P.R.O.T.O.C.O.L., de Stéphane Vanderhaeghe

Publié le par Emmanuelle Caminade

P.R.O.T.O.C.O.L., de Stéphane Vanderhaeghe

P.R.O.T.O.C.O.L., troisième roman publié (1) de Stephane Vanderhaeghe - qui y a travaillé pendant plus de cinq ans (2) - se présente d'emblée comme un intrigant ouvrage dont le titre énigmatique en forme d'acronyme évoque les implacables enchaînements de règles neutralisant la singularité des personnes et des situations. Tandis que l'image détournée de Karl Marx en couverture (3), «version vieil-oncle-aux-gros-yeux» pointant sur le lecteur «un doigt accusateur», semble vouloir réveiller les consciences.

C'est une ample et ambitieuse fiction polyphonique de plus de cinq cents pages qui s'inspire de ce réel contemporain ôtant à la jeunesse son insouciance et la privant d'espoir en son avenir. Une fiction aux résonances politiques (en rien militantes) et philosophiques qui éclaire les rouages destructeurs d'une société de contrôle injuste et violente, reflet d'un monde capitaliste numérique «où le pouvoir réel [est] détenu par les machines»; mais qui maintient toujours une part de mystère : mystère irréductible de l'humain, de sa manière d'appréhender le monde et de vivre sa vie.

1) Quatrième roman même après Les Charognards (Quidam, 2015) et A tous les airs (Quidam, 2017), si on compte le troisième, inachevé, qui n'a jamais été publié

2) Cf le site de l'auteur : ici

3) Couverture conçue par Hugues Vollant, inspirée de l'œuvre du plasticien Azlan Mc Lennan, adepte du détournement

 

 

Nous sommes dans un pays dont le président a été élu face aux dangers de l'extrême-droite, dans une ville imaginaire quadrillée de caméras de surveillance et en proie à des délires sécuritaires renforcés depuis des émeutes populaires qui furent violemment réprimées en automne. Une ville sous couvre-feu, endormie dans sa pesante routine, dans laquelle patrouilles militaires ou soi-disant milices font la chasse aux marginaux, aux tagueurs ou aux clodos; et qui a vu se répandre subrepticement sur ses murs une mystérieuse et inquiétante inscription : «P.R.O.T.O.C.O.L.», «un mot aux résonances-harmoniques grevées de terreur» semblant annoncer une catastrophe :

«L'avenir se dessinait là, dans ce protocole niché au creux des idées pour lesquelles il faudrait se résoudre à tuer ou être tué».

 

Et ce long récit comportant plusieurs fils narratifs, variant les angles de vue pour mieux approcher la complexité de notre monde actuel et les différentes manières de le penser, va retracer après coup la marche inéluctable vers cette catastrophe qu'on n'a pas vu venir malgré tous les signaux.

L'auteur ouvre ainsi en parallèle diverses perspectives, tentant de saisir l'équilibre des tensions contradictoires et la dynamique d'un système réduisant toute activité humaine à un calcul économique, qui enferme et broie les individus et conduit l'humanité droit dans le mur. Un système totalisant à la solde de ce capital contrôlant «toutes les trajectoires menant tout droit au fond de ses poches», qui s'autorégule et se perpétue en récupérant les marges et les contestations.

Et, ramenant dos à dos le radicalisme d'un Günther Anders se résolvant avec tristesse et colère à "briser le tabou du meurtre" car il n’y aurait pas d’autre moyen de survivre que de menacer ceux qui nous menacent (4) et le romantisme révolutionnaire d'un Michel Foucault (les deux auteurs cités en exergue du roman semblant en baliser l'espace), il développe une sombre réflexion apocalyptique empreinte de colère sur la violence et l'impuissance, sur la fracture entre les discours et les gestes et la fin des idéaux et des utopies.

Une réflexion qui, se réfractant dans une palette de personnages hauts en couleurs, est portée par la vigueur et l'humour tranchant d'une langue explorant des territoires variés, l'auteur secouant ainsi la torpeur des logiques discursives dominantes pour s'affranchir de cette mort programmée.

4) https://www.cairn.info/revue-tumultes-2007-1-page-217.htm

 

 

Les romans en phase avec l'actualité ne sont pas a priori ceux qui m'attirent le plus car ils mettent souvent un frein à l'imagination. Mais celle de l'auteur s'est magnifiquement déployée, notamment dans une architecture narrative signifiante d'une grande cohérence. Et on ne peut qu'être impressionné par la vision globale de cette approche systémique de notre société (intégrant la multiplicité de ses éléments) qui illustre jusque dans le langage les tensions entre la machine et l'humain.

