Tala Yuna, de Charles Aubert

Publié le par Emmanuelle Caminade

Tala Yuna, de Charles Aubert

Osant prendre le risque de sortir de sa routine après le succès de ses trois premiers romans aux noms de couleurs et de danses (1), Charles Aubert a réussi à s'arracher aux attachants personnages de sa trilogie provençale policière à tonalité poétique teintée d'orientalisme.

Toujours narré à la première personne par un héros semblant assez proche de l'auteur, Tala Yuna s'avère en effet un roman à l'univers bien différent, même s'il reprend des thèmes déjà très prégnants dans les trois premiers, à commencer par celui de la fuite de la grande ville pour se rapprocher de la nature et d'un monde plus authentique, du besoin de compenser le manque d'un long abandon en (re)nouant des relations avec le père, ou du rôle de phare joué par la femme aimée ... Et il développe aussi un magnifique personnage d'innocent (2) déjà brillamment esquissé dans Vert Samba.

Il s'agit d'un roman d'aventures placé sous le signe de l'océan (et dans une moindre mesure de la forêt) n'ayant rien à envier aux grands classiques ayant bercé notre jeunesse et se rapprochant souvent du "nature writing", mêlant Henry David Thoreau à Jim Harrison. D'un roman initiatique à la belle écriture métaphorique et à la tonalité onirique qui vient prolonger une réflexion sur la vie déjà engagée dans la précédente trilogie - et particulièrement dans son dernier volume (3) -, et qui prend une dimension allégorique.

 

1) Bleu Calypso, Rouge Tango et Vert Samba

2) Le personnage de Ringo, demi-frère de Sam, déclinant différemment celui du jeune Tahitien Tao, image de candeur et d'innocence, dans son précédent roman

3) Dans lequel il exaltait cet art de savoir discerner et saisir une opportunité : "la vie faisait aussi des cadeaux. Il ne fallait pas l'oublier et savoir rester suffisamment attentif et ouvert pour les accueillir quand ils se présentaient à vous."

 

 

"La vie, ce n’est pas d’attendre que les orages passent, c’est d’apprendre à danser sous la pluie", affirme la citation faussement attribuée à Sénèque (4) placée en exergue du livre et éclairant le sens du titre de ce roman - qui nous sera révélé progressivement. Et les orages, notre héros va devoir en affronter d'une rare intensité, tant au propre qu'au figuré.

 

Jonas Duval, écrivain à succès peinant à être présent au monde, traverse une crise depuis que sa femme Elisabeth l'a quitté, et son manuscrit en cours est «en rade» depuis six mois. Abandonnant son portable pour se déconnecter du monde et quittant la grande ville animée où il résidait, il va partir à la recherche de ce père qui rêvait de vivre loin de la civilisation et abandonna sa mère juste avant sa naissance, sans même avoir eu envie de le connaître. Une quête du père se doublant d'une quête de soi.

Ne disposant que du patronyme paternel et d'une vieille photo, il se rend dans cette baie du nord «aux mille et une îles» dont, aux dires de sa mère, il parlait sans cesse. Et alors que la première tempête automnale s'annonce, il va s'embarquer avec Sam, un ambivalent et inquiétant marin, pour suivre la trace de Tom...

Jonas s'engage ainsi dans un mystérieux et palpitant voyage plein de suspense qui le mènera d'île en île : des îles à l'accès difficile bordées de falaises et de récifs et couvertes de forêts inexplorées. Il y affrontera non seulement la terrible violence des éléments mais aussi celle des hommes, plongeant dans les ténