Peuple d'un printemps /Pòpulu d'una branata, de Stefanu Cesari

Publié le par Emmanuelle Caminade

Peuple d'un printemps /Pòpulu d'una branata, de Stefanu Cesari

Après Genitori, U minimu gestu /Le moindre geste et Bartolomeu in cristu, c'est avec grand plaisir que nous retrouvons dans Pòpulu d'una branata/ Peuple d'un printemps  toute la singularité de l'univers d'un poète dont la poésie profondément ancrée dans sa terre méditerranéenne natale touche à l'universel. Une poésie rassembleuse qui nous rattache aux autres, à ceux qui ici comme ailleurs nous ont précédés et nous suivront.

Stefanu Cesari est un poète à l'imagination exacerbée, nourrie d'observations, de souvenirs d'enfance, de textes fondateurs et d'images picturales, qui s'appuie sur des histoires simples et des détails concrets pour transcender la dichotomie entre le matériel et le spirituel et approcher un au-delà difficilement formulable dans une sorte de mystique du quotidien. Un poète qui, creusant l'épaisseur du temps, cette matière du vivant intégrant la présence perpétuelle de la mort, dessine de nouveaux espaces au travers de la valeur infinie de tous les instants vécus, de tout ce qui «se répète sans cesse et se transforme». Des espaces à la fois étranges et familiers qui font remonter la lumière d'un passé éteint dialoguant en sourdine avec notre présent.

 

La vision de Saint Eustache, Pisanello

Dans une folle entreprise, l'auteur nous entraîne ici à la poursuite d'un enfant éternel dans un énigmatique voyage onirique reliant l'homme au paysage et ravivant toute une mémoire méditerranéenne. Un voyage escorté d'un cavalier aux visages multiples et nous projetant dans un autre espace-temps pouvant accueillir tous les hommes, morts et vivants : tout un «peuple» - ce "printemps" du titre étant «une saison» (celle de la renaissance cyclique) «comme un pays».

Et cet itinéraire entre mémoire et fiction nous maintenant entre terre et ciel et vie et mort, comme ce pin fendu dont la sève irrigue encore une branche, illustre l'éternel ressac de la vie «au seuil de l'incommensurable».

Si tu voulais dresser la carte de ce pays plus étrange que familier si tu voulais qu’elle soit un itinéraire de la gauche à la droite comme un livre tu laisserais pousser depuis le noir tous les mots qui viennent d’aujourd’hui et d’autres temps, tu te servirais d’outils pour la saison nouvelle, pour écrire et tracer, surtout de tes yeux avant de demander au corps, pour voir ce qui demeure, de l’énigme des lieux, qui se répète sans cesse et se transforme, depuis le paysage, qu’un cavalier traverse. Quel peuple vivrait là, que tu voulais connaître ? Sa rencontre après l’épreuve, elle tiendra pour toi d’un rêve, d’une intime affection.
( 4ème de couverture)

Mosaïque de la villa Kyrylos

Les éditions Eoliennes nous proposent à nouveau un magnifique objet-livre d'une présentation des plus signifiantes, reproduisant en couleur dès la couverture ce cavalier de Pisanello issu d'un paysage pictural irréel incitant au rêve dont «le cerf rouge christophore» ouvrira la première porte de ce voyage initiatique : une allégorie invitant à découvrir le sens caché des choses. Tout comme nous y invitent les encres et aquarelles de Joseph Orsini, avec leurs silhouettes dissimulées dans les feuillages ou émergeant des arbres, et ces lettres grecques peu à peu révélées qui nous accueilleront joyeusement dans cette maison de papier construite par les mots du poète : Χαῖρε ! (1)

1) Signifiant "salut à toi !", "joie à toi !". Cf cette inscription d'une mosaïque alexandrine du IIème siècle reproduite à l'entrée de la villa Kyrylos surplombant la Méditerranée (qui fut construite au début du XXème à Beaulieu sur mer, sur le modèle antique d'une villa grecque)

 

King Copethua and the Beggar Maid, A. Pinkham Ryder

Ce récit poétique bilingue est mené parallèlement en corse et en français (sans qu'il s'agisse forcément d'une traduction littérale) sur des pages paires et impaires en vis à vis.

Narré principalement à la seconde personne du singulier, il combine le "tu" semblant s'adresser au pélerin-voyageur (poète et/ou lecteur), au surplomb du "il" et à la rareté d'un mystérieux "je". C'est un récit traversé d'une multiplicité de voix dont une en italique, qui nous entraîne dans un bruissant pays où, pour peu que l'on sache écouter, «la rivière sans cesse prononce le nom de ceux qui la passèrent». Où des «parlers se rassemblent pour questionner sans fin» et «des peuples s'appellent en s'aimant».

