Le renvers, de Robert Alexis

Publié le par Emmanuelle Caminade

Le renvers, de Robert Alexis

J'avoue découvrir seulement aujourd'hui Robert Alexis, cet écrivain lyonnais, certes secret, ayant pourtant déjà publié dix romans (1) depuis son entrée en littérature en 2006 avec La robe.

Le renvers, venant de sortir chez Quidam, est un recueil de nouvelles dont les récits d'aventures et d'apprentissage parfois sulfureux et teintés d'onirisme ou de fantastique nous transportent en différents lieux et à diverses époques. Traversées de thèmes et de motifs récurrents mais variant les angles d'approche, ses onze nouvelles, tendues entre chute et élévation, s'articulent autour du basculement d'une vie, de ces prises de risques et de ces transgressions qui mènent les hommes «aux confins de leur condition», les faisant soudain passer de l'autre côté : sur l'autre rive. Un basculement que résume bien le titre, "renvers" désignant en moyen français tant "une position renversée" que le "coup qui renverse" ou est "donné de revers".

 

C'est un recueil explorant les marges et faisant l'éloge du changement, dans lequel l'auteur, luttant âprement contre les conventions et les convenances et pourfendant les faux-semblants jusqu'à l'extrême, porte une voix dissonante : «diabolus in musica».

Tel un Lucifer éclairant les abysses où «les choses disent enfin ce qu'elles sont», Robert Alexis y «enquête» (selon son propre terme) sur ce monde trompeur qu'il exècre et ce moi fallacieux qui nous abuse, cherchant à ébranler nos certitudes et entamer nos illusions.

Et si, fracturant les portes (2), il réussit à nous entraîner sur un terrain déroutant, c'est bien grâce à son écriture qui d'emblée nous subjugue.

1) Les sept premiers chez Corti (auxquels il faut ajouter un recueil de contes), deux aux éditions Le Tripode et le dernier, L'eau forte chez Phb éditions en 2020

2) "Le roman est le pied de biche du cambrioleur", dit-il ainsi dans un rare entretien radiophonique avec F. Anglier en 2015, lors de l'émission de France-culture Mauvais genre  : ICI

 

 

Les deux premières nouvelles, Le raccourci et La statue restent totalement réalistes, la troisième, La pêche miraculeuse, prenant, elle, sur la fin une tonalité onirique et fantastique. Dans un Yucon évoquant Jack London, un aventurier doit pour gagner l'autre rive (au sens propre comme au figuré) traverser un pont menaçant de s'écrouler sous le poid de son camion tirant deux remorques de grumes. En Bretagne, c'est un courtier d'assurance à l'imaginaire nourri de Melville qui, achetant un chalutier baptisé Le Pequod, tente d'incarner ses rêves, bravant les tempêtes d'équinoxe. Tandis que sur le chantier d'une cathédrale, le jeune fils d'un cordonnier voulant se mesurer à la pierre va s'élever dangereusement jusqu'à la cime de l'édifice pour graver son chef d'oeuvre.

Les oiseaux, Les rubans, L'abeille et l'architecte, et Le mercenaire déclinent le thème de l'identité au travers du corps, du sexe qui en semble le révélateur.

Dans une campagne française profonde, un médecin de bonne réputation, sidéré par la «perverse innocence» d'un jeune idiot, offre de s'en occuper avec des intentions ambiguës et va découvrir avec vertige une part secrète de lui-même. Un jeune peintre tentant de survivre dans une Venise débauchée accepte la mystérieuse mission d'un ambassadeur au «charme irrésistible et malsain» et va s'adonner sans culpabilité à de nouveaux penchants. A Dresde sous l'avènement des nazis, un drapier juif vivant dans le confort cherche à «épouser une fille gentille et lui faire des enfants» mais «un bonheur intime irraisonné» va s'emparer à son insu «d'une part inconnue de son être». Au Moyen Age, un mercenaire s'étant affranchi de toutes les normes mais voyant avec les années son «âme épuisée par ce besoin d'agir qu'aucune envie n'animait plus» sort paradoxalement de la routine de l'horreur, abandonnant son identité pour continuer à vivre.

Dans la huitième nouvelle, 1900b6, des scientifiques isolés dans un observatoire chilien cherchent des «tangentes» liant l'homme à l'univers. Mais Gianni va observer avec son télescope un astéroïde qui, selon ses calculs, plonge sur la terre à grande vitesse.

