L'Errance et le Rire, sous la direction de Ralph Ludwig
S'articulant sur la thématique intrinsèque au monde créole de l'errance et du rire, et mêlant avec bonheur petits essais et récits plus ou moins fictionnels, un intéressant recueil collectif consacré à la littérature antillaise contemporaine vient de sortir chez Gallimard dans sa collection Essais/Inédit. Il en illustre et étudie en effet la diversité et la grande vitalité tout en mettant en lumière sa spécificité héritée de l'histoire : une «authenticité spécifique de la narration» se combinant avec «une indéniable valeur transnationale, voire mondiale».
L'errance et le rire, Un nouveau souffle de la littérature antillaise a été élaboré sous la direction de Ralph Ludwig, philologue allemand ayant beaucoup travaillé sur la linguistique et la littérature des Caraïbes. Dans une longue et érudite préface, ce dernier analyse l'enracinement et les dimensions de la narration antillaise moderne depuis la «parole de nuit»(1) - de cette nuit au cœur de laquelle sont nées «les réalités et les mythes du conteur et de l'esclave marron». Il y explore les origines et les multiples déclinaisons de l'errance et du rire ainsi que leur incidence sur «les formes et les structures de l'écriture littéraire», et montre comment une nouvelle génération d'auteurs, ouvrant de nouvelles perspectives esthétiques, «remet en question les appréhensions quant à l'écriture littéraire ainsi que certaines visions culturelles et idéologiques».
La courte préface a, elle, été confiée à la jeune romancière Kaouther Adimi qui clôt cet ouvrage en évoquant l'humour caractéristique du peuple algérien, de la guerre d'indépendance au Hirak en passant par la décennie noire et le tremblement de terre d'Alger.
1) En référence à Écrire la «parole de nuit», ouvrage collectif qu'il a dirigé (La nouvelle littérature antillaise, 1994)
Si la préface est en elle-même un essai de près d'une trentaine de pages, auquel s'ajoutent dans la seconde partie (Penser l'errance et le rire) les courtes contributions de six des auteurs déjà sollicités dans la première, c'est bien la narration antillaise qui est mise en avant, et que l'on peut juger sur pièce, indépendamment des commentaires. Narrer l'errance et le rire réunit ainsi quatorze auteurs haïtiens, martiniquais ou guadeloupéens (certains ayant quelques accointances guyanaises), dont quatre femmes (2). On notera de plus que deux récits et un essai sont présentés en version bilingue (français/créole).
A cette thématique de l'errance et du rire s'associe de manière très prégnante celle de la mémoire collective, si lourde à porter. Notamment dans le récit Voix mêlées d'outre-monde et l'essai Rire et dérire en pays créole de Raphaël Confiant, ainsi que dans les essais Les bas fonds de la mémoire de Louis-Philippe D'Alembert (nous ramenant dans un «pays-temps perdu») ou Puisque nous sommes rire de Gaël Octavia qui sonde ce rire de survivance et d'insolence («prix de l'errance et de l'enfer») acquis par l'expérience collective.
Quant au souvenir individuel empreint de la nostalgie de l'enfance et/ou du pays quitté, il inspire nombre de récits dont Lueur d'errance de Néhémy Pierre-Dahomey, ou Nouvelle cité – Errance en enfance de Michel Duplan.
https://pluton-magazine.com/2017/10/09/dossier-origines-de-fanm-poto-mitan-evolutions-limites/
Même si les femmes auteures sont minoritaires dans ce recueil, elles montrent bien, comme le constate Ralph Ludwig dans sa préface, que «le regard social féminin gagne (...) en prépondérance» dans cette nouvelle littérature.
Le rire prend ainsi souvent une dimension féministe inattendue chez Gaël Octavia et Gisèle Pinaud. Et j'ai ainsi retrouvé dans Le ladja des rieuses mélancoliques de la première, et découvert dans Gloria, les chemins-chiens, une attention soutenue à la femme antillaise et le désir de casser les clichés. On notera aussi l'essai de Mérine Céco, L'errance et les femmes : au cœur d'un oxymore qui éclaire la thématique de l'errance et du rire au prisme de la "matrifocalité" traditionnelle des sociétés créoles, s'attaquant au mythe du "potomitan" comme l'avait fait Gaël Octavia dans son premier roman La fin de Mame Baby.
2) Des contributions de Mélissa Béralus (récit bilingue + essai bilingue), Mérine Céco (récit + essai), Raphaël Confiant (récit + essai), Louis-Philippe Dalembert, Jean D’Amérique, Miguel Duplan, Frankito (récit + essai), Gaël Octavia (récit + essai), Néhémy Pierre-Dahomey, Gisèle Pineau, Hector Poullet (récit bilingue), Christian Séranot, Lyonel Trouillot (récit + essai) et Gary Victor
(Sept pages sont par ailleurs consacrées à la présentation de chacun de ces auteurs, ainsi qu'aux deux préfaciers.)
Si aucun de ces petits récits n'est dénuée d'intérêt, il serait fastidieux de tous les évoquer et je me contenterais de mentionner ceux qui m'ont le plus marquée.
J'ai particulièrement apprécié Rire sous errance de Marine Céco qui imagine et met en scène avec humour, finesse et profondeur une rencontre parisienne entre Joséphine Baker et Aimé Césaire en 2013 (!), savourant sa manière de confronter les regards des Blancs et des "Nègres" sur cette sensuelle danseuse noire et sur le "nègre du tramway" du Cahier d'un retour au pays natal.
