Le dernier Ulysse, de Laurent LD Bonnet

Publié le par Emmanuelle Caminade

Le dernier Ulysse, de Laurent LD Bonnet

Je n'avais encore rien lu de Laurent LD Bonnet, nouvelliste et romancier doublé d'un grand navigateur et voyageur, et ce livre fut pour moi une merveilleuse découverte : celle d'une voix puissante et singulière qui vient redorer le blason du roman, trop souvent galvaudé en cette époque submergée par une «obèse actualité» asséchant l'imaginaire et une «trivialité marchande» uniformisante entravant parfois la liberté du créateur.

Troisième volume d'une tétralogie en cours sur la quête, dont les deux précédents creusaient le thème de la vengeance puis de la rencontre (1), cet ouvrage néanmoins autonome de plus de quatre cents pages se lisant avec avidité explore, lui, celui de la création. Publié par Les défricheurs, petite maison d'édition indépendante et audacieuse, il s'insère parfaitement dans la vision séduisante et stimulante de la littérature prônée par cette dernière, et dans sa collection "Les explorateurs" (2).

 

Le dernier Ulysse est un livre d'une grande originalité faisant cependant miroiter moult récits ayant façonné notre imaginaire. Jouant de toutes les trames temporelles réelles ou virtuelles dans un roman initiatique flirtant avec le roman d'anticipation ou de science-fiction, tout en lançant avec malice un insistant clin d'oeil à la flamboyante épopée d'Homère, l'auteur s'y interroge sur l'inspiration et les perspectives de la littérature, sur l'écrivain et les pouvoirs de l'imaginaire, mettant en scène toute la chaîne du livre et croquant avec une ironie jubilatoire l'«Olympe littéraire» parisien. Et, au travers de son héros-écrivain masculin, il s'y intéresse aussi à la nature et la valeur de l'homme et à ses chemins de vie, à sa capacité à exercer son libre-arbitre, bouleversant les clichés profondément ancrés de la virilité pour questionner plus en profondeur notre humanité.

1) Salone (Ed. Vents d'ailleurs), roman plusieurs fois primé qui a obtenu le Prix Senghor et Dix secondes (Ed. Vents d'ailleurs) rendant hommage au poème de Baudelaire À une passante . (La légitimité sera le thème du quatrième roman de ce cycle)

2)https://www.editionslesdefricheurs.art/nous-1

 

 

Tout débute dans les années 2020. Paul Vandoven, éditeur parisien influent et visionnaire, croit en son auteur Alexandre Mauvalant, nouvelliste et poète ne lui ayant pourtant jamais rapporté le moindre kopeck, car il est convaincu qu'il possède l'étoffe d'un grand romancier. Après une vidéo l'ayant confronté à une polémique sur les réseaux suivie d'une émission de télévision, ce dernier reçoit une lettre d'une certaine Anna Ivanovna vivant solitaire dans une île lointaine des Caraïbes anglaises, qui affirme avoir compris ce qu'il cherchait difficilement à exprimer et semble avoir «deviné sa musique intime».

Alexandre, ce veuf parvenu au milieu de sa vie et ayant toujours aimé la compagnie des femmes, traverse une profonde crise, se sentant prisonnier de ce que le temps lui octroie d'existence mais aussi dépossédé, dévalorisé (3). Une opération vitale (qu'il se garde bien d'ébruiter) l'a en effet privé à jamais de la fonction érectile de son phallus, et il est obsédé par la question de savoir si un homme peut encore être aimé ainsi réduit au statut d'une sorte d'eunuque.

Saisissant l'espoir d'une rencontre improbable pour tenter d'échapper à ses problèmes et de se réinventer, il propose alors à cette inconnue (dont il ne connaît ni l'âge, ni le physique, ni la voix,) de venir la visiter au rythme de la marche et du bateau. Un long et lent voyage à l'ancienne à la hauteur du mystère entourant les deux protagonistes, et fortement encouragé par son éditeur qui y voit l'occasion rêvée pour nourrir l'inspiration romanesque de son poulain. Anna accepte de l'attendre : «Vagabondez, Voyagez, Venez», lui répond-elle. Et notre héros, Zarathoustra en poche, part en quête de l'inaccessible étoile : celle qui donnera sens à son existence.

3) Ne valant pas plus en tant qu'écrivain qu'en tant qu'homme, ce que suggère malicieusement son patronyme

Ce hasardeux périple mû par le désir, par «ce désir d'ELLE au bout du monde», durera quatre ans, le menant de l'Europe à l'Afrique jusqu'aux Canaries où il traversera l'Atlantique pour rejoindre sa Pénélope. Riche de rencontres et de péripéties, il fournira la matière de son premier et unique roman intitulé Ultimus Odysseus : un roman promu à grande échelle qui obtiendra un succès planétaire faisant de lui un écrivain riche et célèbre. Jusqu'à ce qu'Alexandre disparaisse. Cette odyssée ayant modifié l'homme comme l'écrivain lui aura en effet permis de reformuler son existence en découvrant l'essentiel. De se libérer en étant «en phase avec son temps intérieur».

