L'affaire Pavel Stein, de Gérald Tenenbaum
Mathématicien spécialiste de la théorie des nombres, Gérald Tenenbaum est un écrivain en recherche de sens et d'harmonie dont les précédents romans sont marqués plus ou moins directement par le génocide des Juifs, et traversés par les thèmes de la disparition comme du hasard et du destin, de la mémoire et de la transmission. Et son neuvième roman s'avère étonnamment le remaniement du premier, sorti en 2002 sous le titre Au bord d'une ombre.
Faisant revivre ce texte dix-neuf ans après, l'auteur semble ainsi fermer une boucle tout en ouvrant un nouvel horizon. Et s'il ne nous donne pas la justification de cette reprise, il laisse son héros s'expliquer avec une certaine autodérision sur son prochain film qui sera le "remake" de Fahrenheit 451 : «- Je suis trop vieux pour le neuf maintenant. Trop vécu. Tout me rappelle quelque chose.»
L'affaire Pavel Stein n'est pas sans rappeler dans ses fondements Reflets des jours mauves (Héloïse d'Ormesson, 2019) et Les Harmoniques (éditions de l'aube, 2017) que j'avais analysés sur ce blog. L'auteur y explore toujours notamment ce monde fascinant des nombres et cette "jungle de symboles" mêlant l'imaginaire à la rigueur qui nous ouvre un monde infini de possibles. On y retrouve par ailleurs une figure de jeune journaliste en quête de vérité (1), toujours curieuse et à l'écoute, qui tente de comprendre et d'interpréter le monde. De donner sens au réel.
1) Ethan Denoyer dans Reflets des jours mauves qui étudie "les vieilles croyances de la Kabbale" et "les rapports étranges que toutes ces traditions entretiennent avec le hasard", et Samuel Willar dans Les Harmoniques, journaliste au chômage aux "méthodes harmoniques non standard" qui nouera une relation d'amitié avec un mathématicien
Hevajra et Nairâtmya enlacés
«A ce jour Stein n'a refait surface ni dans ma vie ni dans le monde. Il demeure une énigme. C'est aussi pour l'éclaircir que j'ai pris la plume.»
Presque vingt ans après son aventure marquante avec Pavel Stein, cet écrivain et cinéaste vieillissant mystérieusement disparu, la narratrice Paula Goldman entreprend de raconter leur courte mais intense histoire.
Avril/Mai 1999, saison du renouveau. Nous sommes au tournant du millénaire, le monde s'apprêtant à «changer de cycle» : «un changement de siècle flanqué de son aura de magie noire». Paula, jeune femme indépendante et rebelle de quarante et un ans qui, après sa rupture avec Sélim deux ans auparavant, a renoncé à ses rêves de famille est journaliste à J-média - mini-chaîne diffusant sur le réseau et les ondes hertziennes et s'adressant à un public d'origine ashkénaze et séfarade. Elle y tient une rubrique culturelle non conformiste sur l'actualité théâtrale et cinématographique : «Le regard de Paula Goldman».
Invitée à la projection promotionnelle des Cent vingt jours de Sodome, le dix-neuvième et dernier film du cinéaste Pavel Stein, survivant de la Shoah ayant bâti toute son œuvre autour du vide, elle compte bien y rencontrer ce «Maître de l'absence». Après un premier contact électrique, les choses iront très vite entre eux. Et quand Stein, qui a l'habitude de se retirer quelques jours dans un monastère bouddhiste, l'invite à Lhassa, elle n'hésite pas à le rejoindre dans cette ville tibétaine sous occupation chinoise et en proie à des manifestations indépendantistes...
L'affaire Pavel Stein est d'abord une belle et insolite histoire d'amour célébrant la beauté de l'instant et imprégnée de la mélancolie de ce qui aurait pu advenir si le temps n'était pas compté. Celle d'une rencontre qui semble dépasser les protagonistes en les confrontant à l'énigme du monde. Ces derniers s'éclairent ainsi l'un l'autre tout en avançant ensemble vers une mystérieuse source lumineuse.
S'insérant dans l'histoire et la culture juive et nourri de réflexions sur le judaïsme et la shoah, c'est un roman de la mémoire et du temps : d'une mémoire s'affirmant comme «un tremblement» dans un va-et-vient entre passé et présent, «entre ce qu'on aurait pu et ce qu'on pourrait encore vivre». Et l'auteur y exalte le miracle éternel de cette vie qui résiste face à la mort programmée. La vie est en effet révolte, comme l'annonce d'emblée l'épigraphe d'André Breton, elle est élan et désir, «le souffle et l'espoir» étant une seule et même chose.
Très significativement construit, ce roman où chaque mot est pesé se déroule ainsi en dix-huit chapitres : 18 étant la valeur numérique qu'ont ensemble ces «deux lettres hébraïques formant le mot Khaï, la vie,» qu'arbore à son cou l'héroïne-narratrice.
