Miroir ambulant (ou L'homme qui avait peur d'être oublié), de Tom Reisen
Après deux recueils poétiques et un court et intense recueil de nouvelles, Les Bulles - qui obtint à juste titre le Lëtzebuerger Buchpräis en 2019 -, Tom Reisen, auteur luxembourgeois d'expression française, confirme son grand talent avec ce premier roman tout juste sorti en janvier 2021.
On y retrouve en effet toute la beauté de sa plume et cette maîtrise de la construction que l'on décelait déjà au sein de ses nouvelles comme dans leur agencement en un tout signifiant. Mais c'est un livre très différent, même s'il s'inscrit dans le prolongement du précédent dont il reprend certains thèmes majeurs comme ceux du temps qui passe et de l'oubli ou de la vérité et du mensonge et, épisodiquement, deux personnages d'une de ses nouvelles new-yorkaises (1).
Miroir ambulant (ou L'homme qui avait peur d'être oublié) est un roman vertigineux aux tonalités variées et riche d'une multiplicité de thèmes qui s'articule de manière fascinante sur celui du double. Un roman dans lequel le narrateur mène une enquête ou plutôt une quête de vérité et d'identité en promenant symboliquement ce miroir (2) évoqué dans le titre, remontant ainsi le cours du temps de Paris au Luxembourg en passant par New-York et l'Amérique.
1) Liam et sa femme Bridget, les héros de la nouvelle Un mensonge
2) Le miroir est en effet un instrument opérant dédoublements, scissions en deux qui, propices à la comparaison, éclairent tant les différences que les analogies. Il s'avère l'instrument par excellence de la connaissance de soi...
René Magritte, La reproduction interdite
La fiction admet toutes sortes de rapprochements, de déformations, et d'anachronismes du moment qu'ils servent la cohésion de l'oeuvre.
Dans un "Avertissement" initial, l'auteur met malicieusement en garde le lecteur : même s'il existe nombre de coïncidences biographiques (3) entre son personnage et lui, il n'est en rien son «avatar». Personnages comme péripéties sont «inventés de toute pièce», tout droit sortis de son imagination romanesque.
C'est en effet un narrateur lui ressemblant par certains traits qui introduit ce récit à la première personne en le présentant au lecteur comme une anecdote lui étant réellement arrivée (4) quelques années auparavant alors qu'il était attaché consulaire du Luxembourg à Paris. Et ceci d'emblée introduit un certain flottement entre réalité et fiction, qu'entretiendra habilement l'auteur tout au long de son roman.
3) Similitude notamment des professions exercées et des itinéraires
4) "Je ne vais pas vous mentir.", annonce ainsi l'incipit de ce premier chapitre
Etant de permanence par une nuit caniculaire d'août 2016, le narrateur vient tout juste de se rendormir après un cauchemar quand il est réveillé par un appel du commissariat l'informant de la découverte dans la Seine du corps d'un de ses compatriotes qui s'avère porter le même nom et prénom que lui et être né à la même date ! Il pense d'abord à un vol de papiers ou à un canular macabre puis se précipite aux bureaux du consulat pour vérifier.
Cet homonyme étant répertorié comme demeurant dans une rue du XVIII ème où il avait curieusement lui-même habité une vingtaine d'année auparavant, il n'en faut pas plus pour que notre diplomate s'élance sur les traces de Maurice Vankoff pour élucider les circonstances et les raisons de sa mort. Pour comprendre si sa trajectoire fut le fruit du hasard ou du destin :
«Je voulais connaître les conditions initiales de la trajectoire de Vankoff, comprendre si sa mort était un accident de parcours ou son point de chute naturel. »
Il va ainsi remonter sa piste «comme on refait parfois une série de gestes pour retrouver son trousseau de clés égaré», certains lieux visités chargés de mémoire ravivant par la même occasion des souvenirs anciens.
S'échappant quelques jours de son quotidien, il se rend dès le lendemain chez sa veuve, une très belle femme nommée Eve au charme de laquelle il n'est pas insensible, qui lui confie à des fins d'édition les notes et les carnets de son mari - lequel, il le découvrira en les lisant, avait même commencé à écrire un essai, ou un roman...
Pénétrant alors le monde de Vankoff «un peu comme un usurpateur et un peu comme un fantôme», et son parcours faisant étrangement écho au sien, il sera confronté à son propre passé : à ses propres rêves et ses propres déconvenues. Et dans ce dédoublement, il ne rechignera pas à être pris pour son homonyme ni à prendre sa place dans une sorte de vertige : «J'ai ressenti à nouveau le plaisir intense d'être dans la peau d'un autre, une sorte de vertige.»
Miroir ambulant ouvre comme dans un rêve «une brèche par laquelle l'étrangeté du monde s'immisce dans notre quotidien». Tom Reisen y tente avec succès «de conjurer le temps, de courber sa linéarité par une danse circulaire», et fait tourner en orbite de ses héros des lambeaux de rêves et de souvenirs, aspirant le lecteur dans une sorte de vortex.
Avec beaucoup de maîtrise, il met en place un dispositif narratif complexe nous plongeant dans une mise en abyme romanesque, le narrateur semblant romancer la vie de son double ou la sienne propre (5). Il nous donne également le tournis en alternant sans cesse les points de vue narratifs, jonglant avec brio avec les pronoms et les temps avec une grande fluidité.
Dans la subjectivité de son "je" et avec la familiarité d'une narration au passé composé que revivifie aussi le présent, notre enquêteur remonte ainsi sur les pas de ce noyé depuis cette nuit parisienne qui lui fut fatale. Mais très rapidement démarre insensiblement un second fil narratif, classiquement à la troisième personne et au passé simple, retraçant lui la vie de son homonyme depuis son enfance au Luxembourg et sa venue à Paris pour y faire ses études avec son vieil ami Charly, si proche et si différent... Un deuxième fil qui va se diviser en deux après la séparation des deux amis, suivant tantôt Maurice retourné au Luxembourg pour y entamer sagement une carrière de journaliste, tantôt son double inversé parti à l'aventure en Amérique : une facette du héros amenée à disparaître, illustrant cet écart entre celui qu'on aurait voulu être et celui qu'on est devenu.
Et tandis que les temps narratifs initiaux s'entremêlent et se contaminent, la valse des pronoms s'accélère (6), les deux Vankoff finissant insensiblement par se confondre.
5) Cf ce commentaire du narrateur à propos des termes qu'il utilise dont VanKoff n'userait certainement pas : "C'est un mot d'auteur qui fait un clin d'oeil à son lecteur."
6) Outre les nombreux dialogues rapportés directement ou surtout subtilement intégrés au récit (au style direct libre), le narrateur principal s'adresse parfois au lecteur avec un "vous" ou utilise un "nous" dont on ne sait pas vraiment qui il recouvre, tandis que le narrateur extérieur passant de plus en plus du "il" au "tu" semble interpeller le héros.
Tom Reisen bâtit une architecture éblouissante, élaborant un système de réflexion à l'infini en tissant un ample réseau d'images et de motifs récurrents se faisant écho, mais aussi de citations, en majorité filmiques (7). Un récit tout en réverbération construit en vingt-neuf courts chapitres individualisés par un titre dont l'enchaînement alerte et soigné, relevant quasiment du montage cinématographique (8), aiguise notre attention.
Miroir ambulant s'inspire beaucoup du cinéma tant dans ses références et ses atmosphères (notamment dans les scènes se passant en Amérique) que dans ses techniques - même si littérature et cinéma ne procèdent pas du même art. A l'instar de Hitchcock dans Vertigo dont il reprend le thème de la répétition, du double et du double inversé, l'auteur, pour donner une sensation de vertige, met ainsi en place des dispositifs littéraires assez comparables aux artifices utilisés dans ce film culte.
Cette image de système solaire et de galaxie satellite donnant une impression de rotation dans l'espace intensément déclinée dans Miroir ambulant renvoie ainsi, comme de nombreux petits détails circulaires, à ces «chignons, anneaux et autres cages d'escalier» qui dans Vertigo déploient leur spirale. Et, surtout, l'auteur opère une distorsion narrative au travers des trajectoires inverses du narrateur principal enquêtant sur Vankoff en remontant le cours du temps et du deuxième fil narratif retraçant au contraire chronologiquement la vie du héros. Un effet que l'on pourrait comparer à celui induit par le "traveling contrarié" (9) utilisé par le réalisateur anglais.
7) Mais aussi littéraires et dans une moindre mesure musicales
8) Un montage serré avec parfois de savoureuses ellipses narratives (notamment celle très "devillienne" entre le ch. 1 et 2)
Las Vegas
On goûte la belle langue métaphorique souple et précise de l'auteur qui, certes, ne révolutionne rien mais lui permet d'exprimer au plus près les émotions et les pensées de ses personnages, Tom Reisen faisant preuve de plus d'un sens aigu de l'observation et d'une connaissance profonde des mécanismes psychologiques. L'auteur, pour notre plus grand bonheur, aime par ailleurs s'ancrer dans la réalité en nommant les lieux (10) et les choses, intégrant volontiers une diversité linguistique (11) donnant plus d'authenticité à son récit.
Et son écriture, sachant créer des atmosphères (souvent nocturnes), se pare de plusieurs tonalités caractérisant notamment très judicieusement les trois lieux du récit. Paris est nimbé de cette mélancolie douce-amère qui émanait déjà de son précédent livre new-yorkais, tandis qu'une tonalité fortement onirique imprègne les passages très visuels consacrés à une Amérique s'apparentant souvent à un décor de cinéma, accentuant ainsi le contraste entre la vieille Europe et le nouveau continent. Et, entre la "ville lumière" et la factice et rutilante Amérique : le Luxembourg, petite galaxie excentrée. Un Luxembourg auquel il réserve une tonalité caustique fortement humoristique, nous décrivant avec une verve savoureuse dans des passages très dialogués ce monde journalistique qu'il connaît bien (12), ainsi que ce petit monde littéraire – les deux n'ayant rien à envier à leurs homologues français !
10) Noms de lieux, de monuments et de rues qui stimulent paradoxalement l'imagination du lecteur ou ravivent ses propres souvenirs
11) En anglais essentiellement mais aussi en allemand …
12) Ayant lui-même travaillé comme journaliste au sein du TageBlatt, journal luxembourgeois de langue allemande dont le siège se trouve à Esch-sur-Alzette, qu'il rebaptise malicieusement Tagenspiegel, du nom du célèbre quotidien allemand signifiant "miroir du quotidien"
Norman Rockwell, Triple self-Portrait
Miroir ambulant dont le premier chapitre est intitulé "Un début romanesque" et le dernier "Fermer la parenthèse" suspend ainsi les éléments dans le temps et l'espace comme dans «toutes ces choses qui ont un début et une fin», dans un film ou un roman. Un roman qui finalement dans son ensemble pourrait s'interpréter comme une métaphore de la création romanesque. Son narrateur en effet continue le roman commencé par son homonyme, le titre ébauché par le défunt Vankoff, L'homme qui avait peur d'être oublié, étant repris par l'auteur comme sous-titre de son propre roman...
Après tout, tous les lieux que mon personnage a habité, je les ais habités aussi, et les professions qu'il a exercées, je les ai exercées aussi. Ses rêves étaient les miens , j'ai souffert de ses déconvenues.
Et si un auteur se nourrit d'expériences et de faits réels pour inventer situations et personnages, se mettant dans la peau de ces derniers pour les faire vivre, la fiction, ce "miroir déformant", est aussi le lieu privilégié d'une quête mystérieuse lui renvoyant une image différente de lui-même. Car la "langue fantôme" de tout auteur s'immisce à son insu dans sa langue littéraire, comme le remarque judicieusement Eduardo Berti dans son roman Un père étranger.
Malheureusement pour nous, ce roman magnifique édité par Phi, un petit éditeur luxembourgeois renommé (sur le site duquel on peut le commander en ligne), n'est pas distribué en France. Mais il vaut vraiment la peine de se montrer curieux.
Miroir ambulant ou L'homme qui avait peur d'être oublié, Tom Reisen, éditions Phi, janvier 2021, 182 p.
Extrait du ch.1 et du début du ch. 2 (p. 9/16)
Un début romanesque
Je ne vais pas vous mentir. En plus d'avoir l'esprit d'escalier, j'ai toujours eu du mal à me remémorer certaines conversations. Il m'arrive ainsi, assez fréquemment, d'essayer de reconstituer après coup un dialogue, en commençant par la fin pour remonter ensuite, réplique par réplique, vers son incipit. Je ne pense pas qu'il existe une expression pour cette disposition d'esprit apparentée à la lenteur de pensée. Il faudrait en inventer une.
