Voilà comme j'étais : Autobiographie posthume de Sade, de Marie-Paule Farina
Depuis son premier ouvrage Comprendre Sade (Max Milo, 2012), Marie-Paule Farina s'attache tant à réhabiliter cet homme qui "entre 27 et 74 ans, n'aura passé que dix ans à l'air libre" qu'à démystifier son œuvre.
Après ce pédagogique petit livre destiné au grand public, elle s'est en effet focalisée sur l'homme puis sur son oeuvre dans deux importants essais. S'appuyant sur sa correspondance et sur son journal, elle nous dépeignit ainsi un homme d'esprit au cœur pur et au "corps combustible" bien inoffensif dans Sade et ses femmes (L'Harmattan, 2016). Tandis que, mettant en lumière la grande gaieté de son œuvre burlesque dans Le rire de Sade, essai de sadothérapie joyeuse (L'Harmattan, 2019), elle décrypta en profondeur ses écrits – et notamment ses romans noirs obscènes -, les croisant et les re-situant dans leur contexte historique pour nous permettre de distinguer quand cet ironiste dit vrai et quand il s'amuse à mentir.
Et même ses deux essais suivants nous renvoient indirectement à Sade. Flaubert, les luxures de la plume (L'Harmattan, 2020) nous montre ainsi combien le sens du grotesque de l'écriture flaubertienne lui est redevable. Et Rousseau, un ours dans le salon des lumières (L'Harmattan, 2021) instaure souvent une sorte de dialogue entre Sade, Flaubert et ce philosophe dont ils furent tous deux de grands admirateurs.
Nourrie de nombreuses années de fréquentation de l'oeuvre sadienne et de recherches, Marie-Paule Farina revient aujourd'hui à Sade avec Voilà comme j'étais, nous proposant une autobiographie posthume fidèle à la vérité des faits historiques et s'appuyant toujours, outre sur son journal, sur nombre d'écrits de l'auteur (1). Mais, l'essayiste s'effaçant, elle utilise la première personne pour recréer la subjectivité et accéder à la connaissance intime de Sade : à sa propre vérité.
Telle Alice, elle passe ainsi à travers le miroir pour retrouver son monde imaginaire et définitivement casser le reflet mensonger qu'il nous renvoie. Et, contrairement à ce que pourrait laisser suggérer l'épigraphe de Lewis Carroll, elle ne saisit pas le crayon du roi pour écrire à sa place : c'est bien en effet toujours «le roi qui tient le crayon d'Alice et lui souffle son texte».
1) Qui se distinguent par une taille inférieure de caractères et se présentent sans guillemets dans un interligne décalé, réduit à gauche comme à droite
Ce nouvel opus apporte encore une autre perspective sur Sade et son œuvre, sur ce libertin aux plaisirs certes singuliers qui fut enfermé vingt-cinq ans sans avoir jamais commis de crime, sans avoir fait de mal à personne, ses idées n'étant que des chimères «au-delà de toute exécution». Un homme sur lequel s'acharnèrent sa belle-famille puis celle de ses fils, que l'on déposséda de ses biens mais aussi trop souvent de ses écrits. Que l'on déposséda de tout pour avoir toujours refusé de «réformer [son] style et de baiser le cul du Pape».
Il éclaire comment cet homme a pu survivre à tant de méchanceté et d'injustices, a pu garder une telle force d'esprit pendant tant d'années d'enfermement sans céder à la folie. Comment, malgré tout, il a vécu intensément et joyeusement en montant ses «petits tréteaux carnavalesques», riche de ce «pouvoir d'enfanter encore et toujours les personnages chimériques peuplant à [son ] gré les culs de basse-fosse où [on l'a] régulièrement enterré».
L'originalité de cette autobiographie est que Sade y reconstitue sa vie au prisme du théâtre, ce dernier prenant le pas sur ses mémoires.
Construite en deux actes précédés d'un prologue et séparés par un entracte, tout comme sa longue détention s'effectua en deux temps séparés par onze ans de liberté, elle donne voix au Sade vieillissant, mais nullement dépossédé de son imagination, qui fut «détenu à l'hospice de Charenton sans autre forme de procès et au mépris de toute légalité». Un Sade transformant «en conte d'anthropophages toutes les horreurs (…) vécues sous la terreur» et riant comme un enfant «d'avoir inventé tant de fariboles capables d'en imposer aux imbéciles sévères, noirs et constipés».
Et si on n'y trouve pas ce troisième acte – que Sade espéra toujours -, comme dans toute bonne comédie -, c'est qu'il ne fut jamais libéré et y mourut à soixante-quatorze ans.
