Alexandre Pouchkine, Le visiteur de marbre et autres oeuvres théâtrales
Inaugurant tous les genres en s'appropriant le romantisme européen, Alexandre Pouchkine fut le fondateur de la littérature russe au début du XIXème siècle (1). Son théâtre, peu représenté et sans doute peu lu de nos jours - même s'il a été beaucoup traduit - nous est surtout connu grâce à l'opéra (2) et, malheureusement, "les livrets d'opéra sont rarement des objets littéraires de grande valeur".
1) La Russie est un pays de tradition orale dont l'histoire fut marquée par des invasions à répétition, et la violence du contexte politique n'a pour ainsi dire pas permis l'émergence d'une littérature avant le XIXème siècle. On y est ainsi entré de plain pied dans la littérature "moderne" avec Pouchkine
2) Outre son conte Le Coq d'or (Rimski-Korsakov), sa nouvelle La Dame de Pique et son roman en vers Eugène Onéguine (Tchaikovsky)..., toutes ses pièces de théâtre ont donné lieu à un opéra : Boris Godounov (Moussorgski), Le Convive de Pierre et Rousalka (Dargomyjski), Mozart et Salieri (Rimski-Korsakov), Le chevalier avare (Rachmaninov), et Le festin en temps de peste (César Cui)
Portrait de Pouchkine par O. Kiprensky (1827)
Alexandre Pouchkine, Le visiteur de marbre et autres œuvres théâtrales propose une nouvelle traduction de l'ensemble des "poèmes dramatiques" de l'auteur (écrits en vers non rimés mais strictement rythmés). A commencer par celle de son célèbre drame historique Boris Godounov et sans oublier, dans cette entreprise, d'ajouter aux quatre courtes tragédies de l'écrivain russe sa traduction de The city of the Plague de l'Ecossais John Wilson.
Et l'on s'étonnera du titre de ce recueil qui, ne mentionnant pas l'oeuvre majeure de Pouchkine en ce genre, semble vouloir donner visibilité à une œuvre relativement mineure jusque là connue sous le titre Le convive de pierre (ou L'invité de pierre) (3).
Si la première traduction de Tourgueniev et Louis Viardot (datant de 1862) ne servait pas le grand poète que fut Pouchkine, celle d'André Markowicz (4), poète lui-même, semblait lui rendre justice. Et l'intérêt de cette nouvelle traduction en prose rythmée (5), émanant d'un pianiste reconnu sachant également restituer la cadence de ces textes destinés à être aisément prononcés sur la scène, tient à mon sens au fait qu'elle ne les modernise pas outre mesure (6). Andreï Vieru, cet interprète musical devenu accessoirement traducteur littéraire (7), réussit ainsi en effet à rendre la légèreté et l'élégance mozartienne de cet auteur dont la plume acérée ne manque pas d'humour ni d'un brin de cynisme.
S'étant intéressé en tant qu'essayiste à l'interprétation des œuvres d'art et aux problématiques de la traduction, il nous offre de surcroit une postface de plus d'une centaine de pages que l'on peut considérer comme un essai à part entière.
3) La nouvelle traduction du titre Le visiteur de marbre est justifiée par le traducteur dans sa postface : Le convive de pierre est non seulement pour lui un "titre laid et inexact" mais il entraîne une confusion entre pierre et le prénom Pierre...
4) Alexandre Pouchkine, Le convive de pierre et autres scènes dramatiques (Actes Sud, 2006) et Boris Godounov (Actes Sud 2016)
5) Le traducteur ayant fait le choix d'une prose se coulant dans le rythme ïambique de Pouchkine, ce dont il s'explique en détail dans sa postface
6) Il sait que le sentier est étroit : que moderniser n'est pas forcément rendre populaire et que l'on glisse facilement du populaire à une vulgarité anachronique
7) S'il avait traduit son essai Eloge de la vanité du français au roumain, cet écrivain d'expression française d'origine russo-roumaine n'avait publié à ce jour en France aucune traduction littéraire, notamment d'ouvrages russes
Le tsar Boris Godounov
Dans ce drame historique écrit en 1824/1825 à son retour d'exil et l'année du complot des Décembristes (8) - dont il était soupçonné d'être sympathisant -, Pouchkine met en scène une vision ironique et désenchantée du pouvoir. Et on peut y voir, comme le traducteur, un véritable "précis de trahison" digne de Machiavel.
