Soror, de Mathilde Janin

Publié le par Emmanuelle Caminade

Soror, de Mathilde Janin

Commencé il y a sept ans, Soror, le second roman de Mathilde Janin, traite de la pédocriminalité, un sujet d'une grande actualité médiatique depuis de récents livres-témoignages visant des personnalités en vue (1).

Mais il ne s'agit nullement de témoignage, ni même d'autofiction, l'auteure n'ayant, à ses dires, jamais eu envie de parler de son histoire ni de celle des victimes qui l'entourent. Elle cherche seulement, au travers d'une fiction purement littéraire, à démonter les mécanismes rendant possible l'ampleur des ravages de ce type de criminalité, car c'est tout un système qui abandonne ces enfants et ces adolescents sans défenses. Organisant l'inaudibilité de ces jeunes victimes qui devront vivre avec ce secret profondément destructeur, tous ces rouages psychologiques, familiaux et sociaux, et même juridiques ou politiques, font en effet système pour déployer un voile de silence déniant leur souffrance et préservant l'impunité de leurs prédateurs.

1) Cf l'onde de choc déclenchée par Le consentement de Vanessa Sprinora début 2020 et un an après par La familia grande de Camille Kouchner

 

 

 

Dans ce roman s'attachant essentiellement au "monde des filles" et aux amitiés féminines, Mathilde Janin éclaire ainsi la vulnérabilité de l'enfance et de l'adolescence, et notamment de cette période de réinvention de l'image de soi et de son corps qu'est la puberté - si difficile à gérer sans de solides repères narcissiques.

Le titre à la sonorité riche en harmoniques traduit bien tout cela, l'auteure l'ayant choisi car il lui évoquait la combinaison des termes anglais "sorrow" et "horror" et reprenait la racine latine "soror" nous renvoyant à cette fraternité féminine que l'on peut désormais désigner sous le terme de "sororité" (2). Quant au surnom de l'héroïne, Légion (3), il rend compte de l'universalité de toutes ces histoires d'enfants abusés ou humiliés - objets de viols, de brimades ou de sévices - qui ne peut pour autant alléger leur solitude singulière :

«Hello, mon nom est Légion mais je joue toute seule.»

Et, tout comme son premier roman Riviera apparaissait, à l'instar de l'album posthume de son héros chanteur, comme une sorte de "bande-son originale du désastre de nos vies", Soror, outre qu'il se déroule toujours dans le monde de la musique, s'apparente à une longue variation musicale sur le thème de l'enfance massacrée et de la difficulté à se construire.

 

2) A la fin des années 1960, les féministes américaines donnèrent en effet ce nouveau sens de "fraternité féminine" au terme "sororité" - qui était employé depuis le XVIème siècle pour désigner des confréries de religieuse, puis aux E-U pour désigner des communautés de femmes ("sororities").

3) En référence à l'Evangile de Saint Marc : ch.5-9. : «Et il lui demanda : " Quel est ton nom? " Et il lui dit : " Mon nom est Légion, car nous sommes nombreux. "»

 

Rebecca, film de Hitchcock

 

«une école au cœur d'un endroit où les enfants sont certains d'être dévorés»

 

On entre dans Soror par un prologue nous propulsant dans le monde mystérieux d'Aulnoye (4) lors de la fondation en 1973 d'une école d'élite musicale et anglophone. Ce lieu fascinant et maudit articule en effet les histoires des principaux protagonistes (5) du roman toujours prisonniers de ses sortilèges. Et d'emblée, ne serait-ce que par ce nom (6), mais aussi par ce bois touffu et cette façade du château dont les fenêtres noires ressemblent à des «bouches édentées et massives prêtes à se refermer» comme un piège, on plonge dans l'univers trouble et angoissant des contes ou de certains romans gothiques.

 

Quatre grandes parties de longueur très inégale dont la dernière rejoint et continue la première structurent ensuite ce roman.

Au début des années 2010, dans une ville provinciale présentant tous les traits de Saint-Etienne, Nicola, belle jeune femme de vingt-sept ans portant le surnom de Légion en tatouage («une erreur de jeunesse») et désormais actrice comme sa mère, rencontre un soir Jérôme, un ancien camarade de collège perdu de vue et devenu violoncelliste, dont la petite sœur Yaël fut autrefois son amie inséparable. Ils ont beaucoup de choses à se dire et, après avoir pris un verre dans un bar, elle le raccompagne en voiture jusqu'à sa chambre d'hôtel où au petit matin, trouvant enfin quelqu'un pour l'écouter, elle commence à lui livrer toute son histoire : «Elle ouvre la bouche et elle dit » (cette brève première partie se finissant sans point)...