Mais ce n'est pas seulement le récit d'aventures foisonnant de son héros que nous offre l'auteur mais une seconde version posthume de ce dernier livrant aussi «l'autre réalité de son chemin». Un demi siècle après (en 2082), le manuscrit du Dernier Ulysse vient en effet dévoiler la partie immergée de l'iceberg. S'appuyant sur une nouvelle technique permettant d'exploiter ce «substrat créatif» inné dont on n'utilise qu'une part infime de son vivant, ce roman «transcodé», adapté par toute une équipe éditoriale d'après «le reliquat onirique d'Alexandre Mauvalant» pour s'adresser aux lecteurs de «toutes les trames temporelles», est ainsi le premier du genre. Un roman préfacé par Virginia Vandoven (la petite-fille de Paul) qui contribue à éclairer le mystère de l'homme, indissociable de celui de l'écrivain.

 

Ulysse et la nymphe Calypso ( Angelica Kauffmann)

Laurent LD Bonnet fait preuve d'une imagination intarissable et les nombreux personnages auxquels il donne chair et surtout intimité sont les véritables moteurs de son récit, car c'est bien la rencontre de l'autre au cours de son cheminement qui transforme le héros. Comme chez Homère, les femmes de cette odyssée sont des révélatrices (4), des passeuses qui, d'une étape à l'autre, font progresser ce héros en perte d'identité vers la sérénité (5). Elles sont les épreuves qui forgent l'identité et le destin de cet Ulysse mortel qui devra accepter le vieillissement et donc la mort (mais dans un monde livré au hasard et non aux caprices des Dieux).

La narration maintient toujours notre curiosité en éveil, évitant toute lassitude. Si elle ne perd jamais de vue le cap qui donne l'élan, elle n'avance pas en ligne directe, les sentiers bifurquant au hasard des rencontres. Et une alternance de longues pauses et d'accélérations, traduisant notamment la tension entre ces désirs antagonistes de rester ou de partir, de cheminer ou d'arriver, impulse au voyage une grande dynamique. Tandis que de nombreux flashes-back imbriquent mille et une histoires et que l'auteur apporte beaucoup de vie à ses scènes, tant grâce à la force évocatrice de ses descriptions qu'à d'alertes dialogues et à un humour bien aiguisé.

4) S'il y a de très beaux personnages masculins, ils ont surtout un rôle de mentor, de clairvoyants conseillers ou de confidents. Hormis Andreï Larsvic, "homme-miroir" du héros, sorte de double inversé  qui vient l'éclairer sur lui-même

5) Il apprendra ainsi à user de sa dépossession au lieu de la combattre


Encadré d'un prélude et d'un final, le roman est construit comme une symphonie en quatre mouvements aux tempi différents et aux temporalités et points de vue narratifs variés.

Narré d'emblée au passé simple sur le mode du conte par un Ulysse-narrateur, le premier et lent mouvement (Europe), relativement linéaire, initie cette épopée moderne rénovant le mythe antique qui, de Paris à une île suédoise de la Baltique, conduit le héros au Portugal où la rencontre impromptue de la séduisante Agnès lui rappelle son handicap. Et ce n'est qu'après s'être posé de longs mois dans le paisible bourg de Seixal sur l'estuaire du Tage que la bien nommée Beatriz lui offrira un temps, dans sa candeur, l'espérance du paradis.

Tout s'accélère dans le deuxième mouvement (Afrique) qui, agité et saccadé, effectue un saut de vingt et un mois nous propulsant directement dans un vivant présent à l'étape suivante : Matakong où le héros, retenu pendant un an dans la compagnie des douces magiciennes Gloria et Aïda, reprend ses notes pour écrire une sorte de journal racontant mois par mois les multiples péripéties vécues depuis son départ de Seixal. Il raconte ainsi le trépidant parcours qui le conduisit au mythique détroit de Gibraltar et à Tanger, jusqu'à ce que le cargo d'un sulfureux trafiquant serbe devant théoriquement rejoindre les Canaries le débarque pour une escale en Guinée où il ne reviendra le prendre que bien plus tard. Un parcours rocambolesque l'ayant confronté à l'enfer humain, à «la boue et la douleur», mais aussi terrifié par ce qu'il découvre de l'homme en lui : «Devenir un esclave consentant n'emprunte plus un chemin d'aberration dévolu aux seules personnes dites faibles ou veules. C'est une vocation qui nous concerne tous.»

Le troisième mouvement (Traversées) accompagne le héros aux Canaries où il restera plus longtemps que prévu, ayant noué une idylle prometteuse lui faisant presque oublier son but. Puis, finalement congédié par Malvina Sand, il traversera enfin l'Atlantique vers Montserrat sur le voilier d'un très original Ecossais. Une partie opérant un net ralentissement, proche parfois d'une quasi immobilité, conduisant à une approche plus sereine du temps et s'accordant aussi à l'appréhension de la rencontre avec cette inconnue et du terme du voyage. Retournant au passé et abandonnant le "je" pour la troisième personne, le narrateur y prend alors également en compte le point de vue d'Anna.

