Jour bleu, de Aurélia Ringard

Publié le par Emmanuelle Caminade

 

 

Jour bleu, premier roman d'Aurélia Ringard, éblouit tant par sa richesse, sa profondeur et sa singularité que par la force et la justesse d'une écriture parfaitement maîtrisée.

L'intrigue est simple. A l'aube de ses trente-cinq ans, une jeune femme fragile et solitaire, peu prolixe mais s'adonnant à l'écriture depuis l'enfance, est abordée lors du vernissage d'une exposition par le photographe mis à l'honneur.

Il lui parle de ses photos et elle a le sentiment qu'ils partagent le même langage, qu'ils se comprennent. Leurs regards se croisent, leurs mains se frôlent et son cœur s'affole : «Son cœur, une grenade impossible à dégoupiller.»

Serait-ce la vraie rencontre qu'inconsciemment elle attendait, cet «amour tout court» dont elle rêvait ? «Cela sonnait juste et ne sentait pas le coup d'un soir».

Lorsqu'ils se quittent, il lui annonce devoir partir le lendemain pour un reportage dans les Alpes et rester trois mois dans cette région de son enfance, lui tendant un papier avec la date et l'horaire de son train de retour à la gare de Lyon : «19 septembre, 13h 17».

Le jour dit, emplie de désir et d'espoir comme de crainte et de doute, elle se rend à sa convocation. Elle court à la gare en se ménageant trois heures d'avance, s'installant à une table du Train bleu, munie de son inséparable carnet de notes.

Et ce roman tendu et haletant respectant les trois unités (1) nous conte, avec une grande efficacité dramatique, l'attente de cette héroïne «entourée d'hommes et de femmes innombrables» : une «attente houleuse entre deux cafés, trois rêves et de vieux souvenirs», «tantôt anxieuse, tantôt stimulante».

1) https://www.etudes-litteraires.com/regle-trois-unites.php

 

Entre théâtre et cinéma intime

D'emblée nous sommes propulsés dans l'espace scénique de la gare, dans le huis clos où va se dérouler cette pièce durant trois heures : un théâtre reflétant le «tourbillon incessant» du monde, toutes les tensions contradictoires des départs et des arrivées, et fleurant bon l'humanité (2). Le lieu où va se jouer la vie de l'héroïne : «C'est le grand jour. Le jour sans filet. L'ultime partie.»

Mais elle y est moins actrice que spectatrice, se réfugiant «en coulisses» à l'écart près d'une fenêtre du café, un peu comme le personnage sur le seuil dans la célèbre toile des Ménines de Vélasquez (3) : «elle préfère être spectatrice de la scène, une présence muette dans ce huis clos ferroviaire.» Entre deux mondes comme dans des sortes de «limbes», elle attend «le dernier acte» fatidique.

Attentive à toutes ces vies, elle observe le ballet des personnages et, en isolant certains, elle tente de comprendre, de décrypter et d'imaginer leur histoire. Tandis qu'en son for intérieur elle «recolle les morceaux» de cette rencontre avec le photographe, anticipant avec terreur et jouissance leurs retrouvailles dans divers scénarios. Et, surtout, la «pellicule de [sa] mémoire» recélant «des amas de départs» et des «souvenirs brûlant de séparation», elle revisite par bribes son passé «d'enfant de divorcés qui tant de fois a hanté ces gares» : ces «arrachements hebdomadaires sur des quais humides», ces «au-revoir en quatrième vitesse». Mille scènes, mille visions traversent son esprit et elle repasse en vitesse rapide le film de sa vie : «tout me revient dans une accélération impossible à maîtriser».

 

Dans cette gare bruyante dont le grouillement mystérieux fait écho aux pulsations désordonnées et contradictoires qui l'agitent en sourdine, elle est venue chercher son avenir tout en éprouvant le besoin de retourner auparavant à l'origine. Car elle va ainsi pouvoir achever de se métamorphoser pour être prête à accueillir cette aventure nouvelle, pour s'élancer vers l'inconnu, l'incertain : «Je me suis défaite d'une ancienne peau que j'ai abandonnée pour renaître plus neuve et plus brillante».

