Lontano dagli occhi/ Loin des yeux, de Paolo di Paolo
Lontano dagli occhi, publié en 2019 en Italie et sorti en juin dernier dans sa traduction française Loin des yeux, est le cinquième roman de Paolo di Paolo qui est également essayiste et dramaturge. Il s'inscrit, une vingtaine d'année après, dans le prolongement de Raccontami la notte in cui sono nato (Perrone 2008) : un premier roman qui déjà s'intéressait à l'inconnu de la naissance et au mystère de nos vies, à la force obscure des racines et à tout ce qui fait notre identité et définit notre être au monde.
Ce qui a déterminé la venue au monde d'un être humain étant déjà révolu, l'auteur s'y focalise sur ce changement irréversible qu'introduit dans une vie la perspective de devenir parent. Devenir à son tour père ou mère fait en effet abandonner le statut d'enfant et toute la légèreté (1) et l'insouciance qu'il comporte. C'est un événement qui renvoie à soi-même, à ses doutes et ses peurs, à ses responsabilités. Un changement qui remet en question et force à s'interroger sur son rapport à l'autre et au monde. Qui pousse à une sorte de bilan existentiel.
1) Ce thème de la légèreté et de la difficulté à grandir était déjà présent dans son précédent roman Una storia quasi solo d'amore / Presque une histoire d'amour
Avec un ancrage autobiographique manifeste, le roman se déroule à Rome dans la ville natale de l'auteur durant l'année 1983, son année de naissance. Paolo di Paolo y bâtit une fiction donnant chair à trois jeunes couples parentaux issus d'univers très différents devant affronter pour la première fois une naissance imprévue et embarrassante venant bouleverser leur vie.
Il met ainsi en scène, des plus vieux proches de la trentaine aux plus jeunes encore lycéens : Lucia journaliste dans un quotidien du soir au bord de la faillite qui trompe son compagnon avec un poète sans cesse absent surnommé l'Irlandais, Cecilia, punkette vivant à moitié dans la rue et Gaetano travaillant dans un snack et livrant des pizza, Valentina encore mineure et Ermes ayant à peine dix-huit ans. Six personnages dont il va pénétrer l'intimité pour tenter d'appréhender les ressentis, les émotions et les pensées nouvelles qui les assaillent, de saisir comment les femmes mais aussi les hommes, non concernés corporellement, vivent ce changement : «Vorrei sapere se, quando e come ciascuno di loro a maturato coscienza della trasformazione/ Je voudrais savoir si la conscience de la transformation a mûri en chacun d’eux et, si oui, quand et comment.»
Et, approchant alternativement ces six points de vue grâce à une narration à la troisième personne, il ajoute en creux une septième voix, un peu à la manière de Beckett dans sa pièce Where quoi (2) composée la même année – pièce à laquelle il envoie un clin d'oeil appuyé (3). L'auteur se place en effet d'emblée un peu en retrait de ces trois histoires qu'il va nous conter, comme s'il en était un petit personnage "dans un coin du tableau". Et après nous avoir lui-même présenté rapidement les futurs pères dans l'introduction de cette longue première partie - où le narrateur va surtout suivre les mères que cette "dévastatrice métamorphose" affecte plus directement et visiblement -, sa voix nous confie ainsi : «Qualcosa, in tutto questo, mi riguarda / Dans tout cela, il y a quelque chose qui me concerne.»
2) https://boowiki.info/art/joue-de-samuel-beckett/quoi-ou.html
3) Dans la dernière subdivision de la première partie intitulée Cosa dove / Quoi où, le personnage malicieusement appelé L'Irlandais ne rêve que d'interviewer Beckett lors de la présentation de sa nouvelle pièce à New-York
Deux grandes parties très inégales et de tonalités différentes fractionnent ce roman en jouant de l'opposition près/loin évoquée par le titre - reprenant le début d'un proverbe populaire souvent déformé (4). La première intitulée Vicino/Près se centre longuement sur l'expérience des trois derniers mois de grossesse, nous entraînant en Aprile/Avril auprès de Cécilia pour son septième mois, en Maggio/Mai aux côtés de Valentina durant son huitième mois et suivant en Giugno/Juin Cécilia pour son neuvième mois, tout en éclairant aussi les points de vue des futurs pères et de certains parents des protagonistes.
Et dans une quatrième sous-partie intitulée Cosa dove/Quoi où faisant référence à la pièce de Beckett, l'auteur nous renvoie surtout à la réaction des pères face à cette "chose mystérieuse" qu'est la naissance, à la désorientation qui les affecte néanmoins malgré leur fuite ou leur éloignement.
Avec la vivacité d'une narration au présent et une écriture fluide et concrète n'hésitant pas à s'adapter au langage cru de cette génération, l'auteur, s'abstenant du moindre jugement sur ses personnages qu'il considère avec empathie, fait preuve d'une grande justesse et délicatesse dans ses notations psychologiques - et plus étonnamment dans sa captation des ressentis corporels féminins.
Et, de manière très vivante, il reconstitue une ville et une époque avec ses ombres et ses lumières. Dressant une cartographie de la capitale, il nous entraîne dans de nombreuses rues et quartiers romains, multipliant les notations nous insérant dans cette époque précise, qu'il s'agisse des films et des chansons en vogue, des événements sportifs ou politiques ou des faits divers marquants.
