Le Signal, de Sophie Poirier
"Le Signal", tel est l'étonnant nom donné à cette barre d'immeubles de quatre étages érigée à la fin des années 1960 «en première ligne» sur cette côte sableuse de Soulac balayée par les vents et l'océan : un nom qui aurait dû alerter car cette position vantée comme argument de vente fut aussi celle qui causa sa perte. «Il ne pouvait pas échapper à sa tragédie, le fatum c'est insurmontable.»
De grandes marées en tempêtes, les vagues vont en effet peu à peu ronger le cordon dunaire sans que rien ne soit entrepris pour protéger ce bâtiment abritant des appartements appartenant à des personnes peu fortunées, ayant souvent investi toutes leurs économies pour s'offrir le luxe d'une résidence secondaire ou principale avec vue imprenable sur la mer. Une résidence au confort inaltérable où ils pourraient passer leurs vieux jours et qu'ils pourraient transmettre à leurs enfants.
Le coup de grâce sera porté le 24 janvier 2014. Les déferlantes de l'hiver ayant avalé encore quelques mètres de côte, un arrêté de péril imminent est pris et l'évacuation définitive de l'immeuble décidée. Ses propriétaires ne disposeront que de quarante-huit heures pour obtempérer avant que gaz, eau et électricité ne soient coupés.
Dix mois après ce déménagement chaotique, Sophie Poirier, accompagnée du plasticien vidéaste Olivier Crouzel, vient à Soulac pour écrire un texte sur le front de mer qu'elle trouve poétique.
S'introduisant subrepticement avec son compagnon dans le bâtiment abandonné - qui ne s'est nullement effondré - au mépris des interdictions et avec l'excitation juvénile de l'aventure, elle va explorer et s'approprier ces lieux que les habitants n'ont pas eu le temps de vider totalement, laissant de nombreuses traces de leur passage. Et elle «tombe en amour de cet immeuble» qui va envahir ses pensées, stimuler son imagination et réveiller des souvenirs. Possédée par son sortilège, elle ne cessera d'y revenir, suivant son inéluctable dégradation au fil des années.
Comme l'indique son sous-titre, Le Signal est ainsi «le récit d'un amour et d'un immeuble». A l'aube de sa disparition définitive (sa démolition étant prévue pour 2022), c'est l'aboutissement d'une rencontre, la somme d'une relation qui enfanta déjà un reportage en janvier 2015 (Au signal nous disparaîtrons) et une fiction poétique commençant par «Il y avait des gens qui vivaient ici» et finissant par : «regarder la mer tous les jours, ça pouvait suffire à être heureux» (Quarante-six fois l'été). Et qui donna également lieu, avec Olivier Crouzel*, à un spectacle commun (une installation vidéo et sonore sur place à l'occasion de "la marée du siècle" en mars 2015) et une œuvre-vidéo intitulée Souvenir pour l'exposition Climat Océan du musée de La Rochelle.
* Le récit est suivi de 7 photos en double page d'Olivier Crouzel, malheureusement en noir et blanc. Mais on peut trouver sur le site de l'artiste de nombreuses photos couleur illustrant le propos du livre.
L'aventure du Signal illustre les rêves fous des hommes qui, dans l'euphorie des Trente glorieuses, ont élaboré des projections démographiques régionales délirantes et un ambitieux plan d'aménagement touristique du territoire préparant un avenir radieux pour Soulac. Et l'élargissement de la plage suite à l'arrivée du banc de sable de l'Amélie contribua également à faire oublier ces phénomènes d'érosion maritime des côtes meubles, pourtant encore bien connus en ces lieux au début du XXème siècle.
On inaugura ainsi un nouveau boulevard du front de mer et accorda en 1965 un permis de construire prévoyant une résidence de deux-cents logements sur la dune à moins de trois-cents mètres de la plage. Mais après le choc pétrolier et dans un contexte de remontée lente du niveau moyen de la mer suite au réchauffement climatique, ce projet immobilier s'arrêta aux soixante-seize logements déjà achevés, la résidence du Signal étant amputée de ses autres bâtiments. Une résidence dont ne subsiste plus aujourd'hui qu'une ruine.
L'homme ne peut s'empêcher de rêver et on pense à la folie édificatrice qui s'empara de l'Espagne au début des années 2000, laissant inachevée cette ville d'El Quiñon conçue par un rêveur mégalomane dont Anthony Poiraudeau nous retraça l'histoire dans Projet El Pocero, dans une ville fantôme de la crise espagnole (Inculte, 2013). Un récit qui, comme Le Signal, s'avère aussi, outre un documentaire précisant le contexte de cette édification, une déambulation poétique et une méditation philosophique sur le temps.
On aimerait que la qualité d'une architecture ne tint ni à sa démesure, ni à son aspect spectaculaire et/ou spéculatif, mais au rôle qu'elle joue, éthiquement, dans le paysage et les vies qui l'incorporent .
