Belleville Mamie Blues, de Jean-Jacques Fradet
Jean-Jacques Fradet retrace l'histoire de sa grand-mère maternelle, Juive polonaise ayant quitté en 1939 la Galicie de ses ancêtres avec ses parents et ses sept frères et sœurs aînés pour fuir la violence des pogroms. S'installant à dix-huit ans avec son père Aron et sa mère Rosa à Belleville, quartier parisien métissé, «terre d'exil pour tous ceux que les massacres avaient chassé de chez eux», elle y construisit sa vie. Une vie très vite bouleversée, après quelques années d'insouciance retrouvée, par la guerre, les rafles et la déportation des Juifs.
Belleville Mamie Blues est ainsi une biographie familiale et un récit d'exil où se croisent de multiples trajectoires, qui suit sur quasiment un siècle «l'itinéraire extraordinaire d'une famille ordinaire» prise dans les rets de l'Histoire et l'horreur de la Shoah. C'est aussi un chant nostalgique en hommage à une grand-mère disparue mais aussi à ce pays perdu de Belleville, à cette «Petite Pologne» où on parlait un yiddish mâtiné de français populaire et d'argot parisien, dont «chaque rue, chaque boutique, chaque bistrot» rappelle à l'auteur l'histoire familiale et le ramène aux siens. Un hommage rendu tant à une certaine culture populaire française, avec ses cafés et ses bals musette, qu'à la culture ashkénaze avec notamment sa cuisine (1) et ses contes Chelmiques (2).
1) De nombreux plats et gâteaux yiddish sont évoqués dans le texte et l'auteur nous transmet les recettes de Mamie en annexe du livre.
2) https://fr.wikipedia.org/wiki/Chelm_(folklore)
Ce livre est né d'une déflagration quand, quelques jours après la mort de sa grand-mère en 1993, l'auteur découvre en triant ses affaires un document faisant vaciller son «ancrage héréditaire» : l'acte de disparition de son mari Yankel qui fut interné à Drancy puis déporté à Auschwitz en septembre 1942. Il réalisa alors, sa mère étant née en 1944, que celui qu'il avait toujours cru être son grand-père ne l'était pas ! Et ce secret de famille jamais éventé, ignoré même de sa propre mère qui fut bercée d'un «récit officiel dissuadant de toute curiosité historique», lui fit entrevoir la part d'ombre de la vie de «Mamie» et de ses proches.
Cette énigme le poussa à se remémorer ses conversations avec sa grand-mère, faisant ainsi resurgir tout le passé familial, à fantasmer et enquêter dans une sorte de «Cluedo perpétuel» pour «faire éclore une liste de grands-pères potentiels», et notamment à s'interroger sur cette ressemblance étonnante de sa mère avec son cousin germain, l'acteur Charles Denner (3) dont elle est le sosie.
Et cette quête de ses origines l'amena non seulement à assumer cet héritage profondément lié à la Shoah qu'on ne lui avait jamais imposé, mais aussi à rompre le silence pour transmettre la mémoire de tous ces morts à ses propres enfants. Il lui fallait en effet parler de ces morts, les nommer et les faire revivre pour les sortir de l'oubli et perpétuer leur souvenir en passant le témoin, car «où se rencontrent les morts si ce n'est sur les lèvres des vivants»? (4).
3) Le livre comporte ainsi une biographie de Charles Denner nous parlant tant de son enfance que de sa carrière cinématographique
4) Citation de Samuel Butler mis en exergue du livre et reprise dans l'excipit
Charles Denner dans L'homme qui aimait les femmes de F. Truffaut
Jean-Jacques Fradet va compléter les souvenirs transmis par une recherche documentaire et un certain nombre de lectures. Et si son livre tient au départ du récit familial intime, il s'élargit au récit documentaire s'appuyant sur des données précises, chiffrées, et divers éléments, personnages et événements ayant eu un rôle historique dans cette terrible histoire collective, tout en ajoutant aux photos et divers documents familiaux reproduits photos d'archives et cartes postales ...
L'auteur aime de plus insérer dans son texte de nombreuses chansons de Brel, Aznavour, Barbara ou Ferrat … qui en renforcent l'atmosphère. Et il n'hésite pas à donner plus de chair et de vie à son récit en le tirant vers la fiction, se plaisant à reconstituer, en les imaginant, certaines situations vécues (ou supposées), et même, semble-t-il, à étoffer ou inventer certains personnages pour renforcer son propos.