2) "Ca sent la gare. Un mélange de Chanel et de crasse. De tabac et de sueur."

3)http://jean-paul.desgoutte.pagesperso-orange.fr/ressources/son_image/menines/Analyse_menines.htm

 

Le dieu grec Kairos,  fresque de Franceso Salviati (détail)

De la rencontre

"Rencontrer quelqu'un, le rencontrer vraiment - et non seulement bavarder comme si personne ne devait mourir un jour - est une chose infiniment rare.»" (Christian Bobin, La dame blanche)

 

Au-delà de l'attente, c'est bien de ce «mot magique» de la rencontre qu'il s'agit dans ce roman : de la vraie rencontre dont parle Christian Bobin (un poète par ailleurs cité et manifestement aimé par l'auteure (4) ).

L'héroïne, qu'obsèdent le passage du temps et la précarité, s'y voit confrontée en deux temps à «une rencontre un peu comme un miracle», prenant un caractère quasi sacré : «elle se prépare pour la fête et prie pour que cette dernière ait lieu. C'est cela qui est en jeu».

«Que l'impossible surgisse, elle s'y accordera» et, malgré «le côté destructeur inéluctable du temps sur le couple», elle veut croire en l'éternité :

«Ca sentait la fin et nous, nous restions suspendus à une forme d'éternité. C'est important l'éternité.»

Et, «brûlante d'envie de vivre [sa] vie», elle s'apprête à accueillir cet homme précieux, «à la fois étranger et intime», à s'élancer vers lui. Son attente exaltée par le doute et le risque ayant en effet aiguisé ses sens, elle se sent plus solide pour oser s'engager sur des chemins inexplorés : «Elle veut ouvrir son cœur en deux comme une orange» car il faut bien «aller où on n'a pas pied, même si ça tourne mal». Il faut ainsi «tout faire pour ne pas finir avec des regrets» et «vivre plus fort pour compenser l'absence» !

 

On pense également à ce concept grec de "kairos" (5) célébrant l'art de la rencontre : à ce "prince des concept"(6) renvoyant à l'affût et à la force nécessaire pour oser saisir l'occasion qui s'offre.

«En captation permanente», attentive au moindre détail révélateur, à «la vie cachée», et s'étant reconcentrée sur soi dans cette solitude permettant l'ouverture à l'altérité, l'héroïne saura ainsi saisir l'opportunité au passage. Elle veut en effet «réussir son existence», «une ambition qui va bien au-delà de la gloire». Et, comme le dit Gérald Tenenbaum dans son beau roman Les harmoniques, "oeuvrer à son propre bonheur n'est pas donné à tous. Mais si cela vous est donné, c'est une grande trahison que d'y manquer."

4) L'auteure raconte ainsi un échange de courrier avec le poète au sujet de la lecture à voix haute qui semble authentique

5) Le dieu grec Kairos est représenté par un jeune homme qui ne porte qu'une touffe de cheveux sur la tête. Quand il passe à notre proximité, il y a trois possibilités : on ne le voit pas, on le voit mais ne fait rien, on tend la main au moment où il passe et "saisit l'occasion aux cheveux", saisissant ainsi l'opportunité.

6) Pour citer Aleph zéro, le premier roman de Jérôme Ferrari

 

Une écriture profondément signifiante

 

L'écriture d' Aurélia Ringard épouse au plus serré son propos.

Dès le titre, la couleur bleu, au-delà du contexte ferroviaire et de ces "blue days" américains ambivalents (7), nous renvoie ostensiblement aux "Mots bleus" (8) : à cette chanson qui, dans l'attente des retrouvailles, évoque la difficulté à exprimer le sentiment amoureux par pudeur ou crainte du ridicule. Et, comme l'héroïne croyant, elle, aux «bienfaits de la parole» dans les relations humaines, l'auteure célèbre dans ce roman le pouvoir des mots, y distillant même son art poétique.

