Avec Bas Jan Ader, de Thomas Giraud

Publié le par Emmanuelle Caminade

 

Depuis son entrée en littérature, Thomas Giraud semble fasciné par les destinées hors normes, par certains personnages en marge, certains créateurs ayant laissé dans leur domaine une marque (fut-elle modeste) qui peu à peu sombrent dans l'oubli. Des personnages dont il aime éclairer les rêves et les failles même s'ils garderont toujours leur part de mystère, dont il cherche à comprendre le rapport particulier au monde. Et pour tenter de pénétrer les raisons profondes ayant motivé leur trajectoire singulière, il s'attache à remonter le temps et rechercher les moments déterminants, constitutifs, ayant façonné leur personnalité.

Partant des éléments connus de leur biographie et des quelques traces laissées, il raconte leur vie en s'appuyant sur une documentation fouillée, et surtout l'imagine avec empathie en comblant en partie les zones d'ombre par la grâce de la fiction. Et il déploie ainsi une belle écriture poétique d'une grande sensibilité dans des récits très intimistes, s'approchant avec délicatesse de ses héros tout en rejoignant paradoxalement ses inclinations en donnant écho à ses propres préoccupations.

Après avoir exploré en 2016 la riche figure du célèbre écrivain-géographe libertaire Elisée reclus (1), l'auteur s'est polarisé sur des échecs rendant encore plus poignantes ses reconstitutions fictionnelles. Il sonda ainsi l'éphémère carrière d'un musicien américain dans La ballade silencieuse de Jackson C.Frank (2018), puis fit revivre une utopie collective dans Le bruit des tuiles (2019) en nous contant l'étonnante aventure du fouriériste Victor Considérant au Texas. Et son quatrième roman Avec Bad Jan Ader, toujours publié par les éditions de La Contre-Allée, s'intéresse de nouveau à un "perdant magnifique".

1) Élisée, avant les ruisseaux et les montagnes


L'artiste de performance néerlandais Bas Jan Ader laissa après lui une œuvre fulgurante constituée essentiellement de photos et de petits films. Mais on connaît assez peu de sa vie au-delà des deux événements dramatiques qui en marquèrent le début et la fin.

A l'âge de deux ans il perdit en effet son père, un Juste qui fut fusillé par les Allemands en 1944 pour avoir aidé les Juifs, restant avec ce mot vide de sens qu'il venait à peine d'acquérir : «Il y avait cette chose étrange en rapport avec la mort, ce mot, Papa, que tu savais dire depuis déjà quelques mois et qui tout à coup ne servait plus à rien et dont, dans ton babil qui jusque là amusait, plus personne ne souriait.»

Et en 1975, au cours du deuxième volet d'une performance intitulée "In search of the miraculous" (2), il s'embarqua seul sur un petit voilier destiné à «la navigation de poche» avec la quasi-suicidaire ambition de traverser l'Atlantique en soixante jours depuis Cap Cod (sur la côte est des Etats-Unis). Une ultime «performance invisible», ni filmée ni même regardée, pour tutoyer et provoquer solitairement la mort ! Le «coup de pouce divin» n'ayant pas lieu, il disparut ainsi en mer à l'âge de trente-trois ans.

2) Il démarre une oeuvre en trois parties par une exposition à Los Angeles, avec des photos de la ville la nuit et la chanson In search of the miraculous ("I’ve been searching, everywhich way, and if I have to climb a mountain, you know I will")

 

 

L'auteur retrace ainsi un parcours vital mais aussi artistique qui semble tout entier déterminé par le traumatisme de l'absence du père, redoublé par le poids étouffant de ce glorieux héros qui prit sa place. Un fantôme bien lourd à traîner : «Tu grandis avec une image écrasante d'un homme qui se glisse dans tout, partout».

Toute l'oeuvre de Bad Jan Ader qui fusionne art et vie dans une tonalité existentielle héroïque est en effet centrée de manière obsessionnelle sur la chute et l'effacement, sur le vide et la disparition. L'acte de chuter, un «état d'être au monde» y apparaît alors comme une sorte de répétition de celui de mourir : «Tomber, s'écrouler sans se rattraper. Disparaître de l'endroit où l'on est, de la surface que l'on occupe pour se retrouver plus bas, invisible presque, car mélangé avec le sol.» Une anticipation de la fin, à moins qu'il ne s'agisse au contraire de retrouver un infini dans le "vent engendré par la chute" (3) ?

3) Expression reprise à Borgès (La bibliothèque de Babel, Fictions)

Broken fall (organic)

Thomas Giraud a divisé son roman en de nombreux courts chapitres et choisi le "tu" pour instaurer une certaine connivence avec son personnage, l'interpellant d'emblée comme pour l'accompagner avec bienveillance dans sa solitude. La narration navigue  habilement en tissant deux fils : l'un suivant Bas Jan Ader dans sa traversée, de sa préparation à son issue fatale, et l'autre remontant à la mort du père pour dérouler son parcours de l'enfance à l'âge adulte jusqu'à cette fatale performance. Et l'auteur se projette dans l'esprit de son héros, de cet insaisissable funambule, tout en décrivant ses œuvres et imaginant le contexte de leur réalisation, tentant de cerner sa démarche artistique.

L'écriture très fluide et mouvante, riche de longues phrases digressives assez peu ponctuées et enchevêtrant souvent les propositions relatives, alterne ainsi les deux fils, et en leur sein une narration passant sans cesse du passé composé au présent. Une écriture flottante, indécise, saisissant les infimes mouvements de l'âme du héros, et propice aux réflexions et rêveries de l'auteur. Car, malgré sa volonté d'être avant tout «avec» son personnage - affichée dans le titre et renforcée par cette narration à la seconde personne du singulier -, il s'abandonne longuement à ses propres thématiques récurrentes.

All my clothes

Comment vivre, exister ? Que faisons-nous de nos vies éphémères ? Ces questions sous-tendent les ouvrages de Thomas Giraud qui semble beaucoup s'intéresser au poids du destin et à notre part de liberté.

Dans Elisée avant les ruissseaux et les montagnes, le jeune héros refusait ainsi de reprendre le flambeau paternel, échappant à un destin tout tracé en devenant géographe et non pasteur calviniste. De même dans le magnifique Le bruit des tuiles, le personnage de Leroux ayant hérité du savoir faire et de la ferme de son père ne se résignait pas à vivoter en attendant la mort : il prenait le risque de s'engager dans la folle aventure de Victor Considérant. Et il ne regrettait pas son échec car il avait choisi sa vie.

A l'opposé, il est difficile pour Bad Jan Ader de trouver son identité : d'être «seulement toi et pas ce mélange du fantôme et toi». Il ne pourra jamais s'émanciper du père, sa mort ayant déterminé toute sa vie et son œuvre : un vide, un gouffre qui l'engloutira. Et son ultime performance solitaire semble autant un moyen de «semer le fantôme sur cet océan sans repères» que de le rejoindre dans cette immensité mystérieuse, en espérant peut-être qu'il lui «adresse un signe».

Quant a Jackson C. Frank, c'est un autre traumatisme initial qui déterminera sa vie et son œuvre : un incendie l'ayant confronté également tôt à la mort et marqué tant dans son esprit que dans sa chair.

Fall II

 L'auteur est particulièrement sensible à l'ancrage dans certains lieux car, si notre passage sur terre est rapide, les lieux restent et portent mémoire.

Dans la forêt où fut fusillé le père, «le cadavre n'est plus là mais le bois ne bouge pas qui retient dans ses racines et ses frondaisons beaucoup trop de moments difficiles à surmonter». Et ce qui frappe dans les films de Bad Jan Ader, c'est «le mouvement lent de la chute l'immobilité de tout le reste».

L'écrivain-voyageur Elisée reclus se ressourçait, lui, dans les lieux de son enfance pour mieux prendre son élan vers d'autres horizons. Tandis que pour Bad Jan Ader le fait d'avoir dû quitter définitivement sa maison d'enfance fut profondément déstabilisant. Une maison faite «de la respiration des meubles, de ce que les fruits et les légumes cuits longtemps laissent dans les murs, des larmes et des pensées de ceux qui y sont passés et de ceux qui y vivent».

