Chasser les ombres, de Lamia Berrada-Berca

Publié le par Emmanuelle Caminade

Chasser les ombres, de Lamia Berrada-Berca

Sous diverses facettes et dans des univers différents, les livres de Lamia Berrada-Berca déclinent les mêmes thématiques : celles notamment de l'enfermement et de l'émancipation, du désir d'ailleurs, comme de l'oubli et des racines, de la constitution d'une identité dans son rapport à la mémoire et à l'altérité.

Sa dernière fiction, Chasser les ombres, est ainsi une sorte de fable bien insérée dans la réalité de ce Japon moderne encore marqué par sa culture traditionnelle, où s'est développé ce phénomène des "hikikomori" (1), adolescents vivant reclus dans leur chambre, en retrait de leur famille et du monde.

1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Hikikomori

 

 

Cette fable, dont l'action se développe surtout au niveau de la réflexion intime, se présente sous la forme d'un récit enchâssé suivi d'un épilogue.

Le récit-cadre nous raconte l'histoire finissante de Louis.

Son premier volet s'ouvre au présent sur ce vieillard solitaire qui, «retranché du monde des vivants», attend la mort et se déprend peu à peu des choses dans une chambre d'hôpital dont la fenêtre encadre dans le jardin «la silhouette fragile et nue» d'un cerisier légué par un Japonais. Une nuit, il rêve à ce dessin de cerisier gribouillé par son petit-fils franco-japonais qu'il ne connaît pas et qui doit maintenant être un adolescent. A son réveil, la neige est tombée sur le cerisier, «tout est blanc et floconneux», et il se décide à écrire à ce fils perdu dont il n'a jamais compris le choix de s'installer au Japon, rompant le long silence qui s'était instauré entre eux.

Dans le deuxième volet, son fils Lucas ayant fini par lui répondre à l'époque du «hanami» (de la floraison des cerisiers) (2), «un souffle de printemps vient bousculer son hiver tenace» et Louis quitte l'hôpital pour retrouver son fils et son petit-fils au Japon avant de mourir.

2) https://fr.wikipedia.org/wiki/Hanami

 

Entre ces deux volets s'imbrique, racontée au passé, l'histoire japonaise de Lucas  jusqu'à ses retrouvailles avec son père, ainsi qu'avec son fils.

C'est l'histoire de la rencontre de Lucas, ce passionné de mathématiques, avec Mikki, traductrice passionnée, elle, de Rimbaud et de Flaubert ; de leur désir de créer une famille avec la naissance d'Akito et leur installation à Tokyo loin de Manaka et Shiro, les parents de cette dernière qui demeurent à Chichibu au coeur des montagnes. Une histoire qui vient d'être frappée par un séisme. Ce fils fruit de leur amour s'est en effet cloitré dans sa chambre, décidant à dix-huit ans de devenir un hikikomori. Et cette réclusion volontaire va bouleverser le rapport qu'ils entretenaient avec le réel.

 

Toutes nos ombres se trouvent en fait cachées dans l'ombre de ce qui retient notre fils, et (…) nous devons les libérer pour le libérer aussi.
(p. 37)

 

Convaincue qu'il y avait des «inconnues bruissant dans le noir de l'épicentre», Mikki va commencer à «gratter à la racine des choses», de ces «racines que les autres n'ont pas pris le temps de déployer qui s'embroussaillent aujourd'hui» dans l'histoire d'Akito. Elle va «plonger dans l'envers de [leurs] vies» pour en «chasser les ombres», à commencer par celle que son mari porte en lui. Et, interrogeant ainsi leurs «trous noirs» pour remonter au «big bang» ayant enfermé leur fils dans un monde parallèle, ils vont libérer Akito en se réappropriant leur propre histoire.

 

Un narrateur omniscient nous fait passer tour à tour du point de vue d'un protagoniste à l'autre. Et Lamia Berrada-Berca déroule ainsi toute une psychanalyse familiale avec finesse, grâce à une écriture poétique sondant les profondeurs de l'inconscient pour révéler l'au-delà des silences et des apparences. Une écriture non dénuée d'une subtile distance comique empruntant souvent au langage mathématique et s'attachant à la traduction de l'univers de chacun qui, émaillée de nombreux termes japonais, s'inscrit aussi dans une recherche d'harmonie faisant écho à la culture traditionnelle du Japon : «à ce besoin viscéral qu'avaient les Japonais de régler l'agencement poétique du monde et de l'inscrire dans une sorte d'équilibre sacré».

 

 

Une solitude que seuls peuvent entamer l'amour et les mots

 

Toute l'oeuvre de Lamia Berrada-Berca explore la solitude extrême des êtres.

Dans La reine de l'oubli, notamment, parcourant la vie et la mémoire engloutie de cette mère enfermée dans une maladie la coupant du monde, elle parvenait à renouer le dialogue grâce à la force de l'amour, retrouvant elle-même ses racines plurielles la reliant aux autres. Tandis que dans Kant et la petite robe rouge  une jeune mère exilée, «retranchée dans sa prison de voile», osait enfin se rendre visible, regarder les autres et leur parler grâce à une petite robe rouge désirée et à un inconnu lui ayant transmis un livre de lumière imprégné de valeurs d'autonomie et d'authenticité.

Dans Chasser les ombres, c'est toute une famille qui s'est enfermée : Louis d'abord, retranché en France dans son «hiver profond», mais aussi Akito, reclus dans sa chambre, et ses parents vivant avec «une part d'inconnu en eux» qui ont laissé des murs se dresser à leur insu : «deux planètes autour desquelles l'enfance tournait bizarrement». Et leur famille apparemment heureuse se révèle «une addition de solitudes qui avait l'illusion de faire communauté».