L'auteur adopte la version de l'historien Karamzine, aujourd'hui contestée, selon laquelle le puissant beau-frère de Fédor 1er aurait commandité l'assassinat de son successeur légitime, le jeune tsarévitch Dimitri, pour accéder au trône à sa mort. Il reprend de plus l'épisode réel de ce moine défroqué Grégoire Otrépiev qui, prétendant être ce Dimitri qui aurait survécu, s'était fait reconnaître par le roi de Pologne avant de marcher sur Moscou à la tête d'une armée de mercenaires.
Boris Godounov est une pièce remarquablement construite comportant toute une palette de personnages, une pièce pleine de vie dans laquelle l'auteur joue habilement des ruptures, des parallèles et des contrastes. Sans aucun respect pour nos unités classiques, elle s'inscrit à de nombreux égards dans le sillage shakespearien, son héros en proie aux remords évoquant même Macbeth.
L'action se déroule sur les sept années du règne de Boris, de son intronisation en 1598 à sa mort subite, suivie de celle de son fils, en 1605. Et vingt-trois scènes, intimes mais aussi de masse, nous font sans cesse sauter d'un lieu à un autre et de l'intérieur à l'extérieur. Les tempi, les tonalités et les langages varient souvent, Pouchkine mêlant avec finesse tragique et comique, introduisant nombre d'archaïsmes et de passages en slavon liturgique, mais aussi en allemand ou en français, et abandonnant parfois brièvement les vers pour la prose (9).
8) https://fr.wikipedia.org/wiki/Insurrection_d%C3%A9cabriste
9) Rendant le slavon liturgique en empruntant à la langue de Saint Simon et Bossuet, le traducteur passe notamment de la prose rythmée à la prose ordinaire pour marquer la différence vers/prose
Boris Godounov, Moussorgski (Teatro Regio)
Enfin salué comme tsar par le peuple, après s'être fait prier pour la forme, Boris apparaît à la scène 4, talonné à la scène suivante par le faux Dimitri, ambitionnant tout juste de conquérir le trône. Et nous suivons ces deux héros aux parcours antinomiques dans leur chute et leur ascension parallèles jusqu'à la mort de Boris à la scène 20, cette histoire étant significativement encadrée par trois scènes initiales et finales donnant indirectement ou directement la parole au peuple - qui en semble de ce fait un personnage capital.
Un peuple gardant toujours «un penchant secret pour la révolte» que Boris a su «émerveiller (...) par la crainte et par l'amour et par sa gloire», et dont il faut «atteindre astucieusement le coeur» pour qu'il «abandonne son Godounov», nous dit d'emblée Chouiski, boyard cynique et rusé, avant même que la foule ne crie «Vive Godounov» à la fin de la scène 3. Tandis que, dans la scène 21, le rebelle Pouchkine (10) soutenant le faux Dimitri affirme après la défaite de leur armée : «Ce ne sont ni l'armée, ni le soutien des polonais qui nous renforcent : c'est l'opinion, oui, l'opinion du peuple».
Et ce peuple, qui criera (symétriquement) «Vive Dimitri» à la scène 22, restera soudain silencieux dans l'ultime scène. Peut-être pétrifié par l'annonce de l'empoisonnement du fils et successeur de Boris, à moins que, le faux Dimitri ne rencontrant désormais plus d'obstacle, il ne commence à s'en désolidariser. Car le peuple est versatile et «la populace abhorre et le pouvoir et son incarnation», nous avait prévenu Boris dans son monologue.
10) Pouchkine donnant avec malice son patronyme à un des personnages se rebellant contre le Tsar et ralliant les Polonais
Mozart et Salieri
Les "petites tragédies", comme les nommait Pouchkine, datent pour la majorité de l'automne 1830 où il fut confiné dans son domaine familial de Boldino à cause de l'épidémie de choléra qui ravageait la Russie et l'Europe. Seules Roussâlka (1832) et Le Baron avare (1836) sont postérieures.
L'auteur avait pour projet d'y étudier le destin de l'homme, ses passions et ses doutes, et il réussit à le faire avec acuité et dérision et une extrême concision, ces pièces comportant de deux à cinq scènes au maximum - une seule même pour la traduction du Festin en temps de peste. Et au-delà de l'envie et de l'avarice, de la séduction, de l'amour et de la vengeance, c'est toujours de la mort dont il s'agit.
