La vie suspendue, de Baptiste Ledan
Très jeune, Baptiste Ledan s'est fait remarquer pour ses nouvelles (1), et il aime manifestement inventer, imaginer et raconter des histoires. Raconter des histoires plaisantes mais aussi suscitant la réflexion.
La vie suspendue, son premier roman, est ainsi une jolie fable satirique et philosophique à l'humour léger qui nous transporte dans un ailleurs rêvé en rien évanescent que la précision des détails rend tangible. Un récit merveilleux s'inscrivant dans le sillage calvino-borgésien qui, parlant indirectement de la réalité, nous entraîne dans une "ville invisible" au temps suspendu et creuse la notion d'infini, impérissable et immortel.
1) Il fut à seize ans, avec Le Cahier, un des lauréats du Prix du jeune écrivain 2003 et à vingt-quatre ans du prix Don Quichotte de la nouvelle 2015 pour L'Eldorado – qui fut également distingué par lors du Prix du jeune écrivain
Le destin de Tomas Fischer, titulaire d'un doctorat de psychologie ayant abandonné une carrière universitaire pour devenir chauffeur routier, fut très vite marqué par la mort. Orphelin dès l'âge de huit ans, cet homme solitaire n'ayant pas véritablement d'amis intimes perdit en effet brutalement sa femme et ses deux enfants dans un accident de voiture. N'arrivant pas à se reconstruire, seul en des lieux lui rappelant sans cesse les disparus, il décide alors de quitter sa ville natale et de s'exiler à Lasciate, lointaine ville côtière protégée du monde par un désert de sel qu'il eut l'occasion de découvrir grâce à son métier.
Mais dans cette ville triste très réglementée, si calme, lisse et propre, les scientifiques semblent avoir trouvé comment rompre la malédiction divine originelle. Aussi, cherchant à préserver son secret, se ferme-t-elle aux étrangers : aux "Kouffoys". Tomas, se faisant des amis dans les marges de cette cité, réussira néanmoins à s'y installer, entamant une nouvelle vie dans la clandestinité...
Ville suspendue, Gilles Renard
Se déroulant essentiellement intra muros, hormis un voyage en Europe, le récit, agrémenté d'enquêtes policières, s'avère plein de péripéties et de suspense. S'inscrivant habilement d'une malédiction à l'autre (2) dans une construction cyclique, ou plutôt spiralaire, la narration à la troisième personne fait se succéder une bonne trentaine de courts chapitres suivant les étapes du parcours d'un héros dont la vie à elle seule est un roman, pénétrant notamment ses débats intimes et ses métamorphoses.
L'auteur nous ravit, outre par la richesse de son imagination, par la finesse et la malice de ses observations et de ses notations psychologiques. Pointant judicieusement certaines caractéristiques de notre société actuelle, il a de plus le mérite d'ouvrir un questionnement s'élargissant à ce qu'elles traduisent de notre rapport au monde, et d'aborder de manière subtile nombre de thèmes philosophiques touchant à la nature et à la condition humaines.
Le héros se confronte ainsi à la solitude foncière des hommes, à l'incommunicabilité entre les êtres comme à la difficulté à se connaître soi-même. Il s'interroge sur le sens de la vie, sur la mémoire et l'oubli. Il se demande si nos destinées relèvent de l'hérédité, de la fatalité ou de notre liberté de choix, et se pose des problèmes moraux : ce qui est juste équivaut-il à ce qui est bien ? Et, surtout, il aborde les dérives scientistes hygiénistes liberticides qui bouleversent notre rapport à la mort, et à la vie ...
2) De la malédiction de l'épigraphe à celle de l'avant dernier chapitre
Venice edition of Dante's Comedìa 1491
Poussant jusqu'à son terme la logique de certaines évolutions actuelles que la pandémie de ces deux dernières années a mises en lumière, Baptiste Ledan anticipe avec humour et grande fantaisie, mais non sans pertinence, "l'avenir radieux" qui semble se profiler.
Cette "ville invisible" hors du temps qu'il nous décrit de manière si évocatrice et amusante serait-elle une sorte de Paradis retrouvé ? Rien n'est moins sûr, du moins dans l'esprit de l'auteur. Car il lui a donné un nom non anodin à consonance italienne qui n'est nullement un nom de femme mais le premier mot du vers de Dante ornant la porte de l'enfer dans La Divine Comédie : "Lasciate ogni speranza, voi ch’intrate" !
L'infini en effet entraîne l'inertie et l'ennui, comme l'illustre le peuple des Immortels de la nouvelle de Borges (3), la vie trouvant son essence dans le désir consécutif au manque : à l'insuffisance du temps.
Et cette fiction nous détaillant ce que serait la vie suspendue nous ferait plutôt rejoindre Rousseau (4) et préférer notre enfer terrestre.
3) L'Immortel, dans le recueil L'Aleph
4) "Si l'on nous offrait l'immortalité sur la terre, qui est-ce qui accepterait ce triste présent ?", demande Jean-Jacques Rousseau dans L'Émile.
