La nuit recomposée, de Jocelyn Lagarrigue

Publié le par Emmanuelle Caminade

 

Dédié à la mémoire d'Olindo Bolzan qui mit fin à ses jours en 2020, le premier roman du comédien Jocelyn Lagarrigue, La nuit recomposée, semble être né d'une expérience théâtrale (1) où il tenait le rôle-titre à son côté, spectacle auquel se réfère l'illustration de couverture.

C'est un roman à l'écriture tumultueuse et étincelante dont la thématique tourne autour de la vie et de la mort, de la lutte entre Eros et Thanatos, et où le mystère s'invite dans le réel. Un roman dans lequel l'auteur, s'attachant au destin tourmenté d'un acteur, sorte de «clochard céleste», nous raconte la misère et la beauté de notre monde en illuminant avec philanthropie la nuit dans laquelle chaque homme est enfermé. Une ode flamboyante au théâtre salvateur.

1) De sa participation à l'aventure de la pièce Le dernier testament adaptée de The Final Testament of the Holy Bible /Le Dernier Testament de Ben Zion Avrohom (2011) du romancier américain James Frey par Charlotte Farcet et Mélanie Laurent - qui la mit également en scène en 2016

 

https://www.redbubble.com/fr/i/poster/Hokusai-munch-ou-van-gogh-par-briochina/15245083.LVTDI

 

Nous sommes à l'aube de l'ère Hollande, le "Président normal". Comédien cabossé d'une quarantaine d'années brûlant sa vie avec intensité, tant sur scène qu'avec les femmes, Antoine Lepage est victime d'un accident : d'une overdose qui le plonge dans le coma et lui fait côtoyer la mort. Quand il renaît à la vie, les cartes semblent rebattues. Il ne réussit plus à appréhender le présent et à s'accrocher à la réalité, à la normalité : «Je revenais du pays des morts, je devais réapprendre à vivre avec les vivants». Perdu entre deux mondes, ne trouvant pas sens à son existence, il semble naviguer comme un funambule de chutes en chutes, au risque de se perdre.

Et ce roman schizophrène qui mêle amour, sexe et violence est irrigué par le leitmotiv de cette double question existentielle avec laquelle le héros, enfermé dans la répétition et prisonnier de ce temps aux attaques silencieuses, se débat désespérément : «Que faisons-nous ? Et pourquoi le faisons-nous encore ?». Un héros angoissé au cœur anesthésié, en proie à des hallucinations auditives et visuelles, qui s'engagera dans une longue descente aux enfers lui faisant à nouveau toucher le fond.

 

L'auteur a pertinemment opté pour une narration à la première personne qui nous fait pénétrer le monde intérieur agité du héros, un recours très majoritaire au présent lui impulsant une grande vivacité. Démarrant sur la sortie du coma à l'hôpital, le récit - globalement linéaire malgré quelques retours en arrière restituant notamment le cycle l'ayant mené à ce coma profond - nous ramènera une deuxième fois à l'hôpital (psychiatrique cette fois) pour une seconde renaissance, semblant enfin mettre un terme à cette errance chaotique.

On goûte la liberté et l'inventivité, l'humour et l'autodérision cinglants du héros-narrateur et la force évocatrice de son écriture métaphorique. Ainsi que la puissance du rythme, du souffle d'un récit brillamment polyphonique qui assaille le lecteur des voix multiples (2) résonnant dans le cerveau malade de cet acteur. Antoine aime en effet jouer des mots et des langues et son esprit, habitué à la fréquentation des grands textes, est encombré de répliques. Il soliloque et parle aux auteurs qui l'habitent, ou même avec les choses qui l'entourent, se projetant aussi dans la voix intérieure des personnes qu'il rencontre. Mais c'est surtout son moi divisé qui est le théâtre d'une «controverse absurde» entre son cœur et sa tête - ce que l'auteur met parfois en scène  avec beaucoup de drôlerie (3).

Jusqu'à ce que, sur fond de délires onirico-mystiques, surgissent une voix et une présence insistantes comme un appel : LA voix révélatrice qui lui fera franchir la frontière de la folie et le conduira à la résurrection, sa lutte désespérée faisant place à l'amour des autres : ses semblables. Et il pourra alors enfin étreindre la vie.

2) Des voix striant aussi le texte en caractère italiques

3) Une "pensée gendarme" surgit ainsi d''abord "avec l'accent québecois", se déclinant à la Queneau en "français international" pour finir en "français de France"

 

gravure d'Eugene Delacroix

Tout en éclairant avec lucidité, sarcasme et tendresse le quotidien des comédiens, Jocelyn Lagarrique insère significativement dans le mythe ce roman évoluant dans le champ de la lutte et du jeu (4), et il se focalise sur des références dramaturgiques et littéraires très précises. Dans une dimension infernale, il tourne notamment autour des deux figures du désir, de l’infinité du désir dans la négation de la finitude,  que sont Don Juan et Faust.