Certes l'auteur ne bouleverse pas la langue à proprement parler, et un lecteur de littérature contemporaine ne trouvera rien de véritablement novateur dans ces jeux sur les graphismes ou l'usage abondant d'esperluettes et de traits d'union pour créer des mots composés à rallonge, ni dans ce recours au langage "djeun" (verlan, anglicismes, abréviations et transcriptions phonétiques mêlant chiffres et lettres dans le style SMS) ou aux langues étrangères et aux expressions familières, voire délibérément vulgaires (5)... Et si les détournements de formules ou néologismes sont souvent assez inventifs et savoureux (6), certaines trouvailles revêtent parfois à mon goût une tonalité un peu trop potache (7) .

Mais il faut reconnaître la puissance, le souffle impulsé par cette logorrhée polytonale et majoritairement provocatrice et gouailleuse et, surtout, la pertinence de cette «explosion des possibles» de la langue pour restaurer la diversité et la singularité de l'humain.

5) Je dois avouer que, bien qu'appréciant littérairement une certaine vulgarité imagée employée à bon escient, je me suis lassée de la réitération un peu obsessionnelle (à quelques variations près) de certaines images graveleuses, même s'il est bien connu que l'homme, comme le rat, s'emploie à "baiser frénétiquement"

6)"grosso merdo", "dépression post-artum", crime de "baise-majesté", "emberlificrotté",  "guérillart", délirevanche ...

7) "Mélatoidanlküh"..., "cacapipitaliste", ou le facétieux acronyme "G.R.O.S.C.U.L"...

 

Stephane Vanderhaeghe fait alterner quatre fils narratifs qui semblent s'opposer deux à deux.

Le plus nourri expose la progression inexorable de cette tragédie humaine de la fin des émeutes à la catastrophe, et se décline en huit parties dotées d'un titre. Un narrateur omniscient s'y place tour à tour du point de vue de personnages divers piégés dans leurs «petits labyrinthes sans issue», et les regarde «actionner les manèges de roues inépuisables, se cogner contre les murs et baiser». Des personnages dont la présence se densifie au fil du récit, et par le biais desquels l'auteur donne visibilité aux marginaux tout en pointant la pluralité des comportements possibles face au système.

Il y a ainsi ceux qui, de diverses manières, se soumettent : Mél., la SDF mendiant devant le Market + qui encaisse et plie l'échine pour simplement survivre, Oumar, toujours "réglo", prêt à mourir pour le système «comme jadis on mourrait pour la patrie», ou le migrant clandestin Rrezon s'épuisant à travailler comme livreur pour réaliser ses rêves, sans comprendre que chez Deliveggie's «le pouvoir réel était détenu par les machines (…) car celui des chiffres et des performances».

Tandis que Jean-Christophe, data analyst oeuvrant dans le monde du lucratif en tire profit avec pragmatisme, et que surtout  Katya, escort-girl travaillant en freelance, intègre avec cynisme les règles du système pour l'exploiter à son profit : «baiser était un acte politique qu'elle retournait contre le système lui-même en le prenant à son propre piège».

Une troisième catégorie se révolte mais dans un combat sans issue car toujours récupéré et pouvant conduire à des actes faisant perdre son âme. Et la seule révolte envisageable semble alors s'incarner dans celle du tagueur Re:Al, rebelle attaché à la gratuité et la beauté de son art, acculé «dans l'angle mort du système». Détournant les logos des grandes marques capitalistes, il préfère en effet braver le couvre-feu en risquant sciemment la prison pour peindre ses œuvres éphémères que de rentrer dans la logique utilitariste en acceptant «un boulot qui perpétuerait le système». Une figure de l'artiste, du créateur, dans laquelle semble parfois se projeter l'auteur.

Et à une douzaine de personnages se démarquant en grasses capitales, on doit en ajouter beaucoup d'autres seulement évoqués qui ne sont pas pour autant toujours des personnages secondaires. Comme Quentin le prof de philo, sur la scène d'enterrement duquel s'ouvre cette tragédie, ou le brillant étudiant Amir (son ancien élève) rêvant d'un monde meilleur : deux personnages idéalistes qui connaîtront le même sort. Ou même Angèle, cette veuve étonnamment impassible et vaillante qui disparaîtra un jour mystérieusement...

