Combats, de Néhémy Pierre-Dahomey
Il y a un peu plus de quatre ans, je m'enthousiasmais pour le premier roman du jeune Haïtien Nehémy Pierre-Dahomey qui, grâce au souffle poétique de son verbe imagé, réussissait à animer une multitude de personnages hauts en couleurs et à éclairer les malheurs et les contradictions de son île natale. Dans un pays ravagé par le séisme de 2010, il s'y attachait aux pas d'une vaillante combattante allant au devant de son destin qui, après une tumultueuse odyssée migratoire avortée, se retrouvait dans ce "no man's land" périurbain ayant donné son nom en titre à Rapatriés.
Son second roman Combats nous fait, lui, remonter à cette histoire méconnue du XIXème siècle permettant de comprendre l'incapacité à sortir de la pauvreté et à s'émanciper de la domination des puissants de la première république noire indépendante du monde, l'auteur nous plongeant cette fois dans la contrée rurale la plus reculée de la plaine du Cul-de-Sac.
C'est un roman plein de caustique ironie et de tendresse qui, malgré sa tonalité de conte populaire ou de parabole initiatique, met en scène nombre de personnages complexes et ne s'inscrit nullement dans un lieu indéterminé ou une temporalité mythique mais s'ancre précisément dans la toponymie du pays comme dans sa dure réalité historique.
Le Président J.-P. Boyer recevant le décret de Charles X reconnaissant l'indépendance de Haïti, le 11/07/1825
Le roman débute en février 1842 dans une île non seulement en pleine mutation mais en grande effervescence. Et il convient d'en préciser le contexte géo-politique.
Après l'indépendance proclamée en 1804, le pays s'était scindé en un royaume au Nord et une république au Sud avant que le Président de cette dernière, Jean-Pierre Boyer, ne les réunifie en 1820 puis conquière la partie Est de l'île - auparavant colonie espagnole. Et La plaine du Cul-de-Sac dans sa partie Ouest, autrefois haut lieu de la monoculture de la canne à sucre vit, une fois les colons blancs éliminés, naître une nouvelle configuration sociale et ethnique générant de nouvelles fractures.
La France, fortement ébranlée par sa première défaite coloniale, conserva l'espoir d'une revanche jusqu'en 1825 où, «le bon Charles X», sous la menace de sa flotte, extorqua en dédommagement à la jeune Haïti le paiement d'une «dette d'indépendance» faramineuse, toutes les nations constituées, «impérialistes et missionnaires», ayant «opiné du bonnet à cette excellente idée».
Aussi l'Etat central dût-il fortement recourir à l'emprunt et imposer des taxes drastiques à ses habitants, «garantissant une pauvreté durable pour les siècles à venir» (1). Et «le gouvernement du tout dévoué Boyer» entreprit-il avec l'aide de l'armée l'application d'un Code rural permettant, entre autres, de réquisitionner les paysans pour la "corvée" - «qui n'est pas un esclavage» puisque ces derniers «travaillent, sont maltraités et ne sont pas payés : mais en hommes libres» !
S'estimant plus ponctionné que les autres, l'Est du pays alors se révolte, réclamant sécession. Et bientôt au Sud (en septembre 1842), le Manifeste de Praslin appelle au renversement de l'armée du pouvoir en place …
1) Une dette ayant plombé de développement économique de l'île et pour laquelle l'économiste Thomas Piketty estime que la France doit maintenant à Haïti 28 milliards de $ de dédommagement : ici
Ludovic Possible, vieux propriétaire mulâtre dont la mère serait morte de honte après que son mari a engendré un «rejeton d'une Négresse des mornes», voue une haine implacable à son demi-frère Balthazar de douze ans son cadet qui le lui rend bien, les deux s'en voulant tant de leur filiation que de leur «nuance d'origine»(2).
Après la mort de sa femme, il s'est installé à Boën sur ses terres agricoles, devenant le notaire rattachant ces paysans isolés du monde au «simulacre national». Il y accomplit de plus officieusement ses nouveaux desseins éducatifs en accueillant sous sa tonnelle une multitude de gamins «dont la mystérieuse fille prénommée Aïda», une autre enfant de la honte à qui jamais personne n'a réussi à «apprendre le bavardage, les mots gratuits», son «silence intermittent» donnant du «relief à ses mots».
Pour établir une sorte d'oligarchie dirigeante façon chefs de village, il s'est associé à Timoléon, fils d'un vétéran de la guerre d'indépendance qui, avec hargne et verve militante, défend les intérêts des paysans. Quant à Balthazar, craint et détesté mais nécessaire, il protège le fragile équilibre de la plaine en manoeuvrant avec l'armée, prélevant «sa petite taxe irrégulière» pour la faire échapper au recensement et la rendre invisible aux perceptions d'impôts et aux rafles de la corvée.