 

Entre deux yeux jeune homme vêtu d'un manteau thrace montant hippalektryon

L'auteur, comme toujours, s'est montré particulièrement attentif à la construction de ce récit qui s'insère entre une introduction et une conclusion partant de l'enfance et y revenant (dont les pages corses et françaises sont alors unies par un épais trait noir horizontal). Et la longue pérégrination à laquelle il nous convie est rythmée par cinq doubles pages découvrant une à une les lettres formant la «concrète salutation» qui nous accueillera à son terme. Tandis que, suite aux quatre premières séparations, sont introduits tour à tour les cavaliers qui en accompagneront les étapes, la dernière pouvant enfin laisser seul le voyageur.

Un récit en quatre étapes qui, de la première épreuve pour trouver le chemin de la maison Taglia mondu/ Taille monde, à la dernière, Una cisterna bianca / une citerne blanche, s'ouvrant sur l'arrivée lumineuse dans cette maison commune retrouvée, riche de toutes les rencontres, passera par Donna Varmidda/ Femme vermeille et Riacciu di Barbaria/ Ruisseau de Barbarie.

 

Bonifacio Bembo, Cavaliere di Coppa

Le poète laisse «pousser depuis le noir tous les mots qui viennent d’aujourd’hui et d’autres temps», bouleversant la ponctuation habituelle dans de longues phrases en jouant plus des voisinages, des associations et des analogies créatrices d'images, que des enchaînements logiques. Et il faut savoir s'abandonner au flux de cette poésie qui sollicite non seulement la vue mais tous nos autres sens.

Mêlant concret et sacré, l'auteur puise beaucoup dans le champ lexical de la ruralité méditerranéenne et dans celui de la religion, multipliant les clins d'oeil aux textes bibliques. Et, enchevêtrant les temps et les langues, il se laisse éclairer par de nombreux compagnons de lettres : les poètes français Gaston Febus et Claude-Henri Rocquet, le grec Georges Seferis et l'argentin Juan Gelman ou l'américain Walt Whitman. Mais aussi par la célèbre fresque antique de la Tombe du plongeur ou le portrait d'Un enfant corse de James Mc Neil Whistler.

 

 

Beaucoup de motifs symboliques reviennent de manière récurrente, comme dans les précédents textes du poète, dessinant tout un un monde de signes : celui des seuils et fenêtres, portes et portails, de l'eau (sources et fontaines…), principe-même de vie qui est aussi l'eau de la parole; de l'arbre évoquant cet entre-deux de la mort et de la vie - où se déroulait la quête de Bartolomeo in cristu (2); du visage dissimulé dans les feuillages et l'écorce ou reflété : visage singulier qui pourrait être tous les visages comme un Visage majuscule… Et c'est sans doute celui de la main qui s'y affirme avec le plus de puissance, une main introduite dès l'incipit (3) qui ouvre cette histoire liant tant de vies à la nôtre.

Au-delà de cette main profondément humaine du travailleur rural comme du poète écrivant, de cette mystérieuse ligne inscrite dans sa paume, conque recueillant l'eau tremblante de la vie, ou de ces mains entrelacées pour la prière, ce sont surtout des mains ouvertes dont l'une se tend pour s'accrocher à une autre. Pour s'unir à «une main invisible», pour saisir «la main tendue par le temps».

Car il semble qu'on ne puisse vivre pleinement en se privant de la mémoire et de l'altérité, qu'on ne puisse avancer sans former une sorte de chaîne : un enchaînement de vies ayant accompli ou accomplissant leur boucle, comme le suggérait déjà l'ordonnancement de Genitori.

2) Cf "Beaucoup aimé le temps passé sous les amandiers entre un arbre vivant et un arbre mort."

3)« Apri, hè tè 'ssa stidia, chì li manca una mani par compia, è pralungàssi, àprila senza cunnoscia a fini ... » (Cf l'extrait en fin d'article)

 

A corsican child, James Mc Neil Whistler

«In i pulmona ghjuvantù un amàndulu fiurisci /

Dans les poumons de l'enfance les branches de l'amandier sont en fleurs» 

 

Tout commence et finit par l'enfance dans Peuple d'un printemps / Pòpulu d'una branata. Stefanu Cesari semble en effet toujours marcher sur les traces d'une enfance perdue dans l'épaisseur d'un temps très long. Et son écriture ré-insufflant de l'air dans les "poumons de l'enfance", dans le "poumon du monde" (comme elle le faisait déjà dans Bartolomeu in cristu), s'avère un long chemin de mots construisant des "maisons de papier" dans un langage capable de rendre visible l'invisible. Des livres dans lesquels le poète, levant les fantômes, fait renaître l'esprit d’un pays qui ne meurt jamais, d'un pays qui nous appartient à tous en commun.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Peuple d'un printemps / Populu d'un branata, Stefanu Cesari, Eolienne, 16 août 2021, 192 p.