Mais qui peut prétendre connaître jamais son père, sa mère, son conjoint ou ses enfants ? Personne ne se connaît totalement ni ne «dit jamais vraiment la vérité», et «l'enfance est un puits sans fond». Aussi, pour «entendre ce que les silences protègent» et «tracer la juste frontière» entre toutes les choses qu'on ne voit pas mais dont on pressent qu'elles existent, faut-il «labourer, encore et encore, jusqu'à ce qu'il soit renoué avec l'essence-même des choses remuées».

 

«Seuls les mots nous libèrent de notre prison pour nous permettre de vivre (...) de manière consciente.»

S'exprimant d'abord dans leurs ébats amoureux, les interrogations de Mikki et de Lucas vont «émerg[er] doucement à la parole» car «on apprend à chasser les ombres, en s'aimant la nuit et en se parlant le jour». Et, se défaisant de leurs masques, ils vont pouvoir rejoindre l'autre dans sa vérité mouvante et multiple tout en progressant dans la connaissance de soi.

 

 

La vie et la mort indissociablement liées

 

«Tous les ans le printemps rappelait que la vie et la mort avaient scellé un pacte indissociable.»

 

Tout le livre est construit sur cette opposition et cette association de l'hiver et du printemps, sur l'alternance et la coexistence de l'ombre et de la lumière. Vie et mort s'intègrent ainsi dans la «respiration de l'univers», dans une dimension cosmique harmonieuse.

L'image de l'arbre y tient un rôle symbolique essentiel. Incarnant le cycle de la vie, il figure aussi, dans sa verticalité, ce qui nous y tient debout, «les pieds ancrés à la terre et le regard rivé au ciel».

 

Et entre les hommes et les arbres, comme entre les vivants et les morts, un dialogue semble pouvoir s'établir. L'auteure évoque ainsi des rites funéraires du plus moderne au plus "primitif": de l'urne funéraire écologique qui (contenant une semence) «fera de vous un arbre» au sein d'une «forêt cinéraire» (3) mémoriale, aux Torajas (4) qui, dans les montagnes d'Indonésie, déterrent tous les trois ans leurs morts, les nettoient et les habillent, entretenant ainsi «une relation physique entre vivants et morts».

Et c'est bien à la saison du "hanami" que Louis pourra «retrouver sa juste place en mourant», s'offrant «sans remords ni regrets au cycle ininterrompu du vivant».

Tandis que dans l'épilogue concluant cette fable, Lucas et son fils retrouvé verront, parmi les derniers cerisiers encore en fleurs, leur bonheur côtoyer le «désespoir nu».

3) https://ecotree.green/blog/arbas-la-premiere-foret-cineraire-de-france

4)https://fr.wikipedia.org/wiki/Toraja

 

 

 

 

 

 

 

Chasser les ombres, Lamia Berrada-Berca, éditions Do, 21 janvier 2021,  168 p.

 

 

A propos de l'auteure :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Lamia_Berrada-Berca

http://l-or-des-livres-blog-de-critique-litteraire.over-blog.com/berrada-berca-lamia.html

 

 

EXTRAIT :

I

1

p.15/16

A rien, il ne pense à rien en suivant la jeune femme qui le conduit dans les couloirs de l'immense bâtiment. Rien qui puisse venir troubler le calme profond, le gel des sens venus s'installer en lui. Depuis des mois une saison occupe la place de toutes les autres désormais, un hiver profond, implacable, au cœur duquel il se trouve retranché du monde des vivants avec le désir, étrange, de se déprendre peu à peu des choses. Dans la chambre que l'infirmière ouvre d'un geste ample son regard plonge, chute, puis en remontant vers la lumière, se heurte à la silhouette d'un arbre. Un cerisier, précise-t-elle en souriant. Offert par un Japonais. Il a séjourné là à plusieurs reprises et a tenu à le léguer au jardin de l'hôpital. Puis elle referme doucement la porte en lui indiquant qu'elle repassera plus tard. Il hoche la tête d'un air entendu et sans perdre de temps se met à disposer méthodiquement les vêtements de sa valise dans le placard. Il se rappelle vaguement avoir lu un jour que le vice-premier ministre japonais avait fait le constat que la moitié des dépenses de santé de son pays intervenaient dans les dernières semaines de la vie, aussi avait-il suggéré que ses concitoyens avancent de quelques semaines leur mort par devoir civique – selon ses propres termes – avant de se rétracter aussitôt devant le tollé suscité par ses propos.

Une fois ses affaires rangées, il s'allonge sur le lit, il veut voir ce que cela fait d'habiter le silence de cette chambre vide, il se laisse aller à contempler la silhouette fragile et nue de l'arbre qui se laisse deviner dans la pénombre ; il imagine se dresser une forêt immense derrière, toute la poésie du monde lui semble s'être donné rendez-vous là, dans le vertige saisissant de vie de la verticale de ce tronc qui rompt si brutalement avec la lassitude dépliée de l'horizontale de son corps, oui, exactement là : dans le nœud, à la jonction précise des deux. Corps et esprit, surface et profondeur. Ecorce et chair. Tailladés par les mêmes blessures et multiples balafres laissées par les différents âges de la vie. Toilette faite, piqûres, bilans achevés, ce corps lui semble une étrange chose qui n'en finit pas de se détacher lentement de lui. Tard dans la nuit, l'image de ce cerisier du Japon revient alors le hanter, le conforter dans l'idée qu'ils sont deux solitudes qui finiront par se rejoindre tôt ou tard.

(...)

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Publié dans Fiction

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