Mozart et Salieri traite de la jalousie du talent pour le génie. L'auteur nous y présente Salieri comme un «artisan» orgueilleux et envieux ayant atteint un «haut degré de l'art» à force de travail et de persévérance, tandis que, en toute injustice, Mozart jouit avec insouciance et gaieté de sa facilité.
Dans Le visiteur de marbre, Pouchkine s'écarte beaucoup du Don Giovanni de Mozart par lequel il a sans doute connu le mythe de Don Juan. Outre qu'il fait avec malice de son Don Juan un exilé (comme il le fut) revenant incognito à Madrid tant il s'ennuie, celui-ci ne rencontre Donna Anna qu'après avoir tué le Commandeur - qui n'était nullement son père mais son époux. Et la statue de ce dernier, si peu fidèle à son petit et malingre modèle copieusement moqué par Don Juan (11), ne nous en impose pas : elle n'y est plus l'instrument d'une vengeance divine mais seulement de la mesquine vengeance d'un mari jaloux de la belle prestance de celui qui a su plaire à sa veuve.
Avec beaucoup de modernité et d'humour, l'auteur renverse la perspective de cette pièce dont le héros apparaît bien sympathique. Donna Anna, n'ayant pas choisi ce mari qui la tenait sous clé, peut en effet y affirmer sa liberté de femme. Elle se montre ainsi sensible à la déclaration d'amour de Don Juan, l'invitant chez elle, et ne renonce pas à son attirance pour lui après qu'il lui a révélé être l'assassin de son mari.
11) Cf scène 3 : "Mais sous quels traits géants est-il représenté ici! Et quelles épaules! Un vrai Hercule! Or le défunt était petit, malingre. Ici, en se dressant même sur la pointe des pieds, il aurait eu grande peine à se toucher le bout du nez. Quand nous nous retrouvâmes derrière l'Escurial, il se heurta à mon épée, et, telle une libellule fichée dans une épingle trépassa."
Le Baron avare cherche dans l'or une garantie illusoire d'éternité et soupçonne son fils dissipateur Albert - qui se préoccupe plus d'amour que d'argent - de vouloir le dévaliser de manière posthume ! Et si les propos sur l'usurier juif Salomon, prêtés à Albert, reprennent tous les clichés antisémites de l'époque, on ne saurait pour autant conclure à l'antisémitisme de l'auteur – ce que le traducteur argumente dans sa postface.
Roussâlka, dont le traducteur conteste le caractère inachevé (12), puise dans la mythologie slave. Séduite par un prince, la fille d'un meunier, enceinte, est délaissée par son amoureux qui préfère contracter un mariage plus avantageux. Le dédommagement financier qu'il lui offre n'ôtant rien à sa honte ni à sa peine, elle se jette dans le Dniepr. Après ses noces, le prince erre sans cesse sur les rives. Et, du fond du fleuve, la reine des Roussâlki (ondines) envoie une de ses filles le séduire pour la venger...
12) Ce qu'il démontre brillamment, en musicien, dans sa postface
Le rire (et donc la vie) l'emporte malgré l'épidémie dans Le festin en temps de peste. Une table est dressée dans la rue pour festoyer et, avec une «solennité badine» revivifiant les conversations et «dispersant l'obscurité de ce fléau qui avait rempli les esprits», les convives boivent à la mémoire de Jackson dans «un cliquetis joyeux de verre … comme s'il était encore en vie». Le président entame même un «hymne pour honorer la peste» malgré les récriminations du prêtre jugeant impie ce «banquet blasphémateur».
Une pièce qui, en notre période de pandémie, trouve un regain d'actualité.
Illustration d'Ilia Répine, Don Juan déguisé en moine
A ce recueil théâtral s'ajoute la très longue postface d'Andreï Vieru, intitulée Pouchkine et sa musique, De la tâche du traducteur et de celle de l'interprète. Le traducteur nous y renseigne sur les oeuvres traduites et, surtout, sur ses choix de traduction tenant tant à l'époque et à la musicalité de l'écriture de Pouchkine qu'aux différences spécifiques entre la langue et la prosodie russes et françaises.
Sa formation et sa pratique de musicien enrichissent considérablement son approche, notamment dans l'attention (pour moi primordiale) qu'il apporte à l'architecture d'un texte. Et, n'étant pas traducteur de métier, il échappe à tout dogmatisme et dispose d'une grande liberté critique. Rédigée dans une langue alerte et non dénuée d'humour, cette postface - parfois un peu "fouillis" malgré ses nombreux sous-titres - regorge par ailleurs d'exemples et d'anecdotes littéraires et musicales qui la rendent très vivante.