2) «L'un mulâtre-mulâtre, l'autre mulâtre-quarteron comme souillé de Négresse»
Et voici qu'un jour Timoléon provoque en duel Balthazar : son champion parmi les gallinacés, Biss-l'Imbattable, affronte donc le coq sanguinaire de son adversaire, surnommé La Bête-Immonde. «Alors arrive ce qui devait arriver : les coqs s'entre-tuent et les humains ne s'en portent pas bien», «les événements de la gaguère» prenant une «teinte étrange de mauvais présage».
Des pluies diluviennes font sortir la rivière Blanche de son lit, la mort s'invite et, dans ce monde qui se défait où les conflits familiaux et politiques s'exacerbent, la vengeance de Balthazar va se mettre en place.
Mais, face à la «vie belliqueuse des adultes, hominidés ou gallinacés», quelque chose d'intangible prend forme : l'éveil d'une jeune fille «prédestinée» détenant «ce don thaumaturgique» de «raconter ce qui se passe dans le monde ou personne de la plaine n'est jamais allé».
Au-delà de ces histoires «de combats de coqs, de mulâtres et de Négresses, de pays et d'honneur», Combats est ainsi également «la vraie histoire des femmes chanterelles, femme-samba, femme-griot, femme-conteuse, à qui les terres d'Afrique, Olokoum lui-même et tous les dieux du panthéon vodou, ont fait don de la parole».
Les trois femmes d’Égypte, de Gérard Paul
Narré essentiellement dans un vibrant présent, ce roman tragi-comique à la langue acérée et imagée dont le rythme enlevé est marqué par l'oralité traditionnelle haïtienne (3), est construit comme le précédent en vingt-et-un chapitres, l'auteur aimant toujours recourir à la symbolique des chiffres (4). Et, curieusement, il semble s'inscrire rétrospectivement dans le prolongement de Rapatriés. Le personnage-clé d'Aïda y prend en effet la relève de celui de la jeune Belial, cette "enfant aux deux mères" qui, puisant dans les racines lointaines de son art, lui donnait un nouvel élan sur la fin en réunissant deux rives opposées.
Investie d'une «mission» dans ce monde brutal, la nouvelle reine chanterelle héritière d'une lignée de femmes va mener un combat pacifique qui est joute émulatrice jouissive, échange et partage et non affrontement colérique et division. Se déroulant uniquement sur le plan narratif, poétique, son art rassemble ainsi les hommes, faisant entendre une «voix qui se porte pour les riches autant que pour les pauvres, pour les choses autant que pour les bêtes, pour les rois piégés autant que pour les soldats défaits, pour les mulâtres autant que pour les Blancs »...
Et si dans Combats les personnages masculins sont plus fouillés et dotés de «sentiments contradictoires» qui les rendent particulièrement attachants, le riche monde des femmes, profondément solidaire dans sa diversité (5), y apparaît de même capital pour l'avenir.
3) Notamment la reprise de formulettes d'introduction des histoires ("Cric et Crac, Est-ce que la Cour dort ?"…), ou l'insertion de refrains, de slogans rimés ("à Mardelle, la plus belle, Peyrac, venez en vrac, Vaudreuil, sans écureuils"...)
4) 21 symbolisant la perfection selon la Bible mais aussi dans la numérologie vaudoue dont il constitue le nombre ultime, ou les 777 sacs d'histoires de Dorilien ...
5) De Graciela la "femme translucide" à l'explosive Paloma Placide alias L'orage, une "tempête femelle"", en passant par Bérénice, la commère de Timoléon, "femme couverte de certitudes rationnelles"
Le roman s'articule sur ce «poison mortel de la honte » moteur de violences, sur ces humiliations et relégations héritées en majeure partie du passé colonial. L'élite mulâtre ayant succédé aux anciens maîtres se comporte en effet comme eux, le "colorisme" (6) faisant des ravages. Et pour ensemble «faire face à la honte», le monde haïtien semble attendre les histoires d'Aïda comme une «réparation».
Dans ce roman rural consolateur délivrant de «la honte d'être soi-même», Néhémy Pierre-Dahomey restitue ainsi sa dignité à ce monde paysan trop souvent méprisé où l'on «sait parler au vent et à la terre», montrant la richesse de sa culture et son âme profonde. La plaine du Cul-de-Sac, magnifiée, n'y apparaît plus alors comme un monde où «tout habitant doit naître et mourir pauvre, endémique, sans rêves et sans histoires, avec interdiction de sortir de sa hutte, grenier du monde des villes».
Cet hommage de l'auteur à son île et à ses racines est aussi littéraire, car il inscrit délibérément son roman dans le sillage de ces lodyanseurs (7) du XIXème siècle qui effectuèrent le passage de l'oralité à l'écriture, donnant naissance au roman haïtien : à une manière particulière de dire le réel au travers du véhicule de la poésie, de faire «apparaître les choses» plus encore que d'amuser et d'émouvoir.
