La vertu des paysans, de Jean-François Rosecchi
Pour la rentrée littéraire de janvier 2022, les nouvelles éditions corses Òmara cofondées par Jérôme Luciani et Marc Biancarelli viennent de sortir trois premiers ouvrages à la présentation graphique très soignée : deux romans bilingues et un recueil de nouvelles uniquement en français. Et c'est avec curiosité et une certaine avidité que je vais les découvrir pour vous les présenter sur ce blog (1).
Outre que j'ai déjà eu un aperçu du talent de leurs auteurs sur le site littéraire (2) qu'anime avec ses amis l'écrivain corse Marc Biancarelli – dont on peut saluer le travail mené depuis des années pour stimuler et mettre en lumière la vitalité littéraire de son île –, je sais en effet l'importance que ce dernier attache à la rigueur de l'écriture et à la qualité des textes. Et j'ai pu lire de plus un extrait prometteur de ces ouvrages dans le premier numéro d'Octobre 2021 de la nouvelle revue quadrimestrielle corse Litteratura.
On connaît déjà Jean-François Rosecchi comme traducteur pour avoir notamment co-traduit Murtoriu avec Jérôme Ferrari pour Actes Sud. Et La vertu des paysans, ce très court mais riche et dense premier roman en français – nourri en partie par des nouvelles de l'auteur écrites précédemment en corse (3) -, nous est ensuite proposé dans sa traduction corse par Jean-Yves Acquaviva.
1) N'ayant pas encore eu le temps de les lire, je ne vous présenterai pas dans la foulée le roman de Philippa Santoni et le recueil de nouvelles de Nicolas Rey, mais seulement d'ici quelques semaines
2)Tonu è Timpesta (faisant suite à Tarrori è fantasia)
3) Annovra publiée la première fois en 2011 sur le site Tarrori è fantasia (dont on retrouve le thème de l'effroi face à la vieillesse et la mort, et quelques passages dans la partie VI) et Ludwig, publiée sur Tonu è Timpesta en 2015, qui traite de la violence gratuite, du Mal absolu, au travers des exactions d'un couple de jeunes tueurs germano-italiens issus de la haute bourgeoisie et nourris d'idéologie (nouvelle traduite en français et reprise quasi intégralement dans la partie XI).
Se déroulant principalement dans l'Italie de la fin du XXème siècle, des années 1970 plombées par les crimes des Brigades rouges comme par ceux du groupe Ludwig à l'idéologie nazifiante (en passant par la Corse de 1995 en proie à l'escalade des violences nationalistes), La vertu des paysans aborde avec une ironie tranchante la décomposition de nos sociétés néo-libérales urbanisées et la perte des valeurs dans un monde privé de sens.
Mais c'est surtout, dans ce "meilleur des mondes possibles" dont l'injustice, la misère et la violence se perpétuent dans la résignation, un étrange "memento mori" empli de colère qui, évoquant les «puretés souillées» (si tant est qu'il y ait jamais eu de puretés), traite avant tout de la nature humaine, de l'énigme du Mal et de sa lutte avec le Bien, en se focalisant sur les pulsions prédatrices de la chair et les idéologies mortifères où se rejoignent les extrêmes.
Un mystérieux et fascinant roman aux accents très dostoïevskiens (4) dont la narration épouse avec brio le chaos insurmontable de ce monde. Un roman halluciné à l'imagerie onirique et picturale qui, fictionnalisant le réel, nous fait pénétrer dans un univers proche de l'esthétique postmoderne lynchienne (5) tout en s'inspirant de celui de Georg Trakl, dont la poésie s'avère "le reflet fidèle d'un siècle maudit sans dieu" (6) et est marquée stylistiquement par l'expressionnisme et le symbolisme – notamment des couleurs.
4) Ceux du Dostoïevski des Démons. On peut voir d'ailleurs dans le nom d'un personnage très annexe (remplaçant celui de Serghju de la nouvelle Annovra) un clin d'oeil adressé à Piotr Stépanovitch Verkhovenski, le principal démon du roman de Dostoïevski dont J.- F. Rosecchi reprend de plus l'esprit dans le personnage de Clemente Doria
5) Comme le remarque à juste titre l'éditeur dans sa présentation
6) Cf https://fr.wikipedia.org/wiki/Georg_Trakl
Portique d'Octavie, Rome
La construction narrative s'avère délibérément déroutante.