Et toute l'oeuvre de l'auteur semble une tentative de raviver ces traces de passage.

In search of the Miraculous, I

La mort est au centre de ce roman, une mort tabou dont on évite de parler. Tout comme on évite l'idée de la mort et fait «comme si de rien n'était» jusque dans les expressions employées. On ne dit ainsi jamais que Bad Jan Ader s'est noyé mais "a disparu". «Une expression qui permet de taire ce qu'il y a de terrible (…) évite les détails, les minutes froides de la mer».

Comme dans Le Bruit des tuiles  – son plus beau livre à mon sens -, l'auteur interroge toujours la condition humaine et la manière dont nous pouvons donner sens à nos vies précaires quand se présagent la mort et l'écroulement de tout ce que nous bâtissons. Une inquiétude, une angoisse que pour vivre nous tentons souvent d'oublier.

 

Avec Bad Jan Ader est certes un quatrième roman attachant mais le plaisir de retrouver  la belle écriture de Thomas Giraud n'empêche pas pour autant une certaine déception, une certaine lassitude. On pouvait en effet attendre que l'auteur se renouvelle, qu'il s'affranchisse de ces exofictions dans lesquelles il fait revivre des personnages un peu oubliés du XIXème ou du XXème siècle. Qu'il ose enfin s'investir plus directement en inventant des histoires embrassant son siècle.

Ce sera peut-être pour la prochaine fois, espérons-le !

 

 

 

 

 

 

Avec Bas Jan Ader, Thomas Giraud, La Contre Allée, 20 août 2021, 180 p.

 

A propos de l'auteur :

https://www.lacontreallee.com/auteurs/thomas-giraud

 

EXTRAIT :
p.9/11

1

Tu étais seul, tu as toujours été seul. Ca n'a jamais été d'une solitude déprimée et déprimante mais ce fut une solitude qui je suppose s'est imposée par la force des choses, la mort d'un père, la sortie de la guerre, une adolescence rebelle, bref une solitude orgueilleuse. Il y a une série de photographies de toi où l'on te voit sur une chaise, derrière une table, au coin du feu. Tu mimes les grandes manières pour le photographe à qui tu as donné des instructions pour attraper ces grandes manières, celles auxquelles s'adonnent les dandys, les vampires, où plutôt celles qui les font ; des dîners à des grandes tables rectangulaires, sans personne ni rien d'autre qu'un bol de soupe de potimarron, un verre de vin et quelques fromages patiemment affinés. Sobre, distancié, le menton relevé, le port altier donc. Il y a de l'ironie mais entre l'ironie que tu y mets et le fond de ton caractère la distance est très courte. Tu n'es pas snob mais tu as toujours été isolé, même avec les autres autour et avec toi. Tu ne sais pas tout à fait comment t'y prendre pour avoir l'air commun ou, au contraire, hors des limites.

2

Tu as dit à tout le monde que la traversée de l'Atlantique durerait soixante jours. Ca pourrait évidemment être cinquante-cinq ou soixante-treize mais c'est soixante que tu as sorti de ton chapeau, pour le plaisir du chiffre rond, qui pourrait être biblique ou un arrangement avec la Bible pour te faire marcher sur l'eau mais qui ne l'est pas. Soixante parce qu'il faut dire les choses nettement, pour que tout le monde comprenne. Brièvement même. D'ailleurs maintenant tu parles de seulement deux mois.

(...)

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Publié dans Fiction, Biographie

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R
Comme dans La ballade silencieuse de Jackson C. Franck (livre que j’avais préféré, mais je n’ai pas lu ses 2 autres) il me semble que l’auteur parle aussi de lui-même. Les personnages choisis ne le sont évidemment pas par hasard. Il s’y retrouve, ils lui ressemblent : un projet qui engage tout l’être et en même temps beaucoup de modestie, et pour finir une vie qui tombe dans l’oubli. Je trouve à cet auteur beaucoup de sensibilité et de finesse, de la profondeur, mais aussi, du moins ici, un ton trop lisse, un phrasé trop égal, un peu monocorde, qui secrète à la longue - et en ce sens je vous rejoins - un certain ennui qui donne envie de le bousculer.
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