Le traducteur, tout en ne se prenant pas au sérieux, s'y livre de plus à une intéressante réflexion sur la traduction et l'interprétation, et même la création, argumentant et illustrant pertinemment ses points de vue.
Pour Andreï Vieru, les créateurs, écrivains comme compositeurs, sont des traducteurs car ils doivent passer de la pensée "à l'état de lave" à différentes "variantes formulées" de ce chaos d'origine, "non sans gains et déperditions tout comme dans une traduction littéraire". Et la principale tâche du traducteur, à l'instar de celle de l'interprète, consiste essentiellement à remonter ce chemin pour "comprendre les façons dont, pendant qu'un écrivain crée, il est amené à traduire sa pensée originelle à l'état de lave".
Une conception qui pourrait de même, à mon sens, s'appliquer à la lecture.
Cet ouvrage nous offre ainsi en un seul volume non seulement une traduction du théâtre de Pouchkine des plus convaincantes mais aussi un passionnant essai de traductologie.
Alexandre Pouchkine, Le visiteur de marbre et autres œuvres théâtrales, Andreï Vieru, Vendémiaire, 22 avril 2021, 360 p.
A propos de l'auteur :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Pouchkine
A propos du traducteur :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Andrei_Vieru
EXTRAITS :
BORIS GODOUNOV, scène 3, p.16/18
Le Champ-des-Vierges devant le monastère Novodévitchy
LE PEUPLE
QUELQU'UN
Ils sont entrés dans la cellule de la tsarine. Boris et le saint patriarche y sont allés aussi, suivis d'une foule de courtisans.
UN AUTRE
Et que dit-on ?
UN TROISIEME
Il continue à s'obstiner. Pourtant, il y a quelques espoirs.
UNE FEMME (avec un enfant)
Allons, cesse de pleurer! Allons! La croquemitaine viendra te prendre. Allons, allons, Ne gémis pas!
UN HOMME
N'y a-t-il pas moyen de nous glisser derrière le mur?
UN AUTRE
C'est impossible! Nous sommes déjà trop à l'étroit ici, au beau milieu du champs ; là-bas c'est encore pis! Parbleu! C'est tout Moscou qui s'est pressé ici. Regarde donc : les toits, l'enceinte et les étages du clocher, les dômes des cathédrales, et jusqu'aux croix, s'effondrent sous le poids du peuple.
LE PREMIER
En vérité, j'aime bien!
QUELQU'UN
Quel est ce bruit?
UN AUTRE
Ecoute! Quel vacarme! Le peuple geint ; on tombe là-bas, rangée après rangée...encore...encore... Mon frère, la vague arrive à nous. Vite! À genoux!
LE PEUPLE ( à genoux ; pleurs et vagissements)
Ah, notre père, veuille bien avoir pitié de nous! Règne sur nous! Sois notre père et tsar!
UN HOMME (à voix faible)
Pourquoi pleure-t-on là-bas?
UN AUTRE
Comment savoir? C'est les boyards qui voient, pas nous, les gens d'en bas.
La FEMME (avec l'enfant)
Et maintenant qu'il faut pleurer, tu as cru bon de te calmer! Je vais te...!...regarde le loup-garou! Pleure, polisson! (Elle le jette à terre, l'enfant piaille)
A la bonne heure!
UN HOMME
Si tout le monde pleure, mettons-nous à pleurer aussi!
UN AUTRE
Je m'y efforce, frère, mais n'y arrive pas.
LE PREMIER
Moi pareillement. N'y-a-t-il point quelques oignons par là? Frottons-nous en les yeux!
LE DEUXIEME
Non, non, je vais y appliquer de la salive. Mais que se passe-t-il encore là-bas?
LE PREMIER
Qui peut comprendre quelque chose?
LE PEUPLE
Le trône est désormais à lui! Il y a consenti! Boris est notre tsar. Vive Godounov!