Un récit concentrique situé dans un présent fictif encadre tout d'abord cette histoire qui retrace le parcours d'un héros de quarante-cinq ans originaire de Montevenere et celui des personnes qu'il y a côtoyées : un récit témoignant d'existences ordinaires dont l'Histoire ne retiendra rien. Nous y suivons ainsi, outre le héros et son ami Antonio, Joanna Almiranti, sa déesse rousse à la peau laiteuse : la «fille en fauteuil» avec laquelle son copain Antonio et lui ont «fricoté» lors de leurs premiers émois sexuels ; la belle Fiora Rossi au prénom rendant «hommage à l'auteur des Fioretti» dont le viol et l'assassinat à Rimini marqueront la fin de son adolescence : un drame qui lui fit «tourner le dos à sa terre» et partir à l'étranger pour ne pas devenir «celui qu'il n'aurait jamais voulu devenir» ; et le père de cette dernière, Paolo Rossi, bourgeois cultivé de Vérone venu s'installer dans cette bourgade de campagne aux confins d'une grande ville italienne du nord (7), qui fut pour lui un guide spirituel ...
Dans son premier volet (Prologue), un narrateur extérieur se place du point de vue de ce héros dépourvu de nom (8) se retrouvant dans en état d'ivresse avancé dans un bar de Rome, ville dont les murs «suintent l'Histoire» et témoignent «d'existences qui ont compté». Se sentant «loin de l'humanité présente», ce héros qui aspirait «à aimer les hommes, à aimer le monde» et avait cru pouvoir échapper à ses démons (notamment celui de la chair) se voit avec honte et effroi devenir celui qu'il ne voulait pas être. Avec le temps, son ressentiment s'est en effet accumulé, se muant peu à peu en «un authentique système d'idées». Jusqu'à trouver des points d'accord avec les revendications du séduisant et sulfureux Clemente Doria prônant une alliance objective contre «la peste néo-libérale». Et il verra insidieusement se «défigurer la noblesse de ses idéaux de justice et d'ordre».
Le tragique deuxième volet (Epilogue) qui clôture le roman nous conduit avec dérision à un sommet international de Davos (9) marqué par l'horreur d'un attentat où périt le Président XXX, nous confirmant l'effrayante détermination de ce personnage nihiliste. Et tout reprendra comme avant, et même en pire, dans un éternel et désespérant recommencement.
Le récit rétrospectif est quant à lui fragmenté en plusieurs fils narratifs et en onze parties effectuant des sauts dans le temps et/ou l'espace. Reconstituant peu à peu les morceaux d'un puzzle auquel il manquera toujours des pièces en menant elliptiquement en parallèle les histoires du héros et de ses amis de Montevenere, l'auteur y alterne le recul d'un narrateur à la troisième personne (se plaçant du point de vue de ses différents personnages) et le "je" du héros prenant directement en charge le récit. Dès la première partie par ailleurs, mais aussi dans la huitième, des voix surplombantes surgies de nulle part, émanant d'étranges personnages (10) semblant appartenir à un autre monde, tiennent des propos énigmatiques.
7) Tandis que Joanna comme sa fille s'empresseront de gagner les lumières de cette grande ville
8) Sans doute car il pourrait être tout un chacun
9) Le sommet de janvier 2021 n'eut en effet jamais lieu, en raison de la pandémie !
10) Un vieillard ridicule ayant perdu la maîtrise de sa création, une petite vieille et un adolescent gras (symbole sans doute de l'innocence perdue du héros) qui reviendront parfois hanter le récit
Introduisant un chaos similaire à celui qui ravage ce monde en lui ôtant toute harmonie, Jean-François Rosecchi s'emploie aussi à brouiller la lisibilité de son récit en usant de l'imprécision des pronoms personnels et, surtout, en rendant poreuses les frontières entre réalité, cauchemars et hallucinations : une technique déjà présente chez Dostoïevski que l'on retrouve cinématographiquement chez David Lynch. Il mêle ainsi personnages et événements réels ou fantasmés tout en donnant à certains de ses protagonistes fictifs des noms connus à d'autres titres à diverses époques (12) ou en introduisant, comme dans un roman à clef, des figures réelles dotées de patronymes fantaisistes (13).
Il sème également le trouble en jouant sur les dédoublements et les échos : Fiora et Joanna semblent ainsi parfois se rejoindre (14), comme Piotr, l'amant de Fiora et Massimo Cristiani, celui de Joanna. Et le narrateur entretient parfois un certain flou entre le héros et son ami Antonio (sorte de reflet de sa part d'ombre)... Tandis que plusieurs motifs parcourant le texte entrent en résonance.