4) "Loin des yeux loin du cœur", souvent déformé en "Loin des yeux près du coeur"
Sarà più longo il tempo di reciproca distanza che quello di prossimità. Nove mesu e un attimo. Nove mesi e un giorno, molto vicino al cuore, nei suoi effetivi pressi. Una vita intera, lontano dagli occhi./Le temps de l'éloignement réciproque sera plus long que celui que nous avons passé ensemble. Neuf mois et un instant. Neuf mois et un jour, très proche du cœur, dans sa contiguïté effective. Une vie entière loin des yeux.
Dans la deuxième et très courte seconde partie : Lontano/Loin, la narration changeant de ton prend alors du recul, surplombant cet événement universel qu'est la venue au monde d'un être humain. Un être si près du cœur de sa mère biologique pendant neuf mois qui (une fois tombé le rideau noir clôturant ces trois histoires particulières) voit émerger de la nuit un immense horizon inconnu plein de richesses potentielles. Le roman s'ouvre alors à une nouvelle vie, et le narrateur disant adieu à tous les protagonistes ne s'attache plus qu'à cet être nouveau, relançant les dés et remettant en mouvement "la fantaisie du destin".
La dernière et très belle séquence du récit, Vita 2/Vie2, rédigée dans un style plus littéraire et poétique, revient ainsi à la première personne, l'auteur y célébrant la primauté de la famille et de l'enfance sur les origines biologiques, et une identité s'épanouissant dans le rapport aux autres et au monde. Les "combinaisons génétiques" se mélangent en effet à quelque chose de "plus urgent et vital" : "être au monde".
Une fois passé par l'épreuve de la fiction, Lontani daglo occhi/Loin des yeux semble rejoindre sur la fin un point de vérité - qu'il soit ou non autobiographique. Et en imaginant une histoire alternative au travers de ces fragments d'histoires potentielles, Paolo di Paolo comble brillamment les lacunes et les manques de la réalité, ce qui semble à ses yeux la fonction de la littérature. Il exalte ainsi la création littéraire qui permet de gagner un surplus de vérité et de mieux appréhender la vie.
Lontano dagli occhi, Paolo di Paolo, Feltrinelli, 2019, 192 p.
Loin des yeux, traduit de l'italien par Lucie Camparini, Gremese, 17 juin 2021, 222 p.
https://it.wikipedia.org/wiki/Paolo_Di_Paolo
VICINO
p.13
Un uomo che sta per diventare padre non lo riconosci da niente. Nessuno gli cede il posto, nessuno gli fa largo, nessuno suppone di doverlo proteggere, o compatire. Può uscire con una ragazza, bere con lei, fare il brillante : nulla, della sua attesa, sarà svelato. Può lui stesso, per qualche ora, dimenticare, e non sarà certo il corpo a ricordarglielo. Affamato, eccitato, stanco, però come sempre.
Se infine non si troverà lì – nei pochi lunghissimi istanti in cui, dal corpo della madre, verrà alla luce il figlio – niente potrà avvertirlo : non un presagio, un campanello, un dolore, un acquazzone, niente. Non resteranno segni addosso. Dovrà, per qualche via, essere raggiunto dalla notizia : svegliandosi nell'albergo lontano in cui è fuggito; o sentendo di perdere un battito, prigioniero di un mezzo di trasporto ormai in ritardo.
E comunque, è nato, è nata, non sarà come dire sei padre. C'è una strada, un ponte da percorrere, corto qualche mese magari mezzo secolo.
Così, in questa storia, non mi basta sapere l'emozione confusa – e in ogni caso canonica, fra incredulità e sconcerto – di quando all'Irlandese, a Ermes, a Gaetano, la rispettiva ragazza ha communicato di essere incinta. Vorrei sapere se, quando e come ciascuno di loro ha maturato coscienza della trasformazione. C'è stato forse un contatto, un ansia diversa, qualcosa come un clic, una notte insonne ?
LONTANO
p.161
Dopotutto, potrebbe essere chiunque.
Potrebbe essere Luciana, potrebbe essere Valentina, protrebbe essere Cecilia – o forse nessuna di loro.
Di sicuro, c'è un figlio lasciato al suo destino. Un figlio - cosi si dice ? - abbandonato.
E possibile, volendo, immaginare la smorfia indecifrabile di chi mette sotto il naso della madre una cartella, un modulo, burocrazia che raffredda la vita - la paura, il dolore, la carne – e la fa diventare carta.
E sicura ? Ha deciso ?
Dopotutto, potrebbe essere che una notte insonne non abbia portato consiglio, non abbastanza. L'alba mostra, forse per la prima volta, un rosa minaccioso come un ultimatum.
Quindi, cosa pensa di fare ?
Una stanza di ospedale, e un evento che è accaduto - si, è indubbio, è accaduto : il risultato è segnato sul registro dei nuovi nati, è un corpo umano lungo cinquanta centimetri, il bambino che dorme con le braccia incrociate, le mani sul viso, come per proteggersi. Si sveglia, si agita, piange, col pianto sveglia i coetani nelle culle accanto. Gli organi vitali sono come stipati in una scatolina - un respiro più forte o un'apnea hanno, in piccolo, la potenza di un movimento cosmico.