Passé outre, de Sébastien Rozeaux

Publié le par Emmanuelle Caminade

Passé outre, de Sébastien Rozeaux

Troisième roman de l'historien et universitaire Sébastien Rozeaux, Passé outre  joue dès son titre de cette tension entre un temps révolu et un au-delà infini que l'on retrouve en Lisbonne, à la fois lieu où il se déroule et personnage à part entière. Une ville située à l'embouchure du Tage, ouverte sur la mer, dont les vieux quartiers malgré les changements sont encore enfermés dans les profondeurs du temps et traversés par les fantômes du passé : «Le passé est là, derrière les palissades, les fenêtres murées et les regards fuyants ; il hante la ville et les mémoires.»

 

 

Le héros-narrateur est porteur d'une faille : s'il a bénéficié de grands-parents aimants, il n'a jamais connu l'amour de ce père portugais dont il ne sait rien, sa mère réfugiée dans le silence et la mauvaise foi, voire le mensonge, étant toujours restée évasive à son sujet. C'est un héros désagrégé et angoissé en proie à «la nostalgie de cet autre qu[il] aurait pu être».

Du Portugal, il ne connaît pas grand chose non plus, excepté le souvenir ébloui d'un voyage à Lisbonne avec ses grands-parents aujourd'hui disparus, quand il avait dix ans. Mais un jour, assistant à la projection du film Dans la ville blanche (1) se déroulant dans cette ville, il aperçoit «un visage immédiatement familier», comme un autre lui-même entrant l'espace d'une seconde dans le hors champ de la caméra : une présence «aussi évidente qu'éphémère».

Persuadé qu'il s'agit de son père, même s'il faut «se méfier des chausse-trapes de l'imaginaire», il part à Lisbonne dans l'intention de retrouver sa trace. Et sa mère, qui n'est jamais retournée à Lisbonne depuis cet été de 1974, semble cautionner cette recherche comme une sorte de «mission». Laissant filtrer quelques informations et délivrant notamment à son fils un nom : Oliveira Martins (le sien ou peut-être un pseudo), elle lui donne à emporter Le livre de l'Intranquillité  de Fernando Pessoa.

1)https://www.pointculture.be/magazine/articles/critique/alain-tanner-dans-la-ville-blanche/

 

 

Embauché dans un journal sous prétexte d'un «reportage sur les lieux du tournage du film comme métaphore de cette ville en pleine mutation», le héros va se fondre dans l'enchevêtrement labyrinthique des ruelles de l'Alfama et, recherchant des témoins ou participants de l'époque, il va enquêter pour trouver ce bar où fut tournée la scène, récolter de multiples indices et fouiller les archives pour débrouiller l'écheveau mystérieux de cette histoire.

Même si son objet semble se dérober au fur et à mesure qu'elle progresse, ses espoirs et ses craintes s'entrechoquant, cette quête du père lui fera parcourir les ruines du passé - les siennes comme celles de la ville - de la rive nord à la rive sud du Tage, mais aussi apprivoiser sa solitude en rencontrant nombre de Portugais avec lesquels il tissera des liens.

 

Dans la ville blanche, Alain Tanner

 

Si la toponymie de Lisbonne nous est précisément restituée au cours des multiples itinéraires du héros, la ville s'affirme aussi comme un lieu métaphorique propice aux bouleversements existentiels où les pérégrinations géographiques de ce dernier vont se doubler d'un voyage intérieur immobile au travers des souvenirs, de l'imaginaire et du rêve, tandis que les paysages urbains reflètent ses états d'âme.

Passé outre s'inscrit ainsi manifestement dans le sillage de Dans la ville blanche, l'envoûtant film du réalisateur suisse Alain Tanner, et de Fernando Pessoa, ce "fantôme éternel de Lisbonne". Mais aussi du roman Requiem d'Antonio Tabucchi (2) dont le narrateur, lisant Le livre de l'Intranquillité, rêve qu'il erre dans cette ville, y croisant tant des vivants que des morts. A son image en effet, le héros de Passé outre lira ce livre confié par sa mère, son imagination «l'emmenant parfois loin du texte».