Outre qu'elle recourt à de nombreuses images parfois plus parlantes, elle utilise «les mots les plus précis» pour décrire les émotions, comme son personnage photographe. Tout est «pensé et pesé» et elle puise ainsi abondamment dans le champ lexical du théâtre et du cinéma.

Les phrases sont souvent courtes : «Les phrases sont courtes. Question de souffle. J'ai le souffle coupé. Je suis née avec un souffle au cœur.»

Elles semblent de plus juxtaposées, un peu comme une accumulation de notes, traduisant l'agitation d'une «narratrice chaotique» dont le cœur cogne et palpite. Tandis que des répétitions relancent ce mouvement, cet élan qui l'anime.

 

Tous les choix narratifs s'avèrent très pertinents.

L'auteure prend d'abord deux héros semblant proches car s'attachant par leurs écrits ou leurs photos à retenir tous ces instants passés. Et tous deux sont désireux de «vivre plus fort» pour compenser «la fin» de toute chose, éprouvant le besoin d'un retour à l'origine fondatrice avant de se lancer dans cette aventure commune.

Aurélia Ringard opte ensuite habilement pour deux points de vue narratifs : celui à la première personne (9) de l'héroïne (majoritaire) qui permet aussi le "tu", et celui plus distancié d'un narrateur à la troisième personne se focalisant aussi sur l'héroïne et accessoirement sur le héros. Quant à son choix du présent, il rend très vivant et proche le long monologue de l'héroïne tandis que les flashes-back ponctuant ce récit globalement linéaire combinent le recul du passé et un présent de narration revivifiant certaines scènes.

Et cette double alternance des pronoms et des temps narratifs instaure une sorte de danse se calquant sur celle des voyageurs de la gare. Un mouvement de va-et-vient épousant aussi les phases de doute et d'espoir, de bonheur et de mélancolie de l'héroïne, et évitant toute monotonie.

 

La construction de ce récit s'adressant dès l'incipit au photographe et semblant lui «parler tout bas» est très fragmentée, à l'instar de «tous ces morceaux de nous-même que l'on voudrait laisser à quelqu'un d'autre que soi». L'auteure fait ainsi se succéder quarante-sept courtes séquences, le premier et le dernier chapitre qui encadrent l'attente servant de prologue et d'épilogue.

Et le poème de Cécile Coulon fermant le livre fait habilement écho à la première épigraphe citant Les pas de Paul Valéry (10). Un poème polysémique dont les deux derniers octosyllabes nous incitent, dans l'attente de la mort, à vivre et à aimer.

 

Dans ce roman d'inspiration en partie autobiographique (11), ce qui lui donne un surcroît d'authenticité, Aurélia Ringard, au travers des réflexions de son héroïne, nous communique son amour pour les mots, pour la littérature émancipatrice, salvatrice, qui permet l'empathie et le partage des émotions.

 

7) Ces jours le plus déprimant ou le plus heureux de l'année (jour bleu pouvant signifier aussi bien "jour sombre" que "jour sans nuages") renvoient bien à ce roman mêlant la tristesse à la joie, les doutes à l'espoir

8) Jour bleu prend en effet le contre-pied de cette chanson de Christophe écrite par Jean-Michel Jarre préférant "les mots dits avec les yeux" aux paroles. Et dès le premier chapitre l'auteure se réfère ostensiblement à cette chanson (cf extrait ci-dessous)

9) Son "je" cédant la place dans le dernier chapitre à celui du photographe qui semble répondre à l'incipit qui lui est adressé : «Tu m'as donné rendez-vous dans une gare.»

10) https://www.poesie.net/valery1.htm

11) https://www.motsalanantaise.fr/jour-bleu-roman-aurelia-ringard/

 

 

 

 

 

 

 

 

Jour bleu, Aurélia Ringard, éditions Frison-Roche,15 juin 2021, 192p.

