La vérité sur la lumière, de Auður Ava Olafsdóttir

Publié le par Emmanuelle Caminade

La vérité sur la lumière, de Auður Ava Olafsdóttir

Après L'embellie, roman particulièrement fantaisiste et loufoque, et le magnifique Miss Islande qui remporta le prix Femina étranger en 2019, La vérité sur la lumière s'avère plus déroutant et audacieux mais tout aussi attentif à la nature : aux animaux ou aux phénomènes météorologiques et à la beauté des paysages islandais.

On y retrouve avec plaisir l'écriture poétique teintée d'humour d'Auður Ava Olafsdóttir, son regard décalé innocent sur les petits détails de la vie mêlant l'infime à l'infini. Mais c'est un roman sans intrigue dont les situations et les événements anodins ont surtout une portée symbolique, et sans personnages véritablement incarnés, les métiers exercés et les pensées primant sur les affects.

Sautant souvent du coq à l'âne, le style y présente de plus peu d'unité. On passe ainsi sans transition, non seulement d'un sujet à un autre, mais de notations précises et objectives à des remarques personnelles philosophiques ou prophétiques, des évocations poétiques ou des énumérations et des listes...

Quant à la structure, elle semble apparemment peu cohérente, le lien (1) n'étant pas évident entre la première partie, Mère de la lumière (le plus beau mot de la langue islandaise pour désigner une sage-femme) et la seconde intitulée Zoologie pour débutants ! Deux parties émiettées en de multiples petits chapitres hétéroclites le plus souvent en lisière du sujet qui se recoupent parfois, et dont les titres rebondissent sur un mot ou une expression qui n'en résume nullement le contenu.

L'auteure - pour qui l'écriture est avant tout organisation du chaos, bricolage d'un bric à brac d'observations et de questionnements, d'émotions et de pensées surgissant du quotidien - ose ainsi mettre en scène ce chaos à l'état pur dans un roman morcelé protéiforme, imprévisible et inachevé, dont la logique réside justement dans cette absence apparente de cohérence : «le monde est morcelé et l'homme n'en perçoit que des fragments», même si finalement «tout est lié».

La vérité sur la lumière est aussi un roman très malicieux car, dans une vaste mise en abyme, toutes les critiques que l'on pourrait lui adresser sont celles déjà adressées par son héroïne narratrice aux manuscrits de sa grand-tante, que cette dernière n'a pu réussir à publier pour ces raisons. Mais «aujourd'hui les gens sont plus ouverts aux récits chaotiques et déstructurés» !

Et de ce long empilement et ressassement, de cette profonde rumination, le lecteur devra tirer la substantifique moelle.

1) Une première partie s'ouvrant sur une pensée de Pascal la plaçant sous l'égide du mystère : de l'ignorance humaine quant au monde et à soi-même. Tandis que la seconde est précédée d'une citation de Beckett mêlant d'emblée la vie à la mort, l'homme y étant abordé comme l'espèce animale la plus démunie à sa naissance...

 

Le meilleur moment de l'année pour comprendre l'essence de la lumière, c'est justement celui où elle est la plus rare.
(p.215)

Nous sommes en Islande, île volcanique aux trois quarts constituée de nuit et de vent. Le roman se déroule sur ces quelques jours conduisant aux fêtes de Noël correspondant au solstice d'hiver où l'on s'enfonce dans la profondeur de la nuit avant que le schéma ne s'inverse. Une période qui chez les Chrétiens est celle de l'attente de ce messie ayant partagé la condition humaine de la naissance à la mort. Et qui incarne le désir de marcher vers cette lumière symbolisant le renouveau éternel. On y annonce de plus cette année-là une «dépression titanesque» : une de ces fortes tempêtes qui semblent souvent chez l'auteure (notamment dans L'embellie) devoir renouveler les destins.

 

Issue par son père d'une famille travaillant dans les pompes funèbres, l'héroïne-narratrice d'une quarantaine d'années est surnommée Dìja. Après avoir été attirée par la théologie, elle est devenue «mère de la lumière» comme sa grand-tante surnommée Fìfa (qui elle-même connaissait la Bible sur le bout des doigts), continuant ainsi une lignée maternelle de quatre générations de sages-femmes initiée au début du XXème siècle par un accoucheur : un «père de la lumière».

Très proche de sa grand-tante dont elle a partagé les dernières années de la vie, la narratrice a hérité à sa mort de son appartement encombré de meubles, vêtements et objets divers (car cette dernière ne jetait rien) : un appartement peu lumineux à l'installation électrique défaillante dont les fenêtres donnent sur le cimetière. Célibataire sans enfants, elle y vit seule, restant toutefois en contact téléphonique quotidien avec sa sœur météorologiste à qui elle raconte ses journées.

L'esprit toujours encombré des souvenirs et des paroles (2) de cette grand-tante à la fois en avance et en retard sur son temps qui s'exprimait en énigmes et en prédictions, elle va enfin, quatre ans après sa mort, entreprendre de ranger et trier toutes ses affaires et de rénover cet appartement quelques jours avant les fêtes.