 

A propos de l'auteur :

Né en 1973 à Porto-Vecchio, Stefanu Cesari concentre sa vie autour de la poésie. Auteur de langue française et de langue corse, il pratique une écriture bilingue où les langues se répondent. Il est aussi traducteur de poésie contemporaine, a participé à plusieurs revues et anthologies [Poésie Première, Décharge, Koan, Nu(e), 12×2, Recours au poème, Une Fenêtre sur la mer,  Voix Vives de la Méditerranée…] et organise les Lectures poétiques du halo à Bastia. Il reçoit le prix Louis Guillaume du poème en prose, en 2019, pour le recueil Bartolomeo in cristu.

Il a publié :
Mimoria di a notti, Albiana (2002)
A lingua ‘lla Bestia/ Forme animale, A Fior di carta (2008)
Genitori, Presses littéraires (2010)
Le Moindre Geste/ U mìnimu gestu, Colonna 2012.
Bartolomeo in cristu, éditions Éoliennes (Prix du poème en prose Louis Guillaume 2019)
Prighera par l’armenti / Prière pour le troupeau, Cahiers de l’Approche (2019)
Peuple d’un printemps / pòpulu d’una branata, éditions Éoliennes (2021).

(Marché de la poésie)

 

EXTRAIT :

p.8

Apri, hè par tè 'ssa stodia, chì li manca una mani par compia, è pralungàssi, àprila senza cunnoscia a fini ch'ùn asisti, nè qualissi sò l'aienti accolti quì par balcona è varcatoghja, tuttu hè luntanu d'una distanza chì tù pudaristi abbraccià, è tena, in cori à tè, senza mancu pinsàcci. Com'è d'un appellu anzianu chì pari sempri di vena, incù ciò chì ferma di cadastru, induva u travaddu s'impiccia, fà puri unu sforzu è un antru, smintica è ricumencia, sunvèniti di u cuminciamentu, inizia. D'un focu minori sutt'à a caffittera, l'òpara longa d'un viaghju.

Ti ferma sempri, à senta, quali insegna, arcàicu, d'una lingua-chjarori, par dìtti mi volè bè? iè, a sa' ch'e ti voddu bè, d'amori; alora và, è pascia li me pècuri tuttu tinaria in quidda mani, tinaria in a conca, induva l'acqua dubbitighja, d'andàssini. Quandu i ghjorna allòngani, passarìan pirigrinii, parlendu à diu sà, fandonia di pienu ghjornu, u fumàticu in bucca, annùnciani – qual' veni? - davant'à i purtona chì firmarani chjusi. Ancu avali sùrghjini sempri funtani da u catramu, s'è tù apri, d'una mani par l'altra, s'è tù parli, cùurrini boci ad accòddasi pòpulu, è ti spiritìghjani, una multiplicità di noma, dìcini a to stodia, scritta in tarra, , scritta in tarra, strascinata.

p.9

Pour toi l'histoire incomplète, une main pour une autre, ouvre sans en connaître aucune, des vies liées ensemble fenêtres et seuils, elles sont le lointain véritable dont tu pourrais t'éprendre, comme du premier appel, qui semblait toujours venir, depuis les restes de parcelles, de cadastres où les travaux se brouillent, oublie recommence souviens-toi du début, des sauvageries anciennes tu avais tout jeté, c'est une histoire dont tu t'éprendrais à nouveau, avant même de partir, carcan brûlé, plusieurs jours, au jardin.

Enfin tes vêtements s'imprègnent, d'une œuvre lente, de particules fines, poussières des écritures que la chaleur éparpille, m'aimes-tu? oui, tu sais bien que je t'aime – tout tiendrait dans une main , tout tiendrait si petit dans la paume, ou même l'eau bénite hésite. Si la saison voulait, va-t'en répondre comme ton âme montée de la bouche, à l'annonce, qui vient? Va-t'en pèlerin, caresser les portails qui ne s'ouvrent jamais. Depuis toute part manquante suintent encore les sources – des parlers qui se rassemblent pour questionner sans fin, comment t'appelles-tu – et peuplent l'esprit de leurs multiples noms, d'une traînée de terre.

 

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Publié dans Poésie

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