 

A propos de l'auteure :

 

Née en Bretagne, à Guingamp, Aurélia Ringard a d’abord vécu à Washington, aux États-Unis, et à Paris avant de s’installer à Nantes. Diplômée en pharmacie, elle se consacre aujourd’hui à sa passion pour les mots et la littérature. Elle anime des ateliers d’écriture et participe à l’organisation d’événements pour la promotion de la lecture. Suite à sa participation à un concours organisé par l’école d’écriture Les Mots, ce texte reçoit le coup de cœur du jury. Aurélia signe ici son premier roman. (Editions Frison-Roche)

 

EXTRAIT :

 

1

p.7

Tu m'as donné rendez -vous dans une gare. Tu ne pouvais pas savoir. C'est pourtant simple, c'est toute ma vie. Dans ma vie, il y a des gares et des trains. Des trains tout le temps. Des trains à attraper, des trains à l'heure, des trains bondés, des trains de nuit, des trains bloqués, des trains en retard.. Depuis toujours, c'est comme ça, je cours sur les quais, le souffle coupé. Parfois on a le temps de s'embrasser avant la sonnerie, parfois pas. Les adieux s'étouffent dans les cols des manteaux. On rassemble les morceaux de nous-même que l'on voudrait laisser à quelqu'un d'autre que soi. C'est l'heure de partir. Derrière la vitre, on articule des mots que l'on dit surtout avec les yeux. On ne se lâche pas. On se retrouvera. On garde nos sourires, nos émotions, la politesse et nos souvenirs. Tout ce que l'on crève d'envie de se dire. La vie ne suffira pas, je crois.

 

2

p.9/10

Mois de septembre. Début du jour. Les allées et venues dans le hall de la gare de Lyon s'amplifient. Ce n'est pas qu'une impression : autour d'elle, du monde, de plus en plus, des valises, des mallettes, des manteaux à la main, le bruit saccadé des talons frappant les sol, des départs et des destinations. Sur la grande horloge, l'aiguille du temps brille et progresse, imperturbable. Les numéros des quais s'affichent, les sonneries retentissent et une foule matinale et compacte se met en branle. Le mouvement semble continu et prend de la vitesse. Les ombres se bousculent. Peu importe où ils vont, ces hommes et ses femmes sont déjà ailleurs.

Cette fois, elle est venue ici pour partir. La voilà qui piétine au milieu de cette agitation mystérieuse et sans limites. Ses pas sont rapides, en avant en arrière, comme les mouvements d'une danse, les yeux grand ouverts, mi-conquérante mi-fugitive. Les courants d'air fond voler ses cheveux blonds, et elle ne cherche pas à les remettre en ordre, elle les laisse se placer ; à quoi bon faire semblant, maintenant ? Elle ressemble à un animal docile dont la sauvagerie reste en sommeil. Son souffle, une respiration haletante. A l'intérieur, son cœur se serre. Ca  bat. A croire que pour la première fois depuis longtemps, son sang circule de nouveau. Ca bat dans ses tempes, ses poignets, sa poitrine, dans le fond de sa gorge, elle n'est plus que cela, des pulsations. C'est cela. Une histoire d'attente et de pulsations. D'attente et de tâtonnements maladroits. Elle a l'allure de celles qui se mettent en chemin, qui arrivent au front. D'un coup d'oeil, elle quadrille le lieu. Elle guette les horaires d'arrivée sur les écrans sans parvenir pour autant à contrer l'excitation qui monte ; elle ne peut encore ni le voir ni le toucher. Elle n'a pas réfléchi à ce qui se passerait au moment précis où il descendrait du train. Le premier regard, le premier pas, le premier mot. Ce mot magique entre elle et lui, elle ne le connaît pas. Elle doit aimer cela. Ne pas savoir.

 

Elle s'est contentée de courir jusqu'ici, d'arriver en avance, très en avance même, dans un mouvement superbe d'abandon et d'entêtement fertiles, bras ouvert à la récolte. (...)

 

Publié dans Fiction

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