12) Fiora Rossi, Paolo Rossi, Clemente Doria
13) Pour désigner par exemple la jeune écologiste suédoise Greta Thunberg ou l'opposante birmane Aung San Suu Kyi
14) Il est d'ailleurs signifiant que l'auteur ait repris un passage concernant Joanna dans sa nouvelle Annovra pour l'attribuer à Fiora dans son roman
Les bergers d'Arcadie, Le Guerchin
«(...) parmi l'infinité des combinaisons Dieu eut à choisir, dans son immense sagesse, la plus parfaite, celle de l'Harmonie la plus grande. Dans le monde qu'il a choisi, Fiora repose à présent sous une dalle de marbre rose (…)»
Sans cesse traversé par la maladie, les accidents, les crimes ou les attentats, ce roman où son souvent évoqués cimetières, tombes, caveaux, cercueils ou cadavres et dans lequel surgissent des spectres au visage livide, est imprégné de la terreur de la vieillesse et de la mort : la première des injustices et des incohérences de ce monde. Un Monde dont il ne reste «rien d'autre que des os, la chair a disparu».
«Je n'aime pas les vieux, je n'aime pas les morts», s'exclame ainsi le héros dans un rêve, tandis qu'une petite vieille «fout la trouille» à Joanna dont le père «n'aimait pas les vieux». Un héros qui se plait parfois «à imaginer dans plusieurs siècles les monceaux de briques, de plastique, de ferraille comme autant de vestiges de toutes les asphyxies». Et cette hantise de l'anéantissement et de la destruction de toute chose, de ces civilisations ou de ces lieux «engloutis par le temps», se retrouve dans de nombreux passages du texte décrivant ruines, gravats et terrains vagues parsemés de «carcasses de voitures».
Saint François chasse les démons, Giotto
«Ein roter Wolf, den ein Engel würgt», épigraphe (Georg Trakl, Winternacht)
C'est aussi de la déchéance morale des hommes qu'il s'agit dans ce monde si imparfait que Dieu a créé.
Et l'auteur organise une constante tension entre deux conceptions du monde, chrétienne et athée, et entre les aspirations contradictoires des hommes - certains personnages fictifs ayant notamment une tonalité christique et d'autres (bien réels parfois) s'avérant démoniaques. Il oppose de même la terrifiante citation de Trakl dans le poème Nuit d'hiver évoquant "un loup roux qu'étrangle un ange" au Saint François apaisant "la louve pernicieuse" dans l'église de la Vittorina à Gubbio, ainsi qu'aux fresques du moine franciscain Fra Angelico ornant les cellules du couvent San Marco à Florence - où «un ange aux ailes d'oiseau bariolé» s'adresse à la vierge «pour lui annoncer qu'elle donnerait naissance à un dieu».
Une tension magnifiquement orchestrée entre harmonie et chaos, paradis et enfer, qu'illustre le destin de cette héroïne centrale nommée Fiora, mais aussi celui de Joanna, cet ange déchu. Et que magnifie une palette de couleurs vives contrastant avec les blancs, les noirs et les gris - l'auteur allant jusqu'à ménager des échos entre les tubes de plastique bleus ou orangés du chantier où Joanna perdit sa virginité sur un «lit de sacs de ciment vides» et ce tuyau d'arrosage «jaune et vert» s'étendant comme un «gros serpent des tropiques» dans le jardin fleuri de sa maison d'enfance. Quant à la fresque de Giotto représentant ce Saint François qui «avait tout de même réussi à faire plier le Mal» en train de chasser les démons d'Arezzo, elle frappe par le contraste de ces derniers aux «têtes grotesques», «dans une ville de toutes les couleurs (…) sous un ciel bleu».
Bien que Paolo Rossi (15) ait instruit le héros, lui disant notamment : «si tu apprends à aimer Giotto, tu aimeras les hommes, tu aimeras le monde», son enseignement n'aura pas réussi à vaincre les démons du Mal et à rendre les hommes et le monde aimables à son disciple. Et tout au long de La vertu des paysans comme dans son excipit, Jean-François Rosecchi porte un regard très sombre et désabusé sur la réalité humaine et sur cette «usine du monde» où l'«énergie de la destruction se [déplace] en circuit clos».
15) Dont le prénom évoque Paul de Tharse, le propagandiste de la foi chrétienne
La vertu des paysans, Jean-François Rosecchi, traduit du corse par Jean-Yves Acquaviva, Òmara éditions, janvier 2022, 168 p.