4) Un lieu évoquant cet inquiétant et fascinant manoir de Manderley dans lequel nous plongeait Daphné du Maurier dès l'incipit de Rebecca, roman où les secrets du passé viennent de même hanter le présent

5) Victimes et/ou prédateurs l'ayant fréquentée à différentes périodes

6) On pense à la baronne d'Aulnoy et à ses nombreux contes

 

S'amorce alors le récit de cette héroïne dont toute la vie a été atomisée par cette peur qui l'enveloppe depuis l'enfance : «ving-six années de terreur ; vingt-six années de bris, une vie entière crevée comme du papier bulle en milliers de précautions dégonflées».

Mais curieusement, sans doute car elle est trop douloureusement impliquée, il ne sera pas mené à la première personne mais à la troisième (7).

Narré au présent (ce temps d'Aulnoye ne semblant pas vraiment révolu), l'essentiel du livre se répartit ainsi entre L'histoire de Nicola nous transportant treize années auparavant et Le roman de Légion se déroulant dix ans après. La seconde partie étant centrée sur la préadolescence de l'héroïne et cette grande amitié nouée avec Yaël puis brutalement rompue, tandis que nous retrouvons Légion réinventant sa vie en musicienne ambulante dans la troisième. Une partie marquée, elle, par sa rencontre avec Rita qui, dans une fascination mutuelle et un jeu de miroir, deviendra sa joyeuse compagne d'aventure : «Ensemble, si merveilleuses et singulières» pour affronter le monde !

Jusqu'à ce qu'elles se séparent. Car si son amie, lestée de son propre secret, la devinera, elle n'osera la questionner et n'arrivera pas à démêler ses mensonges, et elles se retrouveront toutes deux enfermées dans «le sarcophage» de leur silence.

7) Le narrateur se plaçant tour à tour du point de vue des principaux protagonistes

 

Et dans l'intense partie finale, intitulée La maison-Dieu (dont le titre renvoie pertinemment à cette carte du tarot de Marseille symbolisant la chute et la destruction violente des masques), nous retrouvons Nicola quittant Jérôme bouleversée, parvenue au «centre exact de la douleur». Cette blonde actrice qui avait construit son propre film pour survivre prend alors brutalement conscience de ce «hors champ» remettant «un peu de logique dans toute l'articulation de ses souvenirs». Parler lui a fait enfin entendre ce qui en elle remuait. Tout ce qu'elle avait occulté lui revient alors dans une sorte d' «illumination» et «la quasi totalité de sa vie se dévoile» réunissant enfin toutes les facettes constituant la vraie Nicola.

Mais pas plus que Rita, cette «mutilée qui avance tant bien que mal dans le monde», ne peut «coucher noir sur blanc la vérité nue», elle ne peut trouver les mots pour fixer son histoire afin que «ses souvenirs ne se disloquent plus jamais». Il n'y a pas en effet de mots pour communiquer l'indicible, pour dire l'immense solitude qui restera toujours la leur, sauf peut-être ceux de la littérature.

 

 

Pour exprimer l'indicible, rendre compte du ressenti de son héroïne qui depuis l'enfance cache «un gouffre immense en elle», l'auteure a opté judicieusement pour une écriture intensément métaphorique, jouant de plus de manière récurrente sur certaines images créant des atmosphères signifiantes. Comme celle de la neige et du dégel (8), de cette vase épaisse et de cette eau croupie (avec tout ce qui grouille en dessous) ou de cette forêt épaisse, «territoire de pure sauvagerie» qui vous enserre à l'abri des regards (9).

 

Une écriture également elliptique - avec de nombreux silences matérialisés par des points de suspension, et parfois heurtée avec des mots «accrochés entre eux comme des wagons brinquebalants», traduisant la difficulté à dire de son héroïne qui use de détours et n'arrive pas à terminer ses phrases.

 

La narration avance vaillamment avec rythme, relancée par des reprises compensant la fragmentation du récit (10), tandis que les dialogues (marqués par un simple retour à la ligne) se coulent sans ambiguïté dans ce dernier, rehaussés parfois par ces caractères italiques avec lesquels l'auteure souligne les phrases obsessionnelles qui hantent son héroïne, les voix qui la traversent, ou ces passages romanesques et surtout ces paroles de chansons dans lesquelles elle se retrouve ou se projette.