Après cette courte interruption thématique, les trois dernières nouvelles, La pluie, Aliona et Tedesco reprennent le fil précédent. D'avant la grande guerre aux années 1950, nous suivons le rejeton d'une grande famille qui, de crapaud, va se métamorphoser en grenouille avant de parcourir l'Europe, jusqu'à ce que la vieillesse substitue «aux lourdes clés de la débauche des passes adaptées aux serrures secrètes de l'âme». Dans une Russie en pleines mutations révolutionnaires, un jeune officier retrouve sa sœur adoptive devenue une belle jeune femme parfaitement éduquée et cherche à pénétrer les ténèbres où elle s'est engloutie. Quant au court récit clôturant le recueil, Tedesco, il exploite le thème du double, l'ombre muette de Tedesco semblant une autre facette du narrateur : cette partie incompréhensible de lui même qui le porte en rêve vers «le quai plongé dans la nuit». Vers cet horizon qui s'estompe au fur et à mesure qu'on s'en approche ...

Toutes ces nouvelles interrogent ainsi les mystères de l'être et du monde. D'un monde complexe, «double, irréductible aux lignes qu'on voulait en tracer», basculant «d'un pôle à l'autre», de «l'idéal aux écarts qui grèv[ent] la bâtisse d'autant de portes ouvertes vers une possible exploration» (Aliona).

 

Illustration de G. Doré pour Le paradis perdu de Milton

Ôter les masques pour s'approcher de la vérité

Ce recueil permet à Robert Alexis de démasquer ce monde - pour lui monstrueux - qui travestit sa noirceur, ce monde maquillé comme les humains le sont eux-mêmes. De démonter toute cette mécanique de tromperie.

Dans 1900b6, il se moque de ces hommes imbéciles qui célèbrent la sublime harmonie de l'Univers, qu'ils la justifient par un Dieu lui donnant sens ou par des calculs scientifiques. Il ne faut en effet attendre de cette planète «ce qu'elle ne peut donner» (Les rubans). Et, s'il aime manifestement, comme le narrateur, «cette forêt gigantesque encore mouillée de neige» où retentit le «premier babil des oiseaux» (Le raccourci), il n'est pas du genre à se «perdre dans l'Eden à attendre la mort avec en bouche le goût sucré des fruits tropicaux» (La pêche miraculeuse). Il voit toujours la nuit insupportable au-delà du ciel bleu et pense qu'on «gagne davantage dans l'orage que dans le bel azur» (La Statue). Comme le jeune apprenti Gilles, il semble plus heureux dans l'enfer des gargouilles de la cathédrale, s'y sentant «plus proche de Jésus».

Et l'auteur raille encore ces humains qui veulent oublier «le faux pas d'une existence absurde» (Les rubans), feignant d'ignorer «la panoplie entière des défaillances organiques» et se «satisfaisant d'être encore et malgré tout en vie» (Aliona). Il s'exaspère de tous ces hommes qui s'illusionnent sur eux-mêmes : «Dieu nous a fait de fiente et de foutre, c'est ainsi»!

Un grand mépris pour l'humanité laborieuse travaillant à sa survie

Mais là, au sommet de l'édifice, sur le mat d'un vaisseau en pleine tempête, il en allait tout autrement des choses à espérer. On voyait mieux qu'au ras du sol, on ne se faisait plus piéger par la répétition des heures et des labeurs, on n'accordait plus rien au présent si ce n'est le mépris qu'inspirent la construction patiente des termitières, la curieuse procession de chenilles dans les sous-bois, le repas des porcs dans la soue, l'odieux, le méticuleux travail de survie des espèces.
(La statue, p.66)

On décèle derrière la récurrence des commentaires du narrateur dans ces diverses nouvelles un violent mépris de l'auteur pour cette humanité laborieuse ne visant que sa survie. Au début de L'abeille et l'architecte, Chèm n'a nul besoin de «se projeter loin de la soupe tiède et du verre de vin», se satisfaisant de la niche qu'il occupe. Et son salon soigneusement décoré est qualifié d'«écoeurant» à force d'insignifiance. Quant aux bûcherons du Raccourci, ils sont «nés pour taper l'arbre et le débiter en tranches» durant toute leur vie.