Et, à titre de comparaison, on peut lire la même scène dans la traduction d'André Markowicz : ICI
Pouchkine et sa musique
De la tâche du traducteur à celle de l'interprète
De «l'oreille des Parisiens sauvages»
à «l'oreille sauvage des Parisiens»
p.237/239
Qu'est-ce qu'une traduction pourrait bien être et quelles pourraient en être les limites? Selon Walter Benjamin, il est impossible, et en tout cas inconcevable, de traduire une traduction dans des langues tierces. On pourrait démentir ce préjugé en faisant valoir le cas de l'écrivain japonais Kenzaburō Ōe, dont deux textes furent traduits en français, avec sa bénédiction, non à partir de l'original mais en prenant pour point de départ des traductions américaines qu'il avait déjà approuvées. A quoi on pourrait ajouter l'exemple de Mishima, qui préféra ou du moins autorisa les traductions françaises de ses écrits à partir de l'anglais.
A ce sujet, j'aimerais raconter une expérience personnelle : bien entendu, c'est le texte original russe de Mozart et Salieri que j'ai traduit en français et que je propose ici au lecteur. Pourquoi ai-je donc voulu réécrire ce chef-d'oeuvre en français alors qu'auparavant je n'avais eu nulle ambition de traduire quoi que ce fût ? Je m'y suis appesanti dans un de mes livres précédents où j'ai consacré un chapitre entier à l'envie et l'orgueil meurtri de Salieri. J'y laissais clairement entendre que les citations tirées de Pouchkine étaient rédigées en français par moi. Lorsqu'on m'eût demandé de concocter une version roumaine de mon Eloge de la vanité, une question surgit dans mon esprit : Qu'allais-je faire en réécrivant cet essai dans la langue de mon pays ? Allais-je y dire, comme dans la version française, que j'ai moi-même traduit les citations de Mozart et Salieri ? Et néanmoins allais-je citer une bonne vieille traduction roumaine classique, faite par un autre et disponible dans toutes les bibliothèques ?
Dans le chapitre en question, je n'avais besoin que de quelques passages de cette "petite tragédie" pour illustrer mes propos. Je ne l'ai pas moins traduite en roumain dans son intégralité. Toutes affaires cessantes. Malgré le peu de temps que l'éditeur roumain m'avait laissé, j'ai jugé que la traduction de mon propre texte pouvait attendre.
J'ai décidé de transposer ma version française de Mozart et Salieri sans jamais consulter la version russe. J'étais curieux de voir ce que cela donnerait et je dois dire que sur ce point je n'ai pas triché. Pourtant, dans la mesure où le traducteur du russe vers le français et du français vers le roumain portaient la même cravate, je reconnais que dans son principe, l'expérience ne fut honnête qu'à moitié. Vers le roumain, j'ai cru traduire mon propre texte (une suite de mots français choisis par moi), sensation à vrai dire inédite vu qu'il s'agissait d'une oeuvre classique que je n'ai pas voulu le moins du monde m'approprier.
Le lecteur roumain fera la part des choses, mais le temps aidant j'avais minutieusement oublié le texte russe. J'en avais gardé l'esprit général et c'est du reste tout ce que je garde de n'importe quelle lecture. A un détail près, qui m'avait frappé : au début, Salieri dit que par sa musique Piccini sut émerveiller "l'oreille des Parisiens sauvages". Prenant peur de rencontrer le maire de Paris, laquelle pouvait surgir à l'improviste à tout coin de rue, j'avais à l'époque adouci cette tournure : elle devenait en français : «l'oreille sauvage des Parisiens». A Bucarest, je ne redoutais nullement une rencontre inattendue avec la présidente du conseil municipal. En roumain, j'ai donc conservé mot pour mot la tournure de Pouchkine. C'est la seule infidélité que j'ai faite à "ma" version française de cette tragédie.
En comparant ma traduction roumaine à celle, classique, que j'ai dans ma bibliothèque, je me suis dit que je préférais la mienne. L'esprit de Pouchkine y est. Que je puisse encore l'améliorer en la confrontant au texte russe, c'est fort plausible. Mais c'est là un autre sujet, sur lequel je me pencherai plus tard.
Le lecteur l'ignore, mais telle que je l'ai écrite, la première mouture du début de cette postface était illisible. Elle était rédigée dans un français qui, pour tout dire, n'existe pas. Avant de l'envoyer à l'éditeur, j'ai donc bien été obligé de la traduire dans un français un tantinet moins improbable. Après mille traductions et re-traductions, la voilà stabilisée. Du français vers le français, cette introduction est enfin devenue sa propre traduction.
(...)