La vertu des paysans est en vente dans les librairies de Corse. Les lecteurs résidant sur le continent peuvent le commander en remplissant le formulaire en pièce jointe sur le site d'Òmara Editions (rubrique Achat + formulaire à remplir). Ou simplement en envoyant un chèque de 22 € libellé à l'ordre de Òmara Editions et adressé à : Òmara Editions,Torriaggio, 20112 OLMICCIA
Né à Ajaccio en 1980, Jean-François Rosecchi est professeur de philosophie. Il est co-traducteur en langue française de Murtoriu (Marc Biancarelli, Actes Sud, 2012) et traducteur en corse de La Tempête de William Shakespeare (Colonna Editions, 2018). Ses nouvelles en langue corse ont été éditées dans des ouvrages collectifs : Annovra dans Tarroriè fantasia (Colonna Editions 2014) et Ludwig dans Tonu è timpesta (Editions Tonu è timpesta, 2019)
EXTRAIT :
II
(Le village de Montevenere – Une jeune déesse aux cheveux roux- Paolo Rossi – années 1980)
p.22/24
Je veux d'abord vous parler de la bâtardise, d'humus décharné et de lisières de chênaies où des chiens viennent déposer des butins pris dans des conteneurs à poubelles. Demain il sera trop tard et personne ne se souviendra de ces lieux car ils seront engloutis par le temps. Je me plais parfois à imaginer dans plusieurs siècles les monceaux de briques, de plastique, de ferraille comme autant de vestiges de toutes les asphyxies. Montevenere, ce sont des constructions pavillonnaires et immeubles de taille modeste qui s'étalent comme une traîne sur un versant de basse colline, aux confins d'une grande ville du nord de l'Italie. Et j'envie les hommes de ces grandes villes, là où chaque mur suinte l'Histoire, où s'ouvrent des passés complexes et où chaque pas foule les traces d'existences qui ont compté. Montevenere ne témoigne de rien ; on y dort, on y circule et on croit parfois s'aimer, c'est une douce colline de campagne, notre Acropole avec ses dieux et avec ses déesses.
L'une de ces déesses se nomme Joanna Almiranti, une jeune fille de mauvaise constitution physique, elle ne se déplace que difficilement et passe ses journées devant un poste de télévision, dans la maison de ses parents. Des enfants habitant les villas voisines viennent parfois lui tenir compagnie. Ses cheveux sont roux, longs et épais. Dans sa chambre, on trouve une grande photo où elle pose avec ses parents. Une photo que j'ai vue tellement de fois. Son père, qui la hisse par les bras semblant presque la faire décoller du sol, et sa mère se tiennent debout, elle est au milieu et porte une salopette blanche, elle doit avoir cinq ou six ans. Dans cette chambre, il y a aussi une pile de jeux éducatifs, des succès commerciaux dans les années soixante-dix et quatre-vingts, des puzzles et d'autres choses du même genre. L'endroit où elle vit pourrait se confondre avec des milliers d'autres endroits, il y a a une courte rangée de lauriers à l'extérieur, les murs crépis sont pâles, un vieux tuyau jaune et vert s'étend, paresseux, en travers de l'allée comme un gros serpent des tropiques, quelques fleurs ont été plantées : des géraniums, des roses et du muguet. Il n'y a pas d'animaux. La maison sent toujours la lessive et, lorsqu'on y pénètre en été ou au printemps, on est légèrement saisi par l'odeur du bois industriellement traité des meubles bon marché. Elle avait une sœur, plus âgée, mais on ne la voyait quasiment jamais.
Du moment où, avec Antonio, les adultes nous ont obligé à jouer avec Joanna Almiranti, je n'ai jamais pu me sentir terriblement à mon aise au contact d'une fille. Je lui trouvais énormément d'impudeur, on devinait aisément les formes de ses seins, ses cuisses étaient nues quasiment en toute saison. L'impudeur me dégoûte en général. Elle n'avait décidément pas le droit d'ajouter quoi que ce soit au malaise qu'elle suscitait par son handicap. On m'obligeait à l'embrasser, on prenait des photos sur lesquelles on se tenait la main, posant avec d'affreux anoraks colorés, et les années passèrent.
J'ai finalement cédé à quelque chose qui devait être de l'amour, quelque chose d'amer, de vif et d'obsessionnel, j'ai cédé à un émoi et un fourmillement s'est réveillé dans ma poitrine et dans mon bas ventre. J'ai éprouvé de l'excitation en la voyant se retourner péniblement sur son fauteuil et laisser le rebondi de ses hanches apparaître comme une vague. J'ai cédé et puis l'enfance était finie.
(...)