Sont valorisés au contraire les rares hommes d'une autre trempe : ces hommes exceptionnels qui acceptent «les risques d'avoir à vivre sur le fil du rasoir et d'en tirer le suc en même temps que le sang» (La pêche miraculeuse). Ceux qui gagnent «un nouveau souffle dans ces marges qui [ruinent] les élans des autres» (Le mercenaire) - cela peut être «boueux» «mais ça sent la vie» !

Et ce recueil résonne comme «un appel à une vie autre, immense, totale» repoussant sans cesse les limites de l'impossible (La pluie).

 

Vivre au-dessus des abysses

La vie s'exalte à l'aune de ce qui la menace et il faut tendre son existence «vers des gouffres où la mort corrige la médiocrité» (La pêche miraculeuse). Dans Les oiseaux, le héros échappe ainsi à «l'épouvantable banalité des normes» et jouit de ce «risque permanent» auquel le convie la puissance de son aimantation pour le jeune Agnès. L'apprenti Gilles, lui, préfère sculpter la pierre «sous le front dur des abysses» que «travailler le cuir au ras du sol».

Robert Alexis semble refuser «les berceaux où les pensées s'allongent pour une sieste qui dure toute une vie» (La pêche miraculeuse) et abhorrer la fixité, assimilée à la mort. La vie est en effet pour lui perpétuel mouvement au-dessus des abysses. Dans Le Raccourci, Nancy voit ainsi le camion «comme une maison sauf que les maisons ça bouge pas et ça ressemble à des tombeaux». Tandis que dans La pêche miraculeuse  le héros qui a hérité d'une maison la revend pour acheter un bateau. Et rien de tels que «le plancher du wagon tendu sur la course incessante des traverses, la chaloupe couchée sur les abysses» (Aliona) !

 

Encre de Philippe Giaccobino

Une écriture envoûtante

Outre ce mépris affiché pour le "vulgum pecus", beaucoup de choses dérangent dans ce livre. A commencer par une certaine complaisance envers des fantasmes érotiques imprégnés de perversité, de violence et parfois d'abjection - même si ces écarts de la sexualité se font toujours sous couvert de consentement et que le corps ne semble porté à ses limites que pour ouvrir d'autres portes dans la conquête d'un impossible absolu.

On sent de plus une intention didactique dans ces récits, l'auteur ayant manifestement des idées à faire passer. Il ne se contente pas en effet de montrer et d'interroger mais a besoin de dire au travers de ses narrateurs, de traduire sa propre vision du monde et de changer celle du lecteur, l'incitant à mener sa propre enquête émancipatrice. Et il force ce dernier à l'entendre en l'envoûtant de son écriture.

Robert Alexis réussit brillamment à changer d'atmosphère de nouvelle en nouvelle, campant rapidement décors et personnages et imprimant un rythme alerte à des récits suscitant toujours intérêt et curiosité. Et il témoigne d'un sens aigu de l'observation et d'une grande sensibilité à la nature et connaissance de la faune et de la flore nous valant de très beaux passages descriptifs. Mais c'est avant tout sa remarquable maîtrise de la langue française, tant sur le plan lexical que syntaxique qui, avec cette facilité semblant naturelle caractérisant les plus grands, nous emporte.

L'auteur use d'une élégante écriture classique, précise et limpide, et parfois empreinte d'une certaine violence ou d'une subtile distance ironique. Une écriture ne cherchant pas à être moderne mais qui n'a rien pour autant de suranné. Il a le goût du mot juste, souvent rare, littéraire, recourant par ailleurs à un lexique spécifique s'adaptant aux métiers, aux lieux et aux époques. Et la narration, toujours au passé simple (et majoritairement à la troisième personne), nous gratifie de savoureux imparfaits du subjonctif, tandis que la syntaxe, parfaitement tenue, épouse au plus près le propos avec souplesse et fluidité :  la "belle langue" portée aux extrêmes !

 

 

 

 

 

 

Robert Alexis, Le renvers, Quidam, 6 mai 2021, 268 p.

 

A propos de l'auteur :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Robert_Alexis

EXTRAIT :

 

On peut lire les premières pages (p.9/10) sur le site de l'éditeur : ICI

 


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A
trop long pour en retenir l'essentiel
Répondre
E
Ce blog s'intéresse essentiellement à l'analyse littéraire, avec donc de longs articles s'appuyant sur le texte, et les courts comptes-rendus de lecture y sont rares. C'est un choix de ma part qui fait la singularité de L'Or des livres. Mais il existe de nombreux blogs, et de très bons, qui ont choisi un autre créneau et qui vous conviendront certainement mieux :) .