Comme l'annonce ci-dessus l'épigraphe d'Emmanuel Hocquard tirée de Ruines à rebours (éditions de l'Attente, 2010), c'est surtout le rapport de ce bâtiment au paysage et au vécu de ses modestes habitants que privilégie Sophie Poirier qui s'insurge contre le manque d'empathie de ceux qui (à juste titre à mon sens) qualifient cette barre de béton de "verrue" enlaidissant la vue. Et, tout en avouant que le Signal, cette «barre de HLM simpliste» tranchant avec l'architecture de la commune, ne possède pas de grandes qualités esthétiques, elle le trouve beau, élargissant ainsi la notion de beauté.
Sa beauté semble en effet relever d'abord pour elle d'une sorte de principe éthique d'égalité et de justice. Si les villas art déco de la commune ont été classées, personne ne veut sauver un appartement au Signal qui n'est «pas une villa (…) juste un T2 avec la plus belle vue du monde». «Plus beau, il aurait peut-être eu ses chances». Et les habitants du Signal, victimes de l'incurie des autorités administratives et d'un phénomène d'érosion connu ne rentrant pas dans la définition d'une catastrophe naturelle, auront de plus bien du mal à se faire indemniser.
Touchée par cet abandon et cette indifférence, l'auteure va jusqu'à personnifier cet immeuble qui, «dans sa solitude flagrante», lui apparaît «déchirant et majestueux» : «Je ressentais pour l'immeuble une affection personnifiée», «je le transposais dans un combat solitaire, usant de ses dernières forces pour ne pas vaciller».
Et sa dégradation va profondément l'affecter : «Comme une chair en train de pourrir, son dépouillement se faisait sous nos yeux, car les gens le vandalisaient, le dépeçaient». Jusqu'à ce que, suite aux opérations de désamiantage, il n'en reste plus qu'un «squelette».
Photo de Olivier Crouzel
Le Signal trouve également grâce à ses yeux car il prend merveilleusement la lumière du couchant et se fait le reflet du paysage environnant : «Il fallait le voir dans sa belle lumière du soir quand la mer se retirait au loin et qu'on le regardait depuis l'eau. L'équilibre de sa forme radicale, le soleil qui brillait dans ses vitres, cette couleur beige qui éclatait – on peut dire de mille feux, il avait l'air en or. »
Un immeuble qui, les jours de brouillard, disparaît «dans une opacité blanche» comme «effacé du paysage», image tragique de notre destin. Qui, ouvert à tous vents au fil des vandalisations et des travaux de «désossement», invente un «paysage nouveau de la mer en transparence, presque en symbiose.»
Mais c'est surtout la vue de l'intérieur qui fascine l'auteure dans une sorte de «contemplation intranquille», de contemplation hypnotique à dimension quasi métaphysique : «La seule chose qui m'intéressait, c'était la vue, voir l'océan depuis l'intérieur» car «quand nous entrons dans un appartement, nous plongeons aussi dans ce paysage, son mouvement et son bruit».
«A chaque fenêtre, la vue dans la mer, donnant en fonction du dessin de la brisure dans la vitre une forme géométrique singulière, comme un mandala aigu et coupant, les vagues derrière, l'immensité verte.»
Entrer dans le paysage et s'enfoncer dans le mystère du monde.
Julie Rasplus / FranceTV Info
Avant que les derniers travaux ne le réduisent au béton nu, chaque appartement, tant dans son décor que dans les objets hétéroclites abandonnés dans la précipitation et le déchirement du départ, portait la marque de la singularité de ses propriétaires : «se succédaient ainsi des décors et des histoires».
Le Signal, témoigne ainsi de ces vies heureuses de vacanciers dont il est encore imprégné tout en apparaissant comme une sorte de musée d'une époque disparue. Et l'immeuble renvoie avec émotion l'auteure à ses souvenirs, se faisant mémoire de son propre passé. Semblant commander à son imaginaire, il lui fait inventer inlassablement des histoires qu'elle met notamment en scène dans les appartements qui l'ont le plus frappée. Le Signal est en effet «romanesque» et l'auteure le peuple «d'amis imaginaires, donnant naissance à des chapitres».
Sophie Poirier mêle ainsi des vies et des histoires qui se perdent «dans la ligne du temps infini» et le Signal, contrairement au rêve qui l'a porté, se mue en symbole du dépérissement de toute chose et de la fragilité de nos existences, nous alertant comme une sorte de "memento mori" et venant alors pleinement justifier son nom.
Sophie Poirier, Le Signal, Inculte, Février 2022, 140 p.
Sophie Poirier est née en 1970 et habite Bordeaux. Elle a animé des ateliers d'écriture et écrits des chroniques pour plusieurs supports culturels. Elle collabore avec de nombreux artistes et publie des livres très divers.
On peut lire plusieurs passage du livre : ICI