Voici donc, pour autant que je m'en souvienne, l'échange téléphonique qui a eu lieu, il y a quelques années, lors d'une chaude nuit d'août. A l'époque, je travaillais à Paris comme attaché consulaire et j'étais de permanence. Je venais à peine de me rendormir après un cauchemar, lorsque mon portable a vibré sur ma table de chevet. Il est possible que ma retranscription ici soit plus formelle que la conversation réelle de l'époque. Mais pour le reste de ce récit, je me suis efforcé de rester fidèle aux faits.
- Allô ?
- Bonsoir, monsieur. C'est bien la permanence du consulat du Luxembourg ?
- Oui... c'est pourquoi ?
- Désolé de vous réveiller en pleine nuit. Commissariat central de police. Je dois malheureusement vous informer du décès de l'un de vos compatriotes.
- Quoi ? Comment ?
- Une noyade. La cause n'est pas encore établie... Une autopsie a été demandée. C'est un marinier qui a aperçu le corps depuis sa péniche. Au niveau du pont Mirabeau. Nos collègues de la brigade fluviale l'on repêché en début de soirée.
- Vous avez le nom et la date de naissance de la victime ? Je dois vérifier son identité.
- Il s'agit d'un certain Maurice Vankoff _ V, a, n, k, o, deux f. Date de naissance : 29 septembre 1969 à Luxembourg. Allô ?
- …, Vankoff, 29 septembre 1969 ? Vous êtes bien sûr ?
- C'est ce qui figure sur les documents que l'on a retrouvés sur lui.
- Où se trouve le corps ?
- A l'institut médico-légal, quai de la Rapée.
- D'accord. Je dois passer au consulat pour la vérification des données. Je vous rappelle dans une heure.
Ma première pensée a été que quelqu'un avait volé mes papiers. J'ai vérifié dans mon portefeuille, mais tout y était : titre de séjour, permis de conduire, cartes de crédit... J'ai fouillé le tiroir du guéridon du salon, là aussi, tout se trouvait à sa place : carte d'identité, passeport, livret de famille, une ribambelle de cartes de fidélité. Il ne manquait rien, aucun document portant mon nom et ma date de naissance et qui aurait pu se retrouver, à la suite d'une succession d'événements fortuits, même extraordinaires, sur un cadavre repêché dans la Seine...
Je me suis habillé à la hâte, après m'être aspergé le visage d'eau froide. Un homonyme né le même jour que moi ! Quelqu'un avait-il voulu me faire un canular macabre ? Une erreur administrative ? Après tout, on lisait régulièrement ce genre d'histoires rocambolesques dans les rubriques « Insolite » des journaux. Mais non, tout cela ne tenait pas debout.
Depuis la banquette arrière du taxi, dans l'odeur écoeurante de vanille que diffusait un « arbre magique », je continuais d'ébaucher toutes sortes d'hypothèses dont aucune ne me paraissait vraiment plausible. L'explication la plus vraisemblable restait encore une invraisemblable coïncidence.
Les rues désertes se succédaient comme les images changeantes d'un kaléidoscope : rue de la Croix-Nivert, place Cambronne, avenue de Lowendal au bout de laquelle brillait le dôme des Invalides... Le chauffeur était une ombre muette, une paire d'yeux dans le cadre du rétroviseur qui me dévisageait furtivement lorsque nous nous arrêtions à un feu, cherchant à deviner les raisons de ma course nocturne. La voiture longeait à présent l'Ecole militaire puis, remontant l'avenue Bosquet vers la Seine, s'est engagée sur l'avenue Rapp déserte. Nous étions arrivés. Le chauffeur m'a déposé dans la contre-allée, au niveau du petit square jouxtant l'ambassade.
L'avenue semblait figée, languissant, elle aussi, dans cette nuit d'août torride. En poussant la lourde porte d'entrée, je me suis senti vaguement coupable, comme si le fait de m'introduire, à cette heure improbable de la nuit, dans l'immeuble abritant les bureaux du consulat faisait de moi un cambrioleur. J'ai emprunté les escaliers, la machinerie de l'ascenseur, trop bruyante, risquant d'attirer l'attention des voisins. Depuis quelques instants, deux vers me trottaient dans la tête. Dans Venise la rouge / Pas un bateau qui bouge.