2) Porté à l'écran par ce même Alain Tanner en 1998 : https://www.letemps.ch/culture/loccasion-sortie-film-requiem-interview-dalain-tanner-realisateur-antonio-tabucchi-auteur

 

«Dans l'obscurité, les tas de pierres sur le sol à nu composent un puzzle immense, inextricable

Le héros-narrateur remonte la piste du père «sur ces milliers de pavés dont l'ordonnancement a été bousculé par le temps». Et, oeuvrant à reconstituer un chemin, le roman est ainsi fragmenté comme un puzzle en une bonne cinquantaine de courtes séquences jointoyées de blancs, l'image récurrente des pavés des trottoirs en rénovation renvoyant aussi à cette insistance de Tanner à les filmer.

La narration, après un étrange incipit, s'apparente à une sorte de journal de bord réaliste relatant au présent l'arrivée, l'installation du héros et sa vie dans la ville, comme la progression de son enquête. Dans un rythme trépidant le narrateur juxtapose, accumule d'abord en vrac nombre d'informations et d'observations sans qu'il ne puisse encore les relier. Mais dès qu'il dispose de suffisamment d'éléments pour tirer sur le fil, s'abandonnant à ses rêves, il imagine en parallèle de nombreux scénarios sur la vie de son père (récits se distinguant par l'emploi du passé) car «manque encore l'essentiel : l'écouter [lui] raconter son histoire, le comprendre et lui pardonner.».

Et dès que son enquête semble s'acheminer vers son terme, le récit – qui ne perd pas son rythme - s'enrichit d'une autre enquête concernant cette fois Moisés, le héros collaborant à un projet de reportage sur «les fractures de la société portugaise en partant de faits divers» - et notamment du suicide de cet immigré mozambicain.

 

Dans la ville blanche, Alain Tanner

Sébastien Rozeaux, dans une style très particulier introduisant un certain flou, réussit à entretenir le mystère de ces vies réelles et rêvées.

Outre que le narrateur parle implicitement, intimement, de nombreuses personnes désignées par leur seul prénom sans nous les avoir présentées, nous obligeant à deviner peu à peu de qui il s'agit, il aime introduire une certaine ambiguïté dans les pronoms personnels.

Ainsi ce "tu" et parfois ce "vous" auxquels il s'adresse régulièrement ne sont pas d'emblée évidents. Quant à sa technique de rapport du discours (intégré avec grande fluidité à la narration), elle mêle souvent intimement style direct  et indirect libres – et avec eux première, deuxième et troisième personne –, contribuant aussi à instaurer un certain flottement mystérieux. Une sensation d'étrangeté entretenue également par une ponctuation inhabituelle et très expressive (3).

3) Recourant, outre aux points de suspension, très abondamment aux points-virgules, aux deux points ou points d'exclamation qui, encadrés de blancs, introduisent des espaces dans la phrase. Sans compter ce soulignement fréquent des points d'interrogation généralement renforcés par une virgule ou un point-virgule.

 

Fernando Pessoa

 

Cette quête du père apportant finalement plus de questions que de réponses semble s'inscrire dans un processus de résilience. Le héros-narrateur souffrant globalement de la perte et du manque retrouve en effet des lieux parcourus dans son enfance avec ces grands-parents qui ont tant compté pour lui, et son errance dans Lisbonne permet sa réconciliation avec son père au travers d'une autre génération et surtout de l'adoption d'un pays et d'un peuple. Car il est bien question dans ce livre non seulement de Lisbonne mais des Portugais : de ces Portugais le renvoyant à une part de lui-même qu'il apprend à connaître.

Passé outre s'éloigne ainsi du «livre le plus triste» de Pessoa.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Passé outre, Sébastien Rozaux, Le Poisson volant, 7 septembre 2020, 260 p.

 

A propos de l'auteur :

Sébastien Rozeaux enseigne l’histoire à l’université de Toulouse. Passé outre est son troisième roman, après Le Barbu céleste (2014) et La garde républicaine (2017). Chez Le Poisson Volant est paru en 2019 Préhistoire de la lusophonie, les relations culturelles luso-brésiliennes au XIXe siècle.

