Seins noirs, de Watson Charles
On retrouve dans Seins noirs, le dernier ouvrage poétique de Watson Charles, les accents lyriques, charnels et oniriques qui nous avaient déjà séduits dans Le chant des marées.
Dans ce recueil d'un peu plus de quatre-vingt-dix poèmes en vers libres se répartissant en cinq parties inégales, le poète haïtien poursuit sa quête erratique, remontant à la source de sa poésie pour en comprendre l'essence.
Et, comme le suggère d'emblée la citation de Léopold Senghor en exergue invoquant cette "femme nue, femme obscure" dont la bouche "fait lyrique [sa] bouche", il semble souvent s'adresser à cette mystérieuse femme-muse nourricière originelle : à une femme noire dont le corps enfanterait sa poésie.
Une poésie pour surmonter les souffrances du monde et les pesants silences de l'histoire. Un «chant sybillin» permettant au poète d'exister :
«Le poème me surprend
Et je deviens réel»
D' être vivant :
«Tu déterres les mots
Ceux qui me rendent vivant »
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Peinture de Marie-Guillemine Benoist
Riche de quarante-six poèmes, la première partie éponyme, Seins noirs, la pus étoffée, plonge le poète dans les mystères de l'inspiration :
«Je rentre dans la nuit
Pour aller à ta rencontre» (p.33)
«Parfois dans la nuit
Je traverse ton corps» ( p. 23)
Un poète puisant dans la nuit, dans le rêve, le souffle de la poésie : ce «vent qui irrigue le monde» et permet «la germination».
Outre qu'il recourt fortement au champ lexical de ce «vent qui nous fait vivre», du souffle et de l'ouragan, l'auteur y file constamment la métaphore revivifiante de l'eau sous toutes ses formes :
«Seule la soif dira la genèse des champs de blé
Et l'eau des ruisseaux sortira de tes seins» (p .16)
Et il célèbre ainsi ce chant de la poésie qui redonne vie :
«Ma bouche est pleine de fleurs
Comme ce chant qui nous ravive» (p.53)
Dans la deuxième partie, Etreinte, beaucoup plus courte, le poète prend conscience de la vanité de la poésie.
Etreindre la nuit n'est qu'une «illusion», «un gouffre», car la vie est «suspendue au bord du vide» et nous sommes voués au «néant» :
«J'entends les chants brisés
Sous la pierre tombale
Et les paroles en déroute» (p. 68)
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Un peu à la manière d'Aimé Césaire, Watson Charles remonte le temps avec les mots, éclairant cette «souffrance à n'en plus finir» dans la troisième partie (Corps) :
Mes yeux ne sont que plaies béantes
Habitant d'autres royaumes
(Au dessus de nous
Les chiens suspendent leur langue)
Les arômes du pays
sont des corps mutilés
comme ceux du négrier
Tant de vies arrachées
A ce continent banni
Des mains liées
Comme mon cœur
Qui n'a point de chanson
(p.82)
Et il revendique le corps africain de sa poésie :
«Dis aux pélerins
Que mon souffle
Est fait de chants
Et de sang d'Afrique » (p. 83)
La courte quatrième partie (Abîmes) vient «conjurer ce gouffre» séparant le poète de tous ces morts :
«J'entends les peuples
sur les rives du fleuve
s'adressant aux vivants » (p. 105)
Et, «tel un voyageur/ A la langue magicienne», il revivifie leur parole tue :
«Je regarde le passé
telle une fleur accrochée au soleil
Je sais que mon visage
est celui de mes ancêtres» (p.116)

«Ci-gisent
des siècles battus à mort
des temps écoulés tels des ressacs
écumants» (p.121)
Quant à la cinquième partie conclusive à tonalité universelle (Etincelle), ne comportant qu'un seul ample poème, elle exalte la fragile étincelle de cette parole poétique qui ranime à chaque instant la vie : ce ressac écumant qui «délivre le temps».
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Seins noirs, Watson Charles, Aethakidès, 19 mai 2022, 128 p.
A propos de l'auteur :
Né en 1980 à Haïti, Jean Watson Charles vit à Paris.
Outre de nombreux ouvrages de poésie, il a publié un recueil de nouvelles, Le goût des ombres (PhB éditions, 2020) et un roman, Le ciel sans boussole (Moires, 2021)