Indésirable, de Erwan Larher

Publié le par Emmanuelle Caminade

Indésirable, de Erwan Larher

Indésirable est le huitième roman d'Erwan Larher, écrivain à l'imagination fertile et à l'humour décapant qui aime inventer des histoires et travailler la langue pour éclairer notre société et interroger notre rapport au monde.

Tout en étant nourri de son expérience personnelle de restauration d'un logis médiéval dans une commune rurale à des fins de culture et de rencontres (1), c'est un roman d'anticipation (légère) aux allures de thriller burlesque se déroulant dans les cinq années postérieures à «l'épidémie du virus», et très ancré dans les problématiques agitant actuellement notre société - qu'il s'agisse de la question du genre, des violences faites aux femmes, des modes de production agricole et de développement urbain ou de la vitalité de nos démocraties...

Une allègre et féroce satire sociale et politique qui, au travers de l'intersexualité (2) de son héros allogène et de sa transcription langagière, pose le problème de la différence, de l'appartenance et du vivre-ensemble.

 

1)https://actualitte.com/article/18938/reseaux-sociaux/restaurer-le-logis-du-musicien-avec-erwan-larher-au-nom-de-l-amitie

2)https://www.rtl.fr/actu/debats-societe/sexe-neutre-qu-est-ce-que-l-intersexualite-7788405786

 

 

Après des années à se fuir, Sam Zabrisky, mystérieux et solitaire personnage à l'allure androgyne, débarque à Saint-Airy, calme bourg médiéval aux «maisons délabrées, vacantes, mal entretenues ou défigurées par le ciment gris et le PVC». Amoureux de ces vieilles pierres imprégnées des mânes des générations d'habitants qu'elles ont vu défiler, il se sent appelé par une antique bâtisse en déshérence au potentiel incroyable dont se dégage «une énergie puissante et positive». Il achète donc la «Maison du Disparu» pour lui rendre son âme et y assouvir son vieux fantasme de théâtre.

 

«Plénitude sous les poutres. Griserie des possibles. Voluptueux vertige du démiurge.»

Pour la première fois de son existence, celui que les hommes du cru ont surnommé "l'Escargot" (en rapport à son hermaphrodisme) se sentira alors chez lui et se projettera dans une «foule de falloir au futur», sa joyeuse énergie rejaillissant autour de lui. Mais, tout en bouleversant sa propre vie et réveillant ces habitants endormis pétris de certitudes, il va révéler la peu glorieuse face souterraine du village et déclencher des catastrophes. Un village où «la théorie du genre neutre n'a pas fait flores» et où «la dichotomie féminin/masculin est un horizon difficile à dépasser». Surtout quand quelqu'un vient de l'extérieur et que personne ne sait rien de son passé...

 

la typographie inclusive de Tristan Bardolini

 

Suivant une construction linéaire en six grandes étapes, les changements touchant la "Maison des disparus" comme le village s'accumulent de chapitre en chapitre. Un espoir peu à peu va naître mais, après des aventures rocambolesques flirtant avec le roman noir et de réelles réussites, tout finit par s'écrouler. Comme si vouloir améliorer les choses en ce monde relevait de l'utopie.

 

La narration, très alerte, s'effectue à la troisième personne, choix s'imposant d'évidence. Car outre son intérêt habituel pour les mots rares, vieillis ou spécialisés, et son goût prononcé pour les néologismes verbaux, l'auteur semble avoir fait le pari risqué d'adopter un type d'écriture inclusive pour caractériser son héros de sexe neutre pendant plus de trois cents pages, bravant ce "péril mortel pour la langue" (3) annoncé par notre Académie nationale.

Renonçant à la lourdeur des propositions initiales en ce domaine, notamment à ces graphies cumulatives recourant au point médian, il instaure ainsi une écriture épicène des plus simples, reprenant les pronoms personnels  neutres (sujet et COD) "iel" et "lae" fusionnant "il"/"elle" et "le"/"la", et innovant souvent avec bonheur, notamment pour les accords (4).

Erwan Larher réussit son pari puisqu'on s'habitue très facilement à cette écriture qui n'altère en aucun cas la lisibilité de sa prose, mais ces trouvailles orthographiques et la constante attention nécessitée par leur application semblent avoir un peu bridé son invention lexicale. L'auteur se montre en effet, à mon sens, moins audacieux sur ce plan que dans son précédent roman Pourquoi les hommes fuient.

 

3) "La démultiplication des marques orthographiques et syntaxiques qu'elle induit" aboutirait selon l'Académie française à "une langue désunie, disparate dans son expression, créant une confusion qui confine à l'illisibilité" : ici

4) Il s'aventure ainsi à utiliser "ae" pour traduire l'accord masculin-féminin "é-ée", ou le tréma pour signifier l'adjonction du féminin ("seül","élü"...), jouant également sur la phonétique en condensant malicieusement par exemple "eux /euse" en "euz" ("heureuz"," amoureuz" …)

 

L'histoire se passe dans un village emblématique de notre monde et la singularité de son héros y est moins approchée sur le plan de son vécu corporel intime que du rejet culturel de sa différence. Et, plus largement, l'intersexuation au centre de ce roman permet à Erwan Larher d'aborder cette bipolarité sociale homme dominant/femme dominée si préjudiciable au destin de toute communauté.

Mêlant avec humour événements ordinaires et péripéties délirantes, il brosse ainsi une peinture acérée et pleine de vivacité des mœurs villageoises au travers d'une galerie de personnages féminins très attachants, et d'hommes se révélant plus caricaturaux (hormis quelques exceptions), mais non moins vraisemblables.

 

Indésirable s'avère de plus le récit d'un éveil aux autres, aux "gens concrets", et à la conscience politique. Le récit d'un parcours initiatique émancipateur avorté.

Ce que lui transmet cette maison, Sam va en effet tenter de le rendre à Saint-Airy, véhiculant dans ce petit monde fonctionnel de plus en plus contaminé par internet et les media de vieilles valeurs de beauté et d'intérêt collectif, de solidarité. Lui qui n'avait aucun sens politique, ni même citoyen, se lance ainsi dans un projet ambitieux pour le village - et même au-delà -, principalement avec ces femmes plus ouvertes et tolérantes, désireuses de prendre en main leur destin et de faire enfin bouger les choses.

 

Mais il y a globalement peu à espérer des hommes, et notamment de «la petite clique des baronnets locaux qui laissent rancir Saint-Airy» et sont prêts à tout pour perpétuer leur domination. Et ce "monde d'après" le virus n'a malheureusement rien de bien différent de celui d'avant.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Indésirable, Erwan Larher, Quidam, 18 mars 2021, 338 p.

 

A propos de l'auteur :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Erwan_Larher

 

EXTRAIT :

 

On peut lire in extrait sur le site de l'éditeur : ICI

 

 

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Publié dans Fiction

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