 

EXTRAIT :

p. 1 / 4

 

En attendant je regardais ailleurs, ces instantanés d'une vie écoulée avant le retour à la case départ. D'un coup ça pousse, le chauffeur de taxi là devant chasse les souvenirs amers de ses grands bras maigres ; on me dit d'avancer dans une langue que je ne reconnais pas, comme j'oublie le sac derrière moi on s'agace : mais enfin, c'est invraisemblable ! Le chauffeur fait claquer le coffre, je monte à l'arrière ; alors, où est-ce qu'on va ? Je pourrais faire demi-tour, il n'est pas trop tard, oublier ce caprice et vous retrouver. Il me fixe par le rétroviseur et je dis Lisbonne ; c'est le monde entier Lisbonne ; dans l'Alfama alors, où vous voudrez.

La carcasse jaunasse de la vieille Mercedes tremble, enfin le moteur démarre et à coups de klaxon on sort de la confusion. Il veut suivre une autre voie à cause des embouteillages, après le rond-point il accélère et dit qu'à cette saison la ville lance de grands travaux : c'est tous les ans pareil ! Je ne vois pas le compteur, et s'il cherchait à m'arnaquer ? ; il doit me prendre pour un touriste. Le Tage est là, je l'aperçois par intermittence alors que l'aiguille franchit les 100 km/h, on dirait un océan que des cumulus un peu perdus tachent de gris. Le chauffeur a oublié d'articuler, je m'avance contre le siège passager, son visage est sillonné de rides ; il a l'âge de Jacques au moins, d'être à la retraite. Le compteur tourne et le Tage s'efface, lui veut savoir combien de temps je veux rester, si je compte sortir de Lisbonne, parce qu'il y a tant à faire aux alentours, les palais de Sintra, les plages de Caparica... Le mieux est que tu prennes ma carte, les transports publics ne sont pas bons, surtout à cette saison... Je ne dois pas être clair, ou alors il ne m'a pas entendu : Evora vous connaissez ?, c'est dans l'Alentejo, en voiture on y est vite, mais en train, il ne faut pas y penser... Il insiste pour que je prenne sa carte : là, là dans la poche derrière !, tout est écrit dessus ; son numéro et un mail aussi. Il me parle de Rio, de São Paulo où il a un cousin, il ne veut pas croire que je suis français, et portugais aussi, mais il pile et engueule la voiture devant lui, arrêtée au feu rouge. Il jette des coups d'oeil dans le rétroviseur, lui non plus ne sait pas quoi penser. Il indique de la main droite une gare puis un alignement de façades au pied d'une colline où il s'arrête en double file : on est arrivé !

Sur la place cernée de grilles, des hommes en gilet jaune pilonnent le trottoir. Le sol tremble et la Mercedes en repartant roule sur un pavé ; je le jette sur le tas qui grossit au milieu, il y en a des centaines, des milliers. J'attrape le sac et monte un escalier qui perce une façade grise. Je me perds dans les ruelles jusqu'au premier bar qui ressemble à celui que je suis venu trouver.
Il faut se baisser pour passer le seuil, la salle est vide, ça sent le renfermé. Une petite dame en tablier sort des cuisines, je vais y aller, il doit être trop tard pour déjeuner ; comme il lui reste des petites choses à grignoter, je commande aussi un quart de vin. Je regarde dans la rue, si d'aventure Oliveira Martins venait à passer. Elle amène une assiette de croquetes maison ; elles sont à la morue, et très chaudes fais attention !

Mon garçon, il est devenu compliqué de trouver une chambre dans le quartier, les logements sont réquisitionnés pour le tourisme, c'est de la folie. C'est très bon, mais je me brûle. Il faut savoir que je suis venu ici pour une mission bien particulière, et le temps que j'essaye de tourner une phrase à propos des origines elle repart en cuisine. Je comble le vide en mangeant ; la salle est suffisamment grande, mais ce n'est pas ici : les contours de la porte et des fenêtres, la perspective sur la rue diffèrent. La déception affleure et se replie aussitôt ; les poings posés sur les hanches elle attend en souriant que je termine. Elle est allée passer un coup de fil et a trouvé quelque chose grâce à une amie, pour quelques jours ou quelques semaines au plus, dans un immeuble juste à côté : ça ira ? C'est parfait, je m'essuie les mains pour remercier Maria.

Assis devant la petite table de bureau, j'ouvre ce cahier aux pages détachables pour tromper l'angoisse qui est là, de ne pas le retrouver et de te décevoir.

 

Publié dans Fiction

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