 

Ce fil principal est de plus accompagné en contrepoint par une sorte de choeur lyrique intitulé «(épilepse)» - se distinguant en caractères italiques - qui, quelques années après, revient sur cette marche vers la catastrophe, vécue cette fois par une bande de jeunes s'adonnant au skate. Un choeur qui commente l'action en apostrophant Amir cruellement disparu et exprime le cœur vibrant d'une jeunesse sacrifiée,  le "je" du coryphée (passant souvent au nous) représentant cette bande de lycéens insouciants sans conscience politique dont faisait autrefois partie le fils d'Oumar avant de s'éveiller et de vouloir changer l'ordre du monde. Des lycéens qui sont désormais devenus des adultes bien intégrés dans la routine de leur société capitaliste et résignés à fermer les yeux : des «morts en sursis».

Et quand tombera le rideau final sur cette tragédie, tout ce peuple de personnages viendra malicieusement saluer dans une sorte d'index.

 

 

Ces deux touchants fils narratifs donnant toute sa chaleur humaine au roman sont encadrés de deux fils à la froide mécanique qui reprennent les images des caméras de surveillance ou retranscrivent, non sans quelques défaillances (parties inaudibles), un enregistrement audio.

Le premier, s'attachant au jour de la catastrophe,  restitue de manière impersonnelle ces images sans voix recrachées par «l'oeil froid et immobile de la machine» : des images saisies sur le vif de 9h 07 à 13h 37 «dont le sens ou la portée plutôt ne sera révélée qu'après coup». Il reconstruit ainsi, au cœur de la ville, la trajectoire assassine illisible d'un homme anonyme avançant «selon une protocole que lui seul connaît», et que l'on suit durant quatre heure trente avant son geste fatal. Un «homme sans nom et donc sans histoire, sans contexte permettant de l'humaniser un peu».

Quant au dernier fil, intervenant tout aussi régulièrement mais moins fréquemment, il fait  entendre «la voix de la terreur», déversant le flot d'un «discours dont le but est de justifier l'injustifiable» dans un monologue glaçant aux longues phrases : «une rhétorique assassine à vomir». Et ce «discours de plomb qui n'appelle, ne tolère aucune réponse» s'adresse à un interlocuteur bâillonné, la tête aveuglée par un sac, qu'il tente de convaincre car il nourrit manifestement encore des doutes et des scrupules. Un interlocuteur dont l'identité n'est pas dévoilée - l'auteur entretenant à dessein une certaine ambiguïté - et qui n'a pas vraiment le choix.

Il se murmure ici et là que Dieu créa le rat à l'image de l'homme - vorace, lubrique, sournois et fourbe, pleutre et néanmoins prédateur, nuisible et inutile.
(p.103)

Stéphane Vanderheghe exprime manifestement un certain désenchantement sur la nature humaine, jusqu'à introduire avec dérision au sein de ses personnages un représentant de la gent animale dénommé Raton, véritable «petit baron capitaliste aux tendances cannibales». Une manière de ravaler les humains, cette «espèce en voie de disparition», au niveau des rats. Ou plutôt l'inverse car «c'est bien connu, Rattus ratti homo est – le rat est un homme pour le rat»!  Et il conclut son ouvrage sur une Coda nous ramenant tristement dans l'enfer de ce peuple de rats dominé par Raton.

Mais si l'auteur fait preuve dans P.R.O.T.O.C.O.L. d'une lucidité acérée quant à l'état de notre société et n'ose dédicacer à ses enfants cette histoire car "pas assez belle" pour eux, il ne semble pas pour autant totalement pessimiste. En dédiant son roman certes "aux rats" mais également "aux autres", il montre bien en effet qu'il n'a pas encore perdu tout espoir en l'espèce humaine.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

P.R.O.T.O.C.O.L., Stéphane Vanderhaeghe, Quidam, 3 février 2022, 570 p.

 

A propos de l'auteur :

Né en 1977, Stéphane Vanderhaeghe est écrivain et traducteur. Il est maître de conférences à l’université Paris 8 où il enseigne la littérature américaine et la traduction. Il est l'auteur d’un essai consacré à l’œuvre de l’auteur américain Robert Coover, paru aux États-Unis chez Dalkey Archive Press en 2013, et de maintenant trois romans parus chez Quidam.

 

EXTRAIT :

On peut lire un court extrait sur le site de l'éditeur : ICI

 

 

Publié dans Fiction

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