« Du plus loin que je me souvienne, j'ai toujours chanté et joué la Comédie. »
Comme l'affirme l'incipit du premier acte de ces «Mémoires de [sa]vie», Sade a pris conscience de son existence «en dansant, entouré de chanteurs et de danseurs provençaux», chacune de ses arrivées en Provence étant «prétexte à une fête». Fête qu'il recrée un temps à sa manière durant ces treize années passées chez les fous.
L'hospice de Charenton (2) qu'il retrouve lors de sa seconde incarcération en tant que «malade de la police» bénéficiait alors en effet de conditions privilégiées grâce à son bienveillant directeur qui avait toujours cru «aux vertus thérapeutiques du théâtre sur la maladie mentale». Dans cet établissement modèle affichant de probants résultats, on montait ainsi des spectacles mêlant aliénés et comédiens professionnels auquel le public était convié. Et dans ces lieux lui permettant promenades, rencontres et discussions – du moins dans les premières années de son internement -, Sade fut chargé non seulement de composer les pièces mais d'en diriger les répétitions, donnant de plus des cours de déclamation.
A Charenton, il déborde ainsi d'activités car il ne se contente pas de ces occupations théâtrales destinées aux aliénés. Outre qu'il y tient régulièrement son journal, il ne cesse en effet d'écrire et de réécrire, d'accumuler réflexions et notes concernant de multiples projets, tout en revisitant sa vie «pour cracher à l'extérieur ce qui, du passé, [lui] reste encore sur l'estomac». Et les deux actes de cet ouvrage sont ainsi divisés en de multiples séquences reflétant ce foisonnement plein de vitalité - mais en rendant la lecture un peu confuse (du fait de nombreux retours en arrière non exempts de recoupements et répétitions).
2)https://lostincharenton.wordpress.com/2014/04/21/quand-le-marquis-de-sade-faisait-danser-charenton/
« Je ne suis qu'un homme qui a la folie du théâtre et qui a joué tout ce qu'il vivait comme il aurait interprété un rôle du répertoire. »
Le théâtre fut essentiel à Sade qui toujours aima rire et faire rire, et joua tous les rôles en construisant des mystifications. Qui, «passé à la Comédie et à l'imitation des hommes de qualité inférieure», abandonna la noblesse de l'alexandrin pour le «burlesque octosyllabe», «le mélange du haut et du bas» étant sa «marque de fabrique».
Mais si l'action thérapeutique du théâtre s'avère manifeste chez les fous, ce dernier ne remplit chez Sade qu'une fonction préventive l'empêchant de sombrer dans la folie. Le théâtre en effet, s'interposant «entre eux et le monde», remplace le délire chez les premiers. Alors que chez Sade au contraire il enfante le délire, l'enveloppant de cette «carapace de mots, d'images, de métaphores, de personnages» qui seule lui permit de supporter la réalité : tous les maux qu'on lui fit si longtemps endurer.
Voilà comme j'étais, cette étonnante autobiographie fictive posthume en forme de comédie, achève ainsi de redresser l'image de Sade passée à la postérité. Et si l'immortalité à laquelle aspirait Sade était bien de «rester un moment dans le cœur de quelques personnes qui [l']aiment», nul doute de la réussite de cet objectif par delà les siècles dans celui de Marie-Paule Farina.
Voilà comme j'étais : Autobiographie posthume de Sade, Marie-Paule Farina, éditions des Instants, 7 avril 2022,280 p.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Marie-Paule_Farina
p. 11
Rédiger des confessions, des mémoires, il faut réserver cela à la vieillesse quand l'imagination est tarie, la mienne est bien vivante et pourtant j'éprouve une sorte de besoin de me raconter. Est-ce la sénilité qui me pousse à écrire pour moi-même, et pour moi-même seulement, ce que l'on a exigé de moi à tant de reprises et que j'ai toujours refusé de livrer à la curiosité de mes contemporains ?
Ordonnez donc, leur disais-je comme la Durand
et vous serez servis : tous les individus, toutes les
nations, tous les sexes, tous les âges, toutes les
passions, toutes les débauches, tous les crimes,
tout … tout est à vos ordre ici.
Mais rien ne les contentait, et malgré mes prouesses d'écriture, malgré l'assurance que je leur donnais sans cesse de ne peindre que d'après nature, ils exigeaient encore plus de moi.
Eux : Dès que vous révélez à nos eux les mys-
tères de la nature, pourquoi craindriez-vous de
nus dévoiler ceux de votre maison ?
Moi : Parce que ceux de la nature sont à tout
le monde, et que ceux de ma maison n'appar-
tiennent qu'à moi. Je puis d'après cela, les avouer
ou les taire, suivant ma volonté : or elle n'est pas
de vous les dire.
Me connaître était le dernier de leur souci. Ils me demandaient de me raconter, mais ils n'attendaient du monstre Sade que des détails croustillants sur ses transgressions et ses crimes.
Du cul !... Du cul !... Du cul !...
(...)