Et Gérald Tenenbaum, tissant vertigineusement toute une symbolique secrète mêlant l'allégorie de la caverne de Platon à la mystique de la Kabbale et aux préceptes bouddhistes du Mar-Pa, nous y entraîne pour notre plus grand bonheur à la frontière des mondes. Dans une sorte de parcours initiatique captivant, il y approche en effet le mystère de la vie comme de la mort au travers de celui de «Mister Stein», nous faisant parfois douter de ce que nous pensons être la réalité.
Une théorie des lois naturelles élaborée dans le cocon secret du monastère prétend que la vie ne peut éclore que si une suite exacte de nombres émerge dans un certain ordre. Le lien avec la Kabbale, qui explique le monde par les lettres et code les lettres par des nombres, ne peut que sauter aux yeux.
Ce qui fait la grande originalité de ce livre, c'est son côté à la fois sérieux et profondément ludique : un livre bâti sur une contrainte d'écriture amusante mais n'ayant rien de vain car débouchant sur des interrogations philosophiques et métaphysiques.
L'auteur met ainsi en scène une héroïne narratrice nourrissant une passion pour les mathématiques : «Les nombres m'ont toujours fascinée, surtout pour la symbolique, pour la philosophie». Et il trace malicieusement un chemin numérique vers la lumière, vers la connaissance, faisant courir Paula de nombre en nombre, et balisant notamment son parcours de ces mystérieux nombres premiers.
Dès le troisième chapitre la narratrice se confronte ainsi, via le nombre 19 (signe d'achèvement), à ce fameux nombre 101 ouvrant une porte sur l'infini, sur le commencement (2). Stein ayant en effet réalisé 19 films en 19 années, elle va retrancher symboliquement ses dix-neuf œuvres de la dernière en date, Les Cent-vingt jours de Sodome : 120-19 = 101 !
Et les nombres l'accompagneront jusqu'à ce dernier chapitre où son fidèle ami goy et gay s'endormira sur le "Que sais-je" qu'elle lui avait prêté, l'auteur écrivant avec humour : «Antoine dormait encore, bras ouvert en croix. Au bout de ses doigts, le petit livre sur la kabbale qui ne le quittait plus, ouvert à la page de la symbolique du sept : effacement, mort, rien, implication, retour, renaissance, tout.» Le 7 étant aussi le nombre de la connaissance...
2) https://lumieresurgaia.com/le-symbolisme-du-nombre-101-et-de-son-logo-ioi-lol/
Ces jeux sur les nombres se doublent de plus de jeux sur les mots, domaine où l'auteur excelle, l'humour étant pour lui une manière d'aborder des sujets sérieux et douloureux dans un cadre fictionnel.
Quant à la lumière, symbole de la connaissance qui s'avère dans la Kabbale la plus haute métaphore de l'infini, elle traverse tout le roman. Jouant parfois à cache cache avec les héros, elle est souvent en partie dissimulée par la brume, la buée ou la fumée, et semble parfois génératrice d'illusions (3). Outre le clin d'oeil envoyé avec ce magazine Format lumière longtemps édité par Stein, l'auteur multiplie les notations concernant l'éclairage venant des écrans (cinéma ou ordinateur) ou la lumière naturelle - soulignant de nombreux contre-jours découpant les silhouettes des objets, des arbres ou des personnes quand le regard se tourne vers elle.
3) On en viendrait ainsi à douter de l'existence réelle des protagonistes : à sa première apparition, Stein émerge ainsi du "halo nébuleux" formé par la fumée de son cigare, tandis que plus tard Paula disparaît dans la brume ...
Gérald Tenenbaum a choisi un couple de héros qui se ressemblent par de nombreux côtés, malgré leur différence d'âge. Pavel, de dix-huit ans son aîné, partage ainsi avec Paula une certaine fascination pour les nombres et cette révolte qu'elle a hérité, elle, de la figure maternelle. Une révolte s'annonçant dès qu'on entre chez lui : «Dès le seuil le signe de la révolte dans ce heurtoir métallique en forme de poing serré».
Ils sont surtout hantés par la disparition, par l'absence. Ayant passé sa prime enfance en Russie, Pavel est un survivant qui a vu disparaître cinquante-trois membres de sa famille, «engloutis dans la catastrophe». Tandis que Paula, dont la mère était une enfant cachée, appartient à la deuxième génération née après la guerre. Mais elle n'a pas supporté la mort de sa mère qui l'a plongée dans un même gouffre. Et sa seule famille semble être cette vieille amie déportée à Auschwitz qu'elle appelle sa tante.
Si l'auteur a délibérément donné par ailleurs à ses héros un prénom à l'étymologie latine commune, c'est qu'ils incarnent les deux versants masculin et féminin d'une même entité. Ceci lui permet, tout en se jouant des clichés en la matière, de se livrer à de nombreuses réflexions sur les différences entre hommes et femmes et leur complémentarité.