Dìja avait déjà aidé sa vieille tante à recopier sur un ordinateur ses entretiens sur cassettes menés dans les années 1970 auprès de sept vieilles sages-femmes de la région du Nordurland Vestra qui couraient courageusement la campagne à pied ou à cheval par les nuits d'hiver pour se rendre chez leurs parturientes. Et, ouvrant enfin ce grand carton auquel Fìfa tenait tant, elle va y découvrir, outre sa longue correspondance avec la sage-femme galloise Gwynvere, trois manuscrits inachevés semblant trois brouillons, trois versions d'un même livre. Elle comprendra alors qu'il s'agit sans doute là de cette œuvre que sa tante la chargea d'achever en lui adressant ses derniers mots sibyllins : «A toi de parfaire mon oeuvre».

Et, en accouchant des textes qu'elle avait enfanté, celle qui reçut le même prénom que sa tante et lui ressemblait tant finira peu à peu, semble-t-il, par s'identifier à elle...

2) Ces dernières étant transcrites en italique tout comme les extraits de ses écrits

 

 

On est saisi par les nombreux liens pouvant s'établir avec le récent roman Sages femmes de Marie Richeux : un hommage aux femmes libres et courageuses remontant une lignée familiale légendaire de filles-mères s'étant éteinte avec sa tante F., sage-femme sans enfants, où elle interroge en profondeur le mystère entourant la naissance - liée à la mort pendant tant de siècles (la mortalité maternelle et infantile étant forte). Et la narratrice d'Auður Ava Olafsdóttir s'étonne de même du nombre de femmes qui meurent encore actuellement en couches à travers le monde sans qu'on en parle pour autant au journal télévisé !

Ce roman français souligne aussi curieusement l'atavisme couturier de générations unies par le travail du fil, qu'il s'agisse de travaux d'aiguille, ou d'écriture pour la narratrice. Et Tante Fìfa également, outre ses activités de tissage littéraire, s'adonnait avec passion à la broderie et «offrait un tricot à chaque enfant qu'elle mettait au monde».

Deux romans qui, même si la sage-femme écrivaine islandaise parlait finalement moins de naissance que de considérations météorologiques ou animalières, semblent aussi reliés à ce mystère divin de la naissance du Christ au travers de reproductions picturales de la Vierge, tante Fìfa s'étant appliquée à broder un coussin représentant une Vierge allaitant du peintre flamand Jean Hey.

 

 

Tout comme dans la Consolation n°3 de Liszt, morceau préféré de la narratrice, comme de ce touriste venu des antipodes pour «ruminer» dans la nuit islandaise qui loge dans la mansarde de son immeuble, ce texte est empreint d'une atmosphère de douceur et de sérénité en transcendant la mélancolie, cette conscience aiguë de notre finitude.

La vérité sur la lumière est ainsi avant tout une approche du mystère indéchiffrable du monde. C'est un texte concret et imagé, poétique et philosophique teinté d'une certaine spiritualité dans lequel l'auteure - au travers de son héroïne issue d'une famille prenant en charge l'être humain «quand la lumière s'allume» et «lorsqu'elle s'éteint» (3) - s'interroge de manière apaisée et avec une légère distance comique sur la fragile étincelle de la vie et la place de l'homme dans la création : une espèce animale si démunie à la naissance dont la seule supériorité semble ce «don admirable d'écrire des poèmes». C'est une sorte d'enquête sur la vie, sur cette lumière «qui se fraye un chemin dans le monde» : «J'essaie de comprendre la lumière, la manière dont elle s'allume et dont elle s'éteint», écrivait ainsi tante Fìfa. Et, s'attachant à la même tâche, sa nièce ne connaîtra pas plus la vérité.

Toujours à l'affût de l'anomalie, de «l'extraordinaire», Auður Ava Olafsdóttir nous invite dans ce roman à une réflexion sur cet «empilement de hasards accumulés sur plusieurs générations» dont procède chaque vie humaine, ce hasard niché dans les plus petits détails se confondant peut-être avec Dieu... Et elle y célèbre le mystère de cette nuit où jaillit la lumière, de cette nuit grouillante d'histoires, «royaume de l'imaginaire» qu'affectionnent  les poètes dont «les mots sont comme des filets pour attraper le vent». Des mots porteurs de lumière.

3) Et cette alternance de nuit et de lumière est reprise dans la construction du livre, la fin de la seconde partie se terminant sur une étrange adresse au jour levant (dont la lumière semble se confondre avec celle de l'écran de l'ordinateur), et semblant répondre à la première : «Nuit je t'attends / Puis que revienne la lumière.»

 

 

 

 

 

 

 

La vérité sur la lumière, Auður Ava Olafsdóttir, traduit de l'islandais par Eric Boury, Zulma, octobre 2021, 224 p.

 

A propos de l'auteure :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Au%C3%B0ur_Ava_%C3%93lafsd%C3%B3ttir

 

EXTRAIT :

On peut lire un long extrait sur le site de l'éditeur :

https://www.zulma.fr/livre/la-verite-sur-la-lumiere/

 

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Publié dans Fiction

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Commenter cet article
B
Ce que vous dites de la structure de ce livre me fait penser à plusieurs livres de la polonaise Olga Tokarczuk en particulier Dieu, le temps, les hommes et les anges. On croit que l’on va s’y perdre, et en fait on prend un grand plaisir à la lecture
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E
Je n'ai rien lu de cette auteure polonaise mais on tire en effet plaisir à cette manière non frontale d'aborder le sujet, sans pour autant se perdre.