J'ai été emportée et touchée par l'élan et la beauté de l'écriture poétique de Raphaël Confiant, par «tout ce charroi de rêves anciens» des éperdus de la fuite qui se sont succédés sur la "drive"(3).
Et j'ai beaucoup ri avec La longue queue du lapin malicieux de Frankito, dont le narrateur raconte un conte traditionnel à une vieille Malgache impotente émerveillée tout en lui faisant traverser un boulevard à petit pas au grand dam des automobilistes impatients. Un texte suspendant le temps, où s'affrontent et se conjuguent, dans un subtil et hilarant décalage, modernité et tradition, réel et imaginaire. Son essai Au miroir du conte et des blagues analysant la spécificité du comique du conte antillais (notamment au travers de ses protagonistes Lapin et Zamba ou Ti-Jean l'Horizon) et son impact actuel vient de plus prolonger ce récit. Et ce bel hommage littéraire aux contes et conteurs de son pays rejoint celui que Néhémy Pierre-Dahomey adressa, dans son second roman Combats, à ces "lodyanseurs" du XIXème siècle qui initièrent le passage de l'oralité à l'écriture, donnant naissance au roman haïtien.
Un riche et instructif recueil d'un prix très accessible qui donne un bon aperçu du «nouveau souffle de la littérature antillaise» : une littérature qui manifestement se porte extrêmement bien.
3) https://www.jstor.org/stable/41103956
L'Errance et le Rire, Un nouveau souffle de la littérature antillaise, sous la direction de Ralph Ludwig, Folio, février 2022, 330 p.
EXTRAIT :
Mérine Céco
Rire sous errance
p.76/77
(…)
- Et nous autres Nègres, que voyons-nous ?
Je ne sais pas pourquoi j'insiste autant.
- Nombre des nôtres me jugent et me condamnent. Pour eux, je bestialise notre négritude, je me donne en spectacle devant les Blancs. Je me soumets à l'image qu'ils ont de nous, m'explique-t-elle avec beaucoup de calme.
De nouveau, le silence. Pesant.
Elle reprend :
- Ils ne comprennent pas que ma danse s'approprie les apparences, les fétiches, les clichés, pour mieux simuler un décalage, une absence. L'érotisme que j'affiche sans complexe dit l'errance de mon corps, sa spectralité. Ils ne comprennent pas. Ils ne voient que ces Blancs qui projettent sur mon corps leurs fantasmes coloniaux.
Puis elle enchaîne :
- Et leurs rires à tous, lâches et conquérants. Et mon rire qui se coule dans le mouvement de mon corps qui danse, dans mon corps qui fuit mais n'arrête pas de se mouvoir, de mon corps qui tournoie dans sa cage, corps en vadrouille qui fait de moi une négresse en errance, mais qui, pour eux, n'est qu'une négresse qui se dandine et rit sottement.
Et moi de murmurer en soupirant :
- Un peu comme mon nègre-pongo.
(…)
Raphaël Confiant
Voix mêlées d'outre-monde
p.86/87
(…)
Tu les vois tous – le Caraïbe-Kalinago enfiévré de tabac, le Nègre-marron habité d'enrageaison salvatrice, l'indien-Coulie qui se faufile au diable-vauvert, le Chinois-marron assoiffé de parties de mah-jong, la Syrie-Liban qui ne veut plus jouer la comédie du colporteur affable et bavardeur, le Blanc-marron pétrifié – et chacun d'eux se prolonge en toi. Oui, Toi-Même ! Leur colère, entremêlée de l'insondable d'une détresse, te pétrit. Te modèle, te forge, te taraude, te brusque. Leurs voix ont défié le Temps. Leurs voix d'outre-monde !
Il est alors l'heure de t'échapper-descendre.
Est-ce miracle si tu retrouves ton chemin sans sourciller ? Si les branches extravagantes d'un pied-zamana te font comme inexplicable haie d'honneur ? Si crevasses, chausses-trappes, rideaux d'herbe-à-piquants, bêtes longues faussement assoupies, n'accorent plus ton balan. (...)
Frankito
La longue queue du lapin malicieux
p.139/140
(...) Un malheur n'arrivant jamais seul, le hennissement d'un cheval s'éleva de l'autre bout de la savane. Le père Louwa, sur sa monture, approchait au petit trot accompagné du Compère Tigre, son redoutable lieutenant. Ils avaient aperçu Lapin qui, hélas, ne pouvait plus s'enfuir.
Lucienne ne se souciait plus de l'embouteillage que notre interminable traversée créait sur le boulevard. Le déchaînement des insultes et des avertisseurs avait repris lorsque le feu était redevenu vert. Un automobiliste était descendu de sa berline et nous priait, le poing serré, de dégager nos "gros culs" de sa route. Mais, insensible au capharnaüm ambiant autant qu'au credo des défenseurs de la cause animale – lesquels trouveraient sans doute ce conte abominable -, elle m'encourageait à poursuivre. Après avoir prié l'automobiliste de regagner sa "bagnole de merde" sous peine de recevoir mon pied dans sa sensibilité, je repris mon fabuleux récit.
- Krik ?
- Krak !
(...)