Un mélange des genres qui ne fonctionne pas toujours parfaitement à mon sens. Car si l'on accepte facilement de voir nommer «Mamie» cette grand-mère devenue un véritable personnage romanesque, on est un peu gêné de rentrer dans l'intimité de l'auteur s'adressant à ses proches en évoquant «Maman» sans prendre de recul. Et les personnages de l'Allemand Wolfgang et de sa sœur Inge – quelle que soit leur part d'authenticité - se rattachent assez artificiellement à cette histoire, paraissant peu crédibles, même si on peut comprendre les raisons de leur introduction (5).
Mais ces réserves ne nuisent aucunement à l'intérêt de ce livre aussi attachant, émouvant, qu'instructif qui a le mérite de relier l'accélération des événements politiques en Allemagne, en Pologne et en France et le contexte socio-économique global à une approche micro-sociétale permettant d'appréhender les mécanismes de la Shoah de manière concrète et incarnée, tout en nourrissant de nombreux questionnements.
5) Wolfgang (prétexte à introduire Aachen dans les lieux du récit), ne serait-il pas également là pour éviter tout manichéisme en ne mettant pas tous les Allemands dans le même sac ? Et la venue de sa soeur Inge ne met-elle pas simplement en place un effet de miroir, son «inaccessible quête pour mettre enfin un visage sur l'amour de son frère» nous renvoyant à celle d'un auteur cherchant de même à mettre un nom et un visage sur son grand-père ?
Dans le ghetto de Tarnòw
Belleville Mamie Blues prend la forme d'un puzzle dont les multiples morceaux en s'imbriquant viennent peu à peu nous éclairer. Jean-Jacques Fradet tente en effet de recoller toutes ces bribes de souvenirs, et son récit fragmenté en une multiplicité de courtes séquences, comme autant de pièces, va remonter à Tarnòw en Pologne, là où tout a commencé, pour revenir, bouclant la boucle, à cette ville où il ne reste plus désormais aucune trace des Juifs, «de leur maisons, de leurs quartiers de leurs lieux saints et de leur culture».
Il nous entraîne ainsi de Tarnòw à Paris (et même à Aachen) en passant par Saint-Pourçain sur Besbre, Grenoble, Auschwitz ou Drancy..., de 1911 à 2018.
Et le parallèle établi, toutes proportions gardées, entre la dégradation de la situation des Juifs à Tarnòw et à Belleville ne manque pas d'interroger. Dans cette paisible ville polonaise «où tout le monde jusque là avait vécu en harmonie», les Juifs furent en effet progressivement et systématiquement éliminés et, devenue "Judenfrei", elle ne comptait plus aucun Juif vivant à l'entrée des troupes soviétiques en 1945. Tandis qu'à Belleville, quartier autrefois si tolérant, l'antisémitisme commença à se manifester, les dénonciations se multipliant comme ailleurs et les rafles contraignant les Juifs à se terrer chez eux.
L'intégration des Juifs, même datant de plusieurs siècles, est elle un leurre ? Leurs bonnes relations avec les autres habitants ne sont-elles jamais acquises ? Comment passe-t-on d'un "vivre ensemble" harmonieux au rejet et à la «haine obsessionnelle» ? Comment des voisins, des proches, peuvent-ils ainsi soudain se faire «les petites mains anonymes des nazis» ? Comment, à l'opposé, des gens ordinaires trouvent-ils le courage de risquer leur vie pour sauver des inconnus ?
Rafle du Vel d'Hiv
Tout au long du livre se dessine par ailleurs plus largement une réflexion sur la vie, le hasard et le destin. L'auteur souligne en effet l'importance du hasard et de nos choix personnels, de nos prises de risque, sur notre destin et celui des autres, insistant sur cette «bascule», cette «seconde historique et vitale, où se décide le sort des gens». Il déroule ainsi toute une chaîne de hasards et de choix, de secondes décisives sans lesquelles il ne serait pas là, mettant en lumière notre responsabilité, comme le caractère aléatoire de nos destinées et de notre présence sur terre.
Belleville Mamie Blues, Jean-Jacques Fradet, L'Harmattan, 23 octobre 2020, Préface de Henri Raczymow et Postface de Pierre Lelouche, 358 p.
Né en 1969, Jean-Jacques Fradet est un enfant de Belleville depuis quatre générations. Belleville Mamie Blues est son premier livre.
EXTRAITS :