Remontant aux sources orales de son pays, il se plait même à intégrer des contes dans son roman, comme «Jean-Feuille et Jean-L'Esprit» ou «l'histoire millénaire de l'enfant maudit pour qui tout est transparent». Tandis que le conteur traditionnel Dorilien Gros-Ventre et ses 777 sacs d'histoires s'y fait le mentor d'Aïda - l'élève, «suivant une certaine logique narrative aussi vieille que le monde», dépassant vite son créateur.
6) Discrimination valorisant les peaux les plus claires dans une logique de ressemblance au colonisateur, très présente aux Antilles (cf le roman de Gaëlle Octavia La bonne histoire de Madeleine Démétrius pour la Martinique)
7) https://fr.wikipedia.org/wiki/Lodyans
Roman émancipateur et réparateur d'une grande humanité, Combats exalte ce riche héritage africain ancestral transcendant le funeste héritage colonialiste esclavagiste. Et Néhémy Pierre-Dahomey, nous rappelant «que la vie est faite de honte et de consolation, de silence et de combats», y confirme avec brio son talent d'écrivain.
Combats, Néhémy Pierre-Dahomey, Seuil, 4 mars 2021, 208 p.
Néhémy Pierre-Dahomey est né à Port au Prince en 1986. Il vit aujourd'hui à Paris. Après Rapatriés (Prix Révélation de la SGDL, Prix Carbet des lycéens de la Caraïbe, Prix Cino del Duca sous suggestion de l'Académie française), il signe avec Combats son deuxième roman.
(éditions du Seuil)
1
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p. 12/13
Une fois à Boën, qu'il connaît pourtant bien, Ludovic réalise à quel point cette contrée de la plaine est coupée du pays et isolée du monde. Personne ne sait qui y est mort et qui y vit. Les Boënnais poussent comme les plantes, se multiplient comme leurs chevaux et périssent comme des fruits mûrs. Par conséquent, le vieux Ludovic, alias Papa Possible, dont la première intention était d'ériger une académie, se retrouve à jouer au notaire, à être le garant administratif rattachant les paysans de Boën au simulacre national.
Ludovic Possible tient désormais les cahiers de comptes de la plaine : conflits agraires, contrats de dettes que passent entre eux les paysans ou engagements de mariage que telle grand-mère trentenaire négocie sur une descendance qui n'est pas encore sortie du ventre. Il note également, autant que faire se peut, les dates de naissance et de mort, les possessions en têtes de bétail et tous les prénoms dans une fratrie. Parfois, certains prétendent venir le voir avec leur désirée pour qu'il consigne la promesse d'un amour éternel en échange de consentement sexuel.
Papa Possible devient le livre ouvert de la plaine du Cul-de-Sac. Plus besoin d'aller jusqu'à la Croix-des-Bouquets, car, aussitôt l'habitude prise par les Boënnais, d'autres localités se manifestent, et pour l'heure il en reçoit de tous bords. Ceux de Mardelle, la plus belle, ceux de Peyrac, venez en vrac, en passant par O'Gorman, c'est comment, ceux de Juan plein de pians ou de Vaudreuil sans écureuils, autant de recoins pittoresques qui inscrivent des slogans derrière leur nom pour briller à l'occasion des jeux champêtres. Seuls les fermiers qui travaillent sur ses propres terres ne viennent jamais voir le notaire Possible. Non pour des raisons évidentes de conflits d'intérêts, mais parce que, disent-ils, un homme qui sait combien tu gagnes ne doit pas savoir de quoi ni ce dont tu rêves.
(…)
7
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p.57/58
La mère d'Aïda lui a raconté sa première histoire dès la nuit de sa conception. Quand l'homme s'est retiré d'elle, l'a laissée au lit dans le noir avant de chevaucher jusqu'à sa femme, plus pressé que d'habitude, la mère se sentait déjà enceinte. Elle a posé une main sur son bas-ventre et a adressé à son ovaire fécondé le tout premier conte appris de sa propre mère, qui le tenait de sa grand-mère, qui le tenait de son arrière-grand-mère, de son aïeule, bisaïeule et trisaïeule, ainsi de suite très loin jusqu'au golfe du Bénin, où ses ancêtres se passaient le don magique de la parole scandée et racontée, de femmes en femmes depuis la création du monde et pour les siècles des siècles.
Dans le pays d'où elles viennent toutes, prétend cette histoire, il y a une espèce de personne entre les sirènes et les humains, entre la déesse et la femme, tout juste à l'endroit où il faut pour soulever la foule par la douce puissance de sa voix. C'est une cantatrice admirée des élites et des masses : une chanterelle. Elle chante et elle s'élève au-dessus du monde.
(...)