J'ai eu beau chercher à être aussi discret que possible, le grincement de la porte et le craquement du parquet sur le palier remplissait démesurément l'espace vide de la nuit, et cela a encore augmenté mon malaise. En pénétrant dans mon bureau plongé dans l'obscurité, j'ai éprouvé cette sensation de décalage qui naît parfois lorsque les circonstances extérieures habituelles sont modifiées. Une brèche par laquelle l'étrangeté du monde s'immisce dans notre quotidien.
L'ordinateur a mis quelques minutes à démarrer dans une succession de ronflements et de grognements, Pas un pêcheur dans l'eau / Pas un falot … Il fallait sortir ce vers de ma tête ; c'était décidément déplacé, vu les circonstances. L'éclairage de mon fond d'écran a irradié la pièce d'une lumière bleue et je me suis vu reflété dans mes lunettes. Saisir les codes de sécurité, lancer la recherche … V-A-N-K... Une petite fenêtre s'est affichée : Il y avait bien un autre Maurice Vankoff né le même jour que moi à Luxembourg-ville, et enregistré comme résident à Paris. Les deux matricules, quoique similaires étaient différents. Mon homonyme était marié, sans enfants. Nom du conjoint : Eve Remez, nationalité française. Dernière adresse connue : 113 rue Ordener dans le 18e. C'était à Montmartre. Une rue que je connaissais bien, pour y avoir habité, il y avait une vingtaine d'années, quand j'étais étudiant.
J'ai rappelé mon contact au commissariat pour confirmer l'identité du défunt et son adresse parisienne, puis j'ai fait un mail à mes autorités à Luxembourg pour qu'elles entament de leur côté les démarches nécessaires. La procédure prévue avait été suivie à la lettre et ma tâche s'arrêtait là.
En s'éteignant, le ventilateur de l'ordinateur s'est mis à tourner bruyamment et, lorsqu'il s'est enfin arrêté, le silence et l'obscurité se sont faits en même temps. Je suis resté assis dans le noir à épier les prémices de l'aube. Sous mes pieds, le parquet grinçait au moindre déplacement, obstinément, comme s'il voulait me dénoncer. De la rue montait, de temps à autre, le bruit d'une voiture solitaire. Je ne sais plus combien de temps je suis resté ainsi, mais quand j'ai finalement quitté les locaux du consulat pour me diriger d'un pas lent vers le pont de l'Alma, il était presque six heures. Un pan de ciel bleuissait à l'horizon. Bientôt le jour commencerait à poindre et le bulbe doré de l'église orthodoxe russe s'enflammerait pour signaler la fin de la nuit. Il faisait déjà très chaud pour l'heure réputée la plus froide de la journée. La canicule annoncée faisait planer sur les boulevards immobiles une menace diffuse. On aurait dit une ville évacuée. J'ai marché quelques temps sans but précis le long de la Seine. Ici, le cours du temps reprenait peu à peu ses droits. Une péniche lourdement chargée descendait le fleuve en créant des remous dans son sillage. Quelles ondes déclenchait la chute d'un corps d'homme au contact de l'eau ? Je me suis arrêté. Le sentiment que Maurice Vankoff m'avait en quelque sorte choisi pour élucider les circonstances de sa mort s'imposait à moi. C'était un appel.
La photo dédicacée
- Oui ?
Elle se tient dans l'embrasure de la porte, les yeux rougis et les cheveux en désordre. Mme Remez serre fermement son peignoir, les bras croisés, comme si elle avait froid. A moins qu'elle n'ait besoin de s'accrocher à quelque chose. Elle a le regard vide des gens sur qui le malheur s'est abattu subitement. Je me suis présenté en mentionnant simplement ma qualité d'agent diplomatique, l'évocation de mon nom aurait risqué d'accroître sa confusion. A vrai dire, je m'attendais à ce qu'elle me claque la porte à la figure en indiquant qu'elle ne voulait voir personne. Après tout, cela aurait été compréhensible. Mais elle est visiblement en état de choc. Peut-être pense-t-elle que ma visite fait partie des formalités administratives d'usage. On a dû lui donner un sédatif lorsqu'on est venu lui annoncer le décès dans la nuit.
- Entrez, dit-elle d'une voix blanche.
(...)