objets, les matières, les choses, aucune hiérarchie. La feuille, la plume, sont ramassées par terre, glissées dans la poche, portées à la bouche. Rien n'est encore sale – rien n'est propre non plus. Et je revois l'enfant avec ses petits cubes de bois colorés, me donnant l'un, puis l'autre, tendant très vite sa main ouverte pour que je les lui rende et modifiant quelques jours plus tard le jeu à l'improviste, alignant côte à côte tous les cubes au fur et à mesure que je les lui redonne, créant un ordre qui n'existe que pour lui et qu'il s'amusera, dès la ligne achevée, à détruire.

EDEN


Au commencement était l'idylle.
Sur la rive nord-ouest de l'île s'étendent des territoires vierges que les premiers habitants du lieu, Indiens de la tribu Lenape, parcourent à pied, en canoë, marais salins à la flore singulière, opulente. Il ne reste de cette période que quelques artefacts exposés au sous-sol du Musée historique de Staten Island, fossiles, objets dont plus aucun n'est authentique, et ce film diffusé en boucle. J'en garde un souvenir flou, musique supposée autochtone et reconstitution de scènes d'une vie qui, brutalement, s'achève.

Les premiers colons ont traversé la mer, conquis le territoire des Lenapes. Hollandais, ils renomment dans leur langue ce paysage qui désormais leur appartient, émaillent tous les environs, veinés de cours d'eau, d'un même mot, kills, «source», qui en anglais évoque le massacre. Arthur Kills : la source d'Arthur, Fresh Kills : source fraîche, Great Kills, la grande source (ou tuerie).

 

Parmi les joncs résonne le cri distinctif de l'aigrette bleue, on entend le froissement des herbes hautes au passage des castors et autres petits mammifères, un silence de chants, de clapotis, de craquements. Ici, vivre est encore possible, la nature s'offre à la main de l'homme, à la cueillette, à la chasse, à la pêche. En ce lieu qui aujourd'hui n'existe plus, on raconte qu'au début du siècle passé, de vieilles femmes venaient chercher des herbes médicinale, des Italiens par grappes passaient leur dimanche à l'affût des champignons qu'eux seuls savaient dénicher, et des juifs en habit noir choisissaient entre toutes les quelques baguettes de saule, les plus belles, les plus souples, qui serviraient au rituel de leur fête des cabanes. Pourtant, un autre destin attend cette terre impropre à la culture et sur laquelle on ne peut rien bâtir. Si certaines rives de Staten Island restent préservées, Fresh Kills perdra sa pureté, sa fraîcheur, pour devenir le nom d'une honte.

(...)

 

Publié dans Essai

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