La vie suspendue, texte où s'imbriquent mille et une courtes histoires, est aussi un bel hommage rendu à la littérature par un écrivain lecteur.
Son héros, peut-être en vue d'un roman, a pris l'habitude de dresser des portraits de chacun de ses nombreux clients lascebberotes, conservant ainsi la trace de ces vies qui lui furent confessées. Et au travers des trente-quatre titres de ses chapitres évoquant un livre (5), de L'étranger à Remise de peine en passant par La Pitié dangereuse, La vie devant soi, Capitale de la douleur ou Le bruit et la fureur, Baptiste Ledan constitue une magnifique bibliothèque. Bibliothèque que complètera le vieil écrivain de Lasciate, Louis Bregos, qui dispense volontiers ses conseils d'écriture romanesque et ne se lasse pas de relire ses classiques : «L'Illiade et l'Odyssée, Les métamorphoses, La Divine Comédie, Les Contes de Canterbury, Don Quichotte, Les Pensées, Les souffrances du jeune Werther et Eugène Onéguine.»
Et, sans doute, la seule petite éternité à laquelle les humains peuvent prétendre passe-t-elle par la littérature. Car la littérature est «l'histoire de la condition humaine».
5) L'auteur y ménageant même un clin d'oeil à sa propre nouvelle L'Eldorado (à moins qu'il n'évoque l' Eldorado de Gaudé)
La vie suspendue, Baptiste Ledan, éditions Intervalles, 18 février 2022, 247 p.
Né en 1986, Baptiste Ledan a débuté son parcours professionnel dans un cabinet ministériel puis auprès d'une collectivité locale et à l'Assemblée nationale avant de rejoindre Sciences Po. Tout en enseignant dans cette école "la pratique professionnelle de l'écrit : discours, notes administratives, communiqués de presse", il travaille actuellement comme conseiller dans la haute administration publique.
Plusieurs de ses nouvelles ont été éditées : Le Cahier dans l'ouvrage collectif Dès la première seconde de solitude et autres nouvelles (Mercure de France, 2003), Janus aux éditions du Banc d'Arguin (2010) et L'Eldorado dans le recueil collectif L'idiot du Village et autres nouvelles (Buchet-Chastel, 2011). La vie suspendue est son premier roman.
EXTRAITS :
« Déjà le Grand Khan cherchait dans son atlas les plans des
villes que menacent incubes et malédictions : Enoch, Babylone,
Yahoo, Butua, Brave Nex World.
Il dit :
Tout est inutile, si l'ultime accostage ne peut être que la ville
infernale, si c'est là dans ce fond que, sur une spirale toujours
plus resserrée, va finir le courant. »
Italo Calvino, Les villes invisibles
Chapitre I – L'étranger
p.7
Jusqu'à l'âge de quarante ans, Tomas Fischer eut le goût des cimetières. Il s'y promenait comme l'on se rend à la campagne, pour trouver le calme et la sérénité. « Il y fait bon vivre : les gens sont polis, les allées bien entretenues et personne n'y parle trop fort, disait-il. L'endroit résume ce que nous sommes, pas grand chose, et ce que nous serons, rien. Un mélange de grandeur et de pathétique se dégage des monuments que nous édifions pour nos morts ; insuffisants - comment une pierre et des mots gravés pourraient-ils résumer une vie humaine ? - et excessifs - tant d'énergie consumée pour un cœur qui a cessé de battre. »
Tomas aimait disserter sur les cimetières avec ses amis ; ces conversations légères mettaient la mort à distance et donnaient l'illusion de la domestiquer.
La passion de Tomas pour les cimetières s'éteignit lorsque, à quarante ans et trois mois, il assista à l'enterrement de son épouse Céline et de ses deux enfants Elsa et Léo. (…)
Chapitre II – La ville invisible
p. 16
A Lasciate, les avenues sont larges. Le port accueille des bateaux de marchandises mais les croisières n'y font pas étape. Aucun chemin piétonnier n'a été aménagé pour permettre aux passants de longer la mer, dont les vagues rugueuses et désordonnées offrent un contraste brutal avec le reste de la ville. La nuit tombe tôt et les nuages dissimulent souvent la lumière du jour. Au cœur de l'hiver il arrive que la neige offre un peu de grâce à la ville en décorant les toits et en blanchissant les façades de crépi ; le lendemain elle se transforme en boue et Lasciate retrouve sa teinte naturelle grisâtre.
Les Lascerbberotes portent des vêtements bon marché fabriqués en Asie, se nourrissent de légumes importés et de fritures, lisent des romans policiers et regardent des séries télévisées produites aux Etats-Unis. L'organisation politique constitue la principale originalité de la ville qui est dirigée par un Conseil de Gouverneurs collégial dépourvu de présidence. Isolée du reste du monde par un désert de sel, la ville fut épargnée par les conquérants ambitieux, les empereurs mégalomanes et les armées sanguinaires. Trop reculée, dépourvue d'intérêt stratégique comme de richesses naturelles, elle vit en paix, loin du monde et de son tumulte.
(...)