Dans la ville provisoire, de Bruno Pellegrino
C'est une vrai coup de cœur que j'ai ressenti pour Dans la ville provisoire, court et envoûtant roman de Bruno Pellegrino dont l'écriture très soignée, très aboutie, m'a intensément touchée. Une écriture sobre et souple, juste et sensible, précise et sensuelle qui, avec une simplicité et une originalité de moyens et un délicat pouvoir suggestif, navigue en profondeur.
La gare de Venise
L'intrigue ne semble pas très importante mais elle s'avère hautement symbolique.
Venant d'achever ses études, un jeune-homme solitaire un peu perdu, aussi étranger au monde qu'absent à soi-même, a accepté la mission d'une fondation s'intéressant à l'oeuvre d'une traductrice célèbre. Il doit ainsi séjourner dans une ville étrangère cernée par la mer (possédant tous les traits de Venise) pour trier ses papiers à son domicile où elle vivait seule, et en dresser l'inventaire à des fins d'archivage.
Un jour pluvieux de janvier, doté d'un aller simple, il arrive ainsi en train pour un temps indéterminé. Et il va chaque jour sillonner la ville de la chambre de sa résidence universitaire, située sur une île qu'un large canal sépare du centre historique (1), à la maison de la traductrice à l'est de ce dernier. Une traductrice visiblement partie sans s'y être préparée qui a laissé dans son sillage un immense désordre de livres, papiers et objets divers, comme si le temps s'était brusquement arrêté.
Au travers de cet inventaire minutieux et des gestes et des pensées qu'il induit, le héros-narrateur va imaginer rétrospectivement le parcours de la traductrice tout en bornant le sien jour après jour. Une manière d'ancrer, de retenir la vie, à l'image de cette ville dont il fallut «corseter le terrain» avec des milliers de pilotis enfoncés dans la vase.
Et c'est en se glissant dans le corps de cette absente qu'est la traductrice et en cherchant ce que fut sa voix propre, en la traduisant en quelque sorte, qu'il va peu à peu s'affirmer lui même...
1) Dans laquelle on reconnaît l'île de la Giudecca qui fut une zone d'industrie et de chantiers navals au XXème siècle et qui, réhabilitée, est désormais une zone résidentielle
Scandé, bercé par les sirènes annonçant «l'acqua alta» (les hautes eaux), le récit se construit autour de cette image d'une ville submersible et brumeuse inéluctablement attaquée par les eaux menaçantes et vouée à un lent engloutissement. D'une Venise mystérieuse jamais nommée, à la fois inquiétante et d'une lumineuse beauté, qui s'apparente parfois à un songe éveillé, où la brume ronge le contour des choses tandis que les sons émergeant de son silence ouaté ramènent brutalement à la réalité.
Cette ville hivernale, dans son délitement et son flou, fait écho à l'univers intérieur du héros, à sa conscience aigüe de l'inéluctable passage du temps, de la dégradation et de la disparition, comme à sa difficulté à être présent au monde dans cette vie provisoire qui est la nôtre. Et cette image, cette atmosphère si prégnante pour le héros-narrateur s'immisce aussi chez le lecteur grâce au talent de Bruno Pellegrino dont les mots réussissent à la traduire.
Chaque langue est une manière de percevoir le monde et le narrateur approche cette ville «comme on apprend une langue étrangère», y marcher équivalant «à former des phrases». Avec une extrême précision les rendant singuliers, et beaucoup de sensualité en donnant une perception très physique et sensorielle, il décrit les lieux, les gestes quotidiens et les objets qu'il manie comme le moindre petit incident. Une façon pour lui sans doute de se raccrocher au monde et d'y affirmer sa présence : «Je scrutais tout ce que je faisais. Mes gestes y gagnaient une consistance particulière».
Et s'il inventorie les papiers, et même tous les objets témoins de l'existence de la traductrice, c'est toute sa gestuelle corporelle et spirituelle, tout ce mouvement banal de la vie, qu'il tente de reconstituer au travers eux : «Chacun de ses gestes avait laissé une empreinte, il suffisait de la suivre à la trace.»
Avec fluidité mais solidité dans ce monde flottant, l'auteur déroule ainsi ses phrases en surface, suivant les déplacements et les observations du héros sans jamais se montrer démonstratif. La structure des phrases et le choix des mots suffisent en effet à faire naître des images et dégager sans lourdeur un sens pour le lecteur. A dessiner quelque chose en profondeur.
«Déjà l'aube et les sirènes, la chambre qui scintille et la tristesse qui s'abat, voilà où, voilà comment passe le temps.»
Au travers de ce narrateur inquiet, attentif à tout ce qui se délite et se défait dans un lent mouvement vers l'engloutissement, Dans la ville provisoire s'avère une méditation sur le temps qui passe et sur la trace de notre passage, portée par le rythme monotone des jours qui s'écoulent et nourrie d'un «imaginaire apocalyptique» :
«Je voyais les rues se fissurer, les bâtiments s'enfoncer dans la vase, les églises pencher ...» / «Je voyais la ville entière s'effondrer dans le plus grand silence et glisser dans l'eau très noire.»