Il évoque ainsi la petite tragédie de Pouchkine, Le Convive de Pierre - ou Le visiteur de marbre - dans laquelle, après certaines péripéties, Antoine jouera Don Juan (5). Le metteur en scène, soulignant la métaphore théâtrale, lui adjoint en prologue un dialogue tiré du Faust du poète russe (Scène de Faust) où il doit incarner le héros, et l'actrice jouant Donna Anna (avec laquelle il aura une liaison orageuse) Méphistophélès : une sorte de «mise en abyme de la figure masculine, un jeu de miroirs, chacune des pièces répondant à l'autre».

Et on ajoutera, ce que signalait Jean-Louis Backès dans un article de la Revue de littérature comparée (6), que le Méphisto pouchkinien y rappelle à la réalité un Faust rêvant tout éveillé "comme un comédien qui s’est pris à son propre jeu et qui, l’espace d’un instant, croit fermement aux fictions qu’il vient de forger".

4) On notera ainsi beaucoup de clins d'oeil à la boxe ou au casino

5) Ce Don Juan, ne supportant pas l'enfer d'ennui de l'exil - où l'a conduit le meurtre du mari (et non du père) de Donna Anna - y revient à Madrid et, sans masque, réussit à séduire sa veuve. Et la vengeance du commandeur s'y apparente plus à celle, mesquine et ridicule, du mari trompé jaloux qu'à une punition divine édifiante !

6) https://www.cairn.info/revue-de-litterature-comparee-2010-4-page-493.htm

 

Qui es-tu donc à la fin ?
Je suis une partie de cette force
Qui, éternellement, veut le mal
Et qui, éternellement, accomplit le bien
(Goethe, Faust)

Antoine est par ailleurs hanté par ce dialogue de Goethe entre Faust et Méphisto que Boulgakov, plaçant son œuvre sous le signe de la réversibilité, mit en exergue de la première partie de son ultime roman. L'auteur, qui n'hésite pas à associer aux femmes salvatrices le nom de Marguerite (7), évoque même nominativement ce roman (à propos d'un chat), écrivant avec malice : «Il y avait de la magie dans l'air, le Christ et Lucifer n'étaient pas loin».

Outre l'humour et la fantaisie débridés, la magie et la poésie, Le Maître et Marguerite  a en effet avec La nuit recomposée, un point essentiel en partage. Dans le monde sans Dieu de la Russie stalinienne, ce sont en effet l'amour de Marguerite et sa foi en son œuvre littéraire qui sauvent le Maître. Et, comme le remarque judicieusement Zeka sur son site (8), émerge puissamment de ce roman russe le thème de la liberté de créer qui bouscule la norme et apporte sa dose de rêve à la cité des hommes : "La liberté de dire ce que l’on ressent au plus profond de nous-mêmes, et de le partager avec les autres" - ce que fait la littérature pour Boulgakov, et manifestement le théâtre pour Jocelyn Lagarrigue.

7) Qu'il s'agisse d'une cantinière de l'hôpital psychiatrique ou d'Elodie, la metteuse en scène de son dernier spectacle avant qu'il ne sombre dans la folie

8) https://zeka.noblogs.org/%D0%BC%D0%B0%D1%81%D1%82%D0%B5%D1%80-%D0%B8-%D0%BC%D0%B0%D1%80%D0%B3%D0%B0%D1%80%D0%B8%D1%82%D0%B0/

 

Certes l'auteur, au travers de son héros, ironise sur les rivalités de certains acteurs ou sur la soumission qui leur est imposée par les metteurs en scène, et il ne ménage pas ses critiques envers le monde artistique occidental où tout est «histoire de territoire, de hiérarchie», comme envers ce «monde d'hommes» où pour survivre les femmes endossent les codes masculins.

Mais son roman est néanmoins un acte de foi, une vibrante déclaration d'amour au théâtre, qui célèbre le miracle de cet art faisant vaciller les frontières du temps et de l'espace. Un art où «tout est faux et c'est plus vrai que vrai» et où, dans la communion des corps, on joue «au bord d'un précipice», suspendu aux répliques de l'autre. Il y exalte l'émerveillement et le partage comme antidote à l'amertume : «la joie d'être sur scène et de dire les mots du poète», et surtout cette matière humaine, «toute cette vie que l'on offre avec tout ce que nous avons partagé et sommes devenus».

La nuit recomposée est ainsi un magnifique hymne au spectacle de ces vivants jouant devant des vivants qui permet de «retrouver la longue chaîne humaine dans la puissance de l'étreinte».

 

 

 

 

 

 

 

La nuit recomposée, Jocelyn Lagarrigue, Quidam, 6 janvier 2022, 216 p.

 

A propos de l'auteur :

Né en 1970, Jocelyn Lagarrigue vit entre Paris et la Bourgogne. Il est comédien. Formé au Théâtre du Soleil avec Ariane Mnouchkine, il a également suivi les ateliers de Piotr Fomenko au GITIS à Moscou. Il travaille aujourd’hui avec de nombreux auteurs et metteurs en scène, dont Wajdi Mouawad, Mélanie Laurent, ou encore Simon Abkarian. Il est également auteur-interprète de chansons. La Nuit recomposée est son premier roman. (Quidam)

EXTRAIT :

 

On peut lire un extrait sur le site de l'éditeur : ICI

 

Retour Page d'Accueil

Publié dans Fiction

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article