La narration de Paula est menée de manière alerte avec beaucoup de dérision mais aussi de poésie. Une narration qui entretient le suspense en différant ses révélations, l'auteur s'étant aussi amusé à donner une petite touche de roman d'espionnage à son récit au travers de l'énigmatique personnage de Samir semblant relier tous les protagonistes. Et on admire l'aisance avec laquelle il s'est coulé dans un "je" féminin, et notamment la façon dont il s'attache aux choix vestimentaires de son héroïne : un malicieux parti-pris révélant moins le souci de l'apparence et de la séduction chez Paula que son désir de s'adapter aux circonstances, aux lieux, au climat ou à son humeur en préservant sa singularité.
Face au regard de la narratrice, l'auteur introduit vers la fin celui de Pavel, organisant habilement une sorte de conversation différée entre eux après la disparition de ce dernier. Une fois Paula partie de Lhassa, Pavel avait en effet rédigé plusieurs longs mails sans les lui envoyer, où il lui livrait avec sincérité ses réflexions les plus intimes. Des mails retranscris qui furent plus tard remis à Paula qui les intègre à son récit dans trois chapitres, rompant ainsi le cours du roman dans cette parenthèse, en lui donnant une tonalité beaucoup plus philosophique et métaphysique.
«Poussière d'être dans la lumière des mondes», Pavel conservera son énigme, laissant néanmoins trace de son existence. Et ses messages «cailloux blancs tombés des étoiles» aideront Paula à retrouver le chemin de la lumière et à jouer son rôle dans la transmission. Car chacun doit savoir d'où il vient.
Un court et intense roman d'une grande richesse qui méritait bien une seconde vie !
L'affaire Pavel Stein, Gérald Tenenbaum, Cohen & Cohen, 26 août 2021, 144 p.
A propos de l'auteur :
https://fr.wikipedia.org/wiki/G%C3%A9rald_Tenenbaum
EXTRAIT :
1
p.10/11
(...)
Si j'ai entrepris ce récit, c'est que presque vingt ans plus tard, le passé que je pensais englouti dans le lit douillet de la mémoire remonte doucement à la surface. Il y a une bonne raison à ça, je la révèlerai en temps utile.
J'ai toujours eu un rapport étrange avec les objets mais, depuis quelques semaines, c'est une conspiration. Comme si les choses que l'on dit inanimées s'étaient donné le mot pour m'inviter à ouvrir les yeux, déclencher le mode alerte.
Ne mettons pas la charrue avant les bœufs. Reprenons depuis le début, juste avant le tournant du millénaire, alors que l'on attendait un séisme, un bouleversement, peut-être même la fin du monde, et que nous avons finalement subi la tempête, Lothar et Martin, des cyclones extratropicaux de type bombe, comme nous l'avons appris par la suite.
Ce matin-là, donc, aucune velléité d'introspection. J'étais pressée et les collants, tout simplement, n'étaient pas une option. Après un rapide coup d'oeil à la fenêtre pour vérifier que le temps des jupes jambes nues n'était pas encore arrivé, j'ai attrapé mon jean vert, qui, dans la penderie était tombé de son cintre – je ne sais pas pourquoi les pinces sont toujours trop faibles pour maintenir les vêtements auxquels elles sont destinées, en tout cas celles de mes cintres à moi. Le pull-over bouteille qui allait avec le jean était encore dans la machine à laver, aussi j'ai dû me rabattre sur le petit haut gris à boutons. Les escarpins faisaient un peu habillé par rapport au reste mais ça pouvait passer. De toute façon, je n'étais pas tellement d'humeur camaïeu : avec le soleil d'avril qui se décidait enfin à réchauffer la planète, la perspective d'aller m'enfermer dans une salle obscure me fichait le bourdon.
Il n'y aurait sûrement pas grand monde à cette séance promotionnelle. Alors que Stein n'était pas précisément connu pour son aménité envers les journalistes, je supposais qu'il n'aurait tout de même pas la goujaterie d'être absent. J'échafaudais des scénarios plus ou moins catastrophe sur les diverses manières de l'aborder, ou de ne pas le faire.
Après la projection, je devais encore me rendre au studio pour rassembler de la documentation afin d'étayer le papier à écrire dans la soirée.
Il fallait aussi, avant, que je passe à la pharmacie.
Le vapo de mon eau de toilette semblait, pour une fois, résister à l'amicale pression de mon index. Je ne renonçais pas pour autant. Il y a des jours où je ne peux pas faire sans. Il céda finalement, dans un soupir exaspéré. J'étais prête à sortir.
Sur le palier, une auréole brunâtre encerclait mon paillasson. Pas le temps sur-le-champ. Je me promis d'y regarder de plus près à mon retour.