Flaubert, les luxures de plume, de Marie-Paule Farina
Unis par une parenté d'esprit et de cœur, Sade et Flaubert - qui, très tôt nourri du rire du premier, fut un des rares à le comprendre - cohabitent intimement dans le panthéon littéraire de Marie-Paule Farina. Et, après avoir consacré trois essais au marquis de Sade (1), cette dernière, toujours partante quand il s'agit de combattre les idées fausses initiées et véhiculées par une critique aveugle et malveillante, voire seulement bêtement conformiste, s'attaque maintenant à ce monument qu'est devenu Flaubert : un Flaubert enseigné à l'école non sans avoir été sagement toiletté, auquel elle redonne toute sa saveur.
Et elle le fait à l'aune de cette volumineuse et riche correspondance (2) - restituée dans sa version originale (3) par Jean Bruneau - qui, selon Borges, contenait toute l'âme de Flaubert et faisait de lui le plus beau de ses personnages. Ceci, de plus, sans jamais perdre de vue son Dictionnaire des idées reçues (4) en chantier depuis près de quarante ans au moment de sa mort.
1) Comprendre Sade (Max Milo, 2012), Sade et ses femmes (François Bourin, 2016), Le rire de Sade, Essai de sadothérapie joyeuse, (L'Harmattan, 2019)
2) Avec son vieil ami Louis Bouilhet trop tôt disparu, avec la femme de lettres Louise Collet qui fut dix ans sa maîtresse, avec sa très chère amie Georges Sand surtout mais aussi avec sa mère, son ami Alfred Le Poitevin, Ernest Chevalier, ou son amie de cœur Léonie Brainne ...
3) A l'occasion de sa publication dans la Pléiade (à partir de 1973). Une édition détrônant la correspondance grossièrement édulcorée éditée par Mr Conard qui supprimait les nombreuses références à Sade et tout langage cru (une édition qui malheureusement fut numérisée pour le domaine public )
4)https://fr.wikipedia.org/wiki/Dictionnaire_des_id%C3%A9es_re%C3%A7ues
Gustave Flaubert et sa maîtresse, la femme de lettres Louise Collet
Flaubert, les luxures de plume va ainsi débusquer, au-delà des apparences, la double figure d'un écrivain attachant répugnant à exploiter le sentiment "en style", et dont l'exubérance et la démesure de l'imaginaire tentent de retrouver dans la littérature la liberté et la fantaisie innocentes et joyeuses de l'enfance. Et le titre de cet essai reprend avec malice une expression de Flaubert dans une de ses lettres adressée à sa maîtresse Louise Collet en 1853 (citée en exergue) : "Mais qu'est-ce que je n'ai pas envie d'écrire? Quelle est la luxure de plume qui ne m'excite!"
La première partie éclaire le rire flaubertien en remontant à sa source. Divisée en quatorze rubriques thématiques introduites par une ou plusieurs entrées du Dictionnaire des idées reçues, elle relie la vie de Flaubert à son œuvre, de l'enfance à sa mort. Quant à la seconde, elle s'intéresse à la postérité, aux jugements portés sur l'homme plus encore que sur l'écrivain. Et Marie Paule Farina s'y implique personnellement dans un "je" s'élançant à la défense de «l'accusé Flaubert devant le redoutable tribunal de l'opinion». Elle y intercale ainsi, entre deux épitaphes renvoyant aux deux facettes de l'homme (l'homme sensible et le lourd "Garçon", personnage sadien en diable), quatre sections consacrées à son rapport aux femmes de son entourage : à Louise Collet, cette femme de lettres qui fut sa maîtresse durant dix ans et à sa très chère amie George Sand, mais aussi à Mme Achille, sa si bourgeoise belle-soeur, et à Caroline, la nièce qu'il aima comme sa fille. Chose qui permet à l'auteure, s'il en était encore besoin, de parachever son travail en écartant définitivement l'image tenace d'un Flaubert misogyne, égoïste, grossier et balourd, en nous faisant apprécier sa façon de s'adresser non au sentiment des femmes «mais à leur cerveau», et toute la délicatesse pudique et la bonté de son cœur sensible.
La Luxure, gravure de Brueghel
Le rire de Flaubert
"Qu'est-ce qui n'est pas grotesque ? Voir les choses en farce est le seul moyen de ne pas les voir en noir. Rions pour ne pas pleurer."
(Flaubert, lettre à Louise Collet, 22 juillet 1852)
Pas de guimauve ni de pleurnicheries mais du "fer" et du "sang", et surtout du rire ! Si ce dernier est le propre de l'homme comme «l'affirme Flaubert à la suite de Rabelais», c'est en effet une véritable philosophie du rire qui, ancrée très précocement, sous-tend l'oeuvre flaubertienne.