Enfin, dans le court dernier mouvement (L'affaire Odysseus) qui nous plonge dans l'accélération contemporaine, nous retournons avec Alexandre dans le monde littéraire parisien pour suivre le lancement de son livre : un réveil brutal.

Et si le Final complète le Prélude/préface en retraçant le chemin éditorial du Dernier Ulysse depuis la disparition d'Alexandre, il faudra attendre de consulter en Annexe les «segments restaurés» ayant résisté au transcodage pour mieux comprendre les raisons de cette disparition. 

 

A contre-courant de la fiction réaliste, et de «ceux qui pour montrer le monde filment leur nombril», Laurent LD Bonnet défend une littérature de l'imaginaire. Et une vision borgesienne du temps sous-tend cet ouvrage où il témoigne d'une certaine parenté avec l'auteur de la Bibliothèque de Babel (6). Dans Le dernier Ulysse, le temps est ainsi moins approché dans sa linéarité que dans son épaisseur vertigineuse, dans son universalité riche de tous les possibles. Le récit fictionnel vient ainsi toucher à l'éternité : «Chaque histoire offerte avait germé en des milliers d'imaginaires, enfantant de milliers, de millions, de milliards d'autres, emplissant l'univers de l'imaginaire humain d'un gigantesque peuple de personnages qui se contaient ou s'écrivaient dans la trame d'une histoire infinie, toujours en mouvement, à jamais insaisissable».

Et les auteurs survivraient à leur fiction, voyageant dans nos rêves en «animant tout un peuple de personnages qui se mettraient à vivre en nous».

6) Nouvelle publiée en 1941 dans la première partie (Le jardin aux sentiers qui bifurquent) de son recueil Fictions. Une bibliothèque y renferme ainsi tous les livres déjà écrits et ceux à venir nous renvoyant à la quête infinie et éternelle du sens de la vie.

Au contact de ses rencontres, Alexandre Mauvalant fabrique une multitude, une diversité de destins. Par le biais de visions fulgurantes, sortes «d'excroissances temporelles», le voyage lui révèle en effet sa capacité à deviner puis à raconter les destins imaginaires des gens ordinaires rencontrés. Il les voit, perçoit leurs autres vies, découvre ces «destins alternatifs», «tous ces potentiels qui avaient existé». Son imaginaire se révèle ainsi «capable d'accéder au cœur le plus secret de ces gens jusqu'à l'informulable et parfois l'inconscient labyrinthe de leur choix.» Et l'humble rôle de l'écrivain s'avère ainsi celui d'écrire le conte de leur mille et une vie : «Ecrire pour les gens. Ecrire l'irréalisable part d'eux-mêmes, celle qui au bout d'une vie se constitue d'autant de destins que de choix délaissés.»

Une conception qui n'est pas sans évoquer Pierre Michon exaltant de même dans Les vies minuscules cette fiction sans laquelle il ne resterait plus trace de la réalité des petites gens, de "leurs éclatants désirs au sein du réel terne", de ces mille romans que l'avenir a défait.


Cette mutation de son inspiration sous forme de visions favorise par ailleurs une réelle empathie, une fraternité avec tous ces gens, «comme si une part de [lui] était entrée dans leur vie», l'inspiration nouvelle qui l'anime ayant  «puisé sa source au cœur de [ses] frères et sœurs de cette terre, au cœur de leur liberté de choisir, présente, encore, toujours même infime». Et la fiction littéraire, dans l'humanité et la fraternité qu'elle induit, apparaît alors comme un rempart contre la barbarie : «Raconter, partager, écrire, lire des milliers d'histoires pour que le lien d'humanité qui nous préserve encore de la barbarie puisse subsister. »

Tout comme une des héroïne d'Auður Ava Olafsdóttir dans La vérité sur la lumière, pour laquelle l'homme est une espèce animale dont la seule supériorité s'avère le "don admirable d'écrire des poèmes", il semble que chez Laurent LD Bonnet «l'infraconscient créatif» soit une «faculté innée constitutive de la nature humaine» : que l'Homo Sapiens soit «avant tout créateur».

Le dernier Ulysse est ainsi un hymne aux pouvoirs de l'imaginaire, au rêve et à la liberté, qui nous propulse dans le royaume enchanteur et incommensurable du récit, l'auteur semblant penser, à l'instar de son personnage-éditeur, que «l'avenir du livre sera onirique ou ne sera PAS».

Un grand livre qui résonne et laisse des traces.

 


 

 

 

 

 

Le dernier Ulysse, Laurent LD Bonnet, Les Défricheurs, Juillet 2021, 468 p.

A propos de l'auteur :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Laurent_LD_Bonnet

EXTRAITS :

On peut lire plusieurs extraits sur le site de l'auteur : ICI

 

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Publié dans Fiction

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