 

8)«Dehors, c'était le dégel. Tout ce qui avait été soigneusement enfoui sous la neige menaçait d'être révélé.»

9) «A Aulnoye on était une grande famille, étanche, compacte, resserrée comme une forêt.»

10) Le récit de Nicola enchâsse ainsi nombre de petits récits, tandis que, après un saut narratif de dix années, de nombreux souvenirs viennent briser la linéarité du Roman de Légion et combler en partie les trous

 

 

Autour de cette héroïne complexe et touchante en manque d'une oreille pour l'écouter (11), et de ses deux amies Yaël et surtout Rita, l'auteure brosse une large fresque où se croisent d'autres personnages à l'enfance cabossée. Une fresque pleine de ces détails auxquels on ne prête pas toujours attention et qui devraient pourtant alerter, pleine de trous et de répétitions, de confidences avortées, de vérités partielles et de mensonges, les morceaux de ce puzzle longtemps indéchiffrable finissant par se recoller.

11) Ses parents, ne l'écoutant pas, voient en elle avec une « tendresse embarrassée et railleuse» une «mignonne petite affabulatrice» et elle se mure alors dans le silence, elle mentira ensuite pour capter l'attention de Yaël, puis se liera d'emblée avec Rita car pour la première fois elle se sent «vraiment écoutée» ….

 

Soror est un roman morcelé reflétant intimement la perception du monde par son héroïne comme un agglomérat de petits mondes cloisonnés, tandis qu'elle-même (et pas seulement), fragmentée en une superposition de strates, se diffracte et se réimagine en plusieurs versions.

Il y a ainsi pour Nicola des mondes très différenciés : celui des enfants et celui des adultes avec «le confort de leurs petites certitudes», «infoutus de sortir de l'illusion qu'ils sont irréprochables» (son père psychiatre donnant lui «l'impression de vivre dans une autre dimension»). Il y a le monde des filles et celui des garçons, «le monde hermétique» formé avec son amie Yaël, «leurs confidences, leurs jeux, leur fascination», le monde du collège et en son sein celui «des brevets blancs le samedi matin». Mais aussi le monde du centre commercial : un «autre monde» confus et trépidant derrière ses portes automatiques. Et, visionnant des films, elle croit comprendre à dix-sept ans que les femmes se résument avant tout «à une somme de gestes » …

Pour Nicola/Légion mentir est «la seule façon d'exprimer la béance de ses émotions», la seule manière d'exister en se rendant «indiscernable». Alors elle imite, se glisse dans la peau des autres, s'appropriant leurs histoires et brodant autour. Elle contemple les paysages en se racontant des histoires et s'imagine multiple : «Légion la Sioux », «la Manadière», «la voleuse de chevaux», «the Kid»... Tout comme Liv Maria, l'héroïne de Julia Kerninon - une jeune auteure écrivant avant tout sur les femmes.

Au travers de ses multiples expériences, l'héroïne peine entre oubli ou déni, obsession et mensonge, à réunir harmonieusement toutes les facettes imaginaires et réelles, toutes les strates, toutes ces versions d'elle-même qui la constituent. Car «la très belle femme au miroir», la blonde actrice, ne peut effacer totalement «la fille qu'elle était il y a bien longtemps – pas la vilaine Lolita qui a séduit son prof de piano, une version plus ancienne encore»...

Et là encore, tout comme dans Le dernier amour d'Attila Kiss de Julia Kerninon, il faudra pour apercevoir "le territoire immense" qui est elle, soulever une à une "les couches sédimentaires qui la recouvraient et la protégeaient".

Jusqu'à "délivrer la petite fille en pleurs à l'intérieur" comme le fit, également avec beaucoup de compassion, Carole Zalberg - une autre écrivaine écrivant surtout sur les femmes - dans Mort et vie de Lili Riviera.

 

Soror s'avère ainsi un magnifique et douloureux roman émancipateur, réparateur et consolateur.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Soror, Mathilde Janin, Actes Sud, 3 mars 2021, 251 p.

A propos de l'auteure :

Mathilde Janin a grandi à Lyon, où elle est née en 1983, et vit désormais en région parisienne. Journaliste, elle a été responsable éditoriale du magazine Modzik et chroniqueuse littéraire pour la radio. Elle est aujourd’hui enseignante de français dans un lycée parisien et publie sous pseudonyme des romans de genre.

(éditions Actes Sud)

 

EXTRAIT :

On peut feuilleter les premières pages (p.9/13) du roman : ICI

 

 

Publié dans Fiction

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