Habitant l'hôpital de Rouen dont son père était chirurgien-chef, Flaubert, entouré dès l'enfance par «l'odeur âcre de la souffrance» et de la mort, s'affirma très tôt dans sa famille comme un "gros diseur de bêtises". Au collège il créera avec ses camarades le personnage du «Garçon» dont les intarissables bouffonneries retentiront comme «un immense rire de potache». Et, grand admirateur de Sade qui lui fit acquérir "le sens du grotesque", il en partagera la lecture avec ses amis de jeunesse «pour tenter de rire du monde qui les effrayait tant et dans lequel ils ne parvenaient pas à s'imaginer un avenir».
"Dans quel siècle, mon Dieu, m'avez-vous fait naître !"
La guerre, l'invasion prussienne apporta ensuite son cortège terrifiant de misère et de malheur, et toute sa vie Flaubert redoutera le sérieux des "hommes graves", la bienpensance et le mensonge omniprésent de son siècle bourgeois.
"Il faut bien s'amuser avant de crever !". Sinon "tu n'auras comme les autres, que l'ennui pendant ta vie, et une tombe après la mort, et la pourriture pour l'éternité", écrivait-il déjà en 1839 (dans une lettre à Ernest Chevalier).
Alors autant "se griser avec l'encre … dans un monde où, le bonheur étant impossible, le principal est de passer le temps agréablement".
Seul son art, la littérature, (contrairement à la nature "qui [l']assomme ou plutôt [l']écrase") le fait échapper à son néant. Ecrire : montrer, présenter et décrire avec un œil d'entomologiste «surprenant de précision», mais «avec toujours le détail réaliste de trop, comme chez Sade, celui qui casse le sérieux de l'évocation». "Travailler si cela amuse et tant que cela amuse", «écrire pour des lecteurs qui s'amuseront un jour de la même chose que lui».
La littérature, comme une œuvre d'art, procure ainsi pour Flaubert avant tout de la joie. Et l'artiste, l'écrivain, s'avère d'abord "un farceur".
Caroline Commanville, nièce de Flaubert, d'après Charles Chaplin
Un homme d'admiration et d'amitié
"Comme ça fait du bien d'admirer !"
Du Quichotte de Cervantes à Rabelais, de Shakespeare - un continent à lui tout seul – à Ronsard ou Lafontaine … et bien sûr à Sade, Gustave Flaubert fut d'abord un grand lecteur admirant les écrivains dont la lecture s'avère capable de procurer cette joie qui le transporte.
L'écriture comporte donc pour lui comme préalable "un exercice d'admiration des livres sacrés". Et s'il n'est pas toujours sûr d'écrire de bonnes choses, il n'aspire qu'à pouvoir s'admirer.
Dans la vie du célèbre écrivain, l'amour, outre celui (paternel) pour sa nièce Caroline ou (filial) pour sa mère, tient peu de place. «L'amitié en tient lieu». Et c'est en compagnie de ses amis contemporains mais aussi de ceux du passé qu'il lit et relit et qui jamais ne l'ont trahi, de ces grands écrivains morts faisant partie de sa "famille éternelle", qu'il peut échapper à "la barbarie ambiante" en se constituant une «société choisie».
Ce sont bien également ces liens d'admiration et d'amitié qui semblent unir Marie-Paule Farina à Flaubert (comme à Sade dans ses précédents essais). Un écrivain dont elle nous parle, comme toujours, avec érudition, malice et bienveillance, le louant avec enthousiasme et le défendant avec vigueur comme elle le ferait d'un «ami mort».
«Publions donc des apologies, des défenses. Tentons de faire partager notre amitié pour l'homme et notre admiration pour l'oeuvre», nous dit-elle dans la deuxième partie de Flaubert, les luxures de plume, précisant ainsi clairement les motivations et l'objectif de ce nouvel essai.
Un objectif parfaitement réussi.
Flaubert, les luxures de plumes, Marie-Paule Farina, préface de Sylvie Dallet, L'Harmattan, 1er décembre 2020, 162 p.
A propos de l'auteure :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Marie-Paule_Farina
EXTRAIT :
Sommaire
Préface …................................................................................. 11
Voir les choses en farce
«L'idiot de la famille» ….............................................................. 19
Le Garçon ….............................................................................. 27
Le collège ….............................................................................. 31
Première crise …........................................................................ 39
Le voyage ….............................................................................. 43
L'homme-plume …...................................................................... 49
La couleur ….............................................................................. 57
Les hallucinations …................................................................... 67
La deuxième crise …................................................................... 73
Les dieux et les saints …............................................................. 79
La nature : la montagne suisse et les eaux …............................... 87
L'art : une consolation ? ….......................................................... 89
«Mon infernal roman» …............................................................. 93
Un grand homme …................................................................... 101
Gustave Flaubert, vous connaissez peut-être ?
Ce qu'aimer veut dire …............................................................ 113
Premier épitaphe : Pour l'homme sensible …............................... 117
Louise ….................................................................................. 121
George …................................................................................. 125
«Madame Achille» …................................................................. 131
Carolo ….................................................................................. 135
Deuxième épitaphe : Pour le Garçon …....................................... 143
Le dictionnaire des idées reçues …............................................ 143
«Appelle-moi.» «Dis-moi.» «Qui que c'est que c't homme-là ?» ….. 153