Tout y indique l'usure du temps et la disparition à terme des choses comme des êtres : sur les murs de la chambre décatie du héros progresse une fissure, les aliments moisissent et se recroquevillent dans les réfrigérateurs, les sculptures de pierre s'effritent et les quais se désagrègent sous le choc des coques des bateaux, les pots d'épices eux-mêmes ont une date de péremption... Quant à la grand-mère du narrateur, son «état se dégrade» faisant écho à la «maladie dégénérescente» ayant atteint la traductrice, l'une et l'autre n'en ayant «plus pour longtemps».
Au domicile de la traductrice, lieu où il ne voit pas «défiler les heures», le narrateur va, en rangeant ses vêtements sortis, avoir «conscience de faire à l'envers» ses gestes, comme s'il «voulait annuler le temps». Et, aimant «jouer avec l'idée de départ», avec «l'idée obsédante» qu'il est «en train de tout accomplir pour la dernière fois», ce héros «vivant sans témoins», évitant la compagnie des autres, va imaginer sa propre absence, se demandant, s'il venait à disparaître, qui s'en apercevrait et quelles hypothèses on émettrait sur lui à partir des objets laissés dans sa chambre - comme il l'a personnellement fait pour la traductrice en reconstituant son itinéraire - : des hypothèses sans doute fausses car tout est arbitraire et aléatoire.
Un jeu vertigineux qui s'avère peut-être une manière de tenter de ressentir l'épaisseur du temps.
Comment habiter le monde ? Comment y vivre en s'y sentant chez soi et non y séjourner comme dans un pays étranger ?
«Les sirènes revenaient par intermittence cogner à la fenêtre.»
D'emblée l'incipit du prologue évoque cet écran (2) semblant séparer d'un monde extérieur inquiétant ce héros mal dans sa peau réfugié dans la solitude de son monde intérieur, de sa chambre ou de la maison de la traductrice. Et les trois parties du roman marquent les étapes de son passage d'un monde à l'autre (3) et de l'affirmation progressive de sa présence au monde.
Dans la première, le héros, à cheval entre deux mondes au point d'avoir failli tomber «dans l'interstice entre la coque et le débarcadère» à sa sortie du bateau, s'installe et prend ses marques, tant dans son lieu de résidence que de travail.
Dans la seconde, après avoir imaginé les gestes et les pensées de la traductrice à partir des traces qu'elle a laissées, la trouvant «bien plus réelle et présente que [ses] proches qui [lui] laissent de moins en moins de messages», il va s'identifier à elle dans une sorte de processus de dédoublement : «mes gestes se dédoublaient, je voyais la traductrice accomplir les mêmes». Une identification qui le mènera dans la partie finale à la découverte de soi.
Dans cette troisième partie, particulièrement fascinante, qui se déroule au commencement du printemps, les deux mondes du héros vont se rejoindre et il va regagner totalement son corps et prendre conscience de ses désirs. Sa chambre est «soudain traversée d'une lueur d'aquarium», ses draps «sont agités en vaguelettes» tandis que, ouvrant sa fenêtre et s'y accoudant, il constate que, «sans le rempart de la vitre», les sirènes semblent plus proches. Et ce héros va sans doute pouvoir renaître, tout comme la ville inondée après un gros orage combiné à une forte marée le fera, car elle en a vu d'autres...
Une dernière partie se terminant par une image originale et profondément signifiante d'une grande beauté, que l'on emporte avec soi pendant longtemps.
2) Le motif de la fenêtre, repris également avec la vitre du train derrière laquelle défile le monde à grande vitesse, la vitre embuée de la cabine du bateau (ou même celle du hublot de la machine à laver) étant largement décliné tout au long du livre. Et l'écran de l'ordinateur, paradoxalement, permet au héros d'appréhender ce monde en le surplombant de manière virtuelle
3) Passage d'un monde à l'autre subtilement annoncé par ce goéland visiteur venu à sa fenêtre...
Dans la ville provisoire, Bruno Pellegrino, Zoé, 7 janvier 2021, 128 p.
A propos de l'auteur :
Né en 1988, Bruno Pellegrino vit entre Lausanne et Berlin. Lauréat du Prix du jeune écrivain pour sa nouvelle L'idiot du village (Buchet/Chastel, 2011), il a publié de nombreux textes dans des revues et ouvrages collectifs. En 2015 paraît son premier livre, Comme Atlas (rééd. Zoé poche, 2018), suivi en 2018 de Là-bas, août est un mois d'automne (Zoé), qui remporte la même année de nombreux prix, notamment le Prix des Libraires Payot et le Prix Écritures & Spiritualités. Bruno Pellegrino est également actif au sein du collectif AJAR, auteur de Vivre près des tilleuls (Flammarion, 2016, J’ai Lu, 2018). Avec Aude Seigne et Daniel Vuataz, il co-écrit les deux saisons de Stand-by, la série littéraire des éditions Zoé (2018 et 2019).
(éditions Zoé)
EXTRAIT :
On peut lire le prologue et le début de la première partie (p.11/12) sur le site de l 'éditeur : ICI (Cliquer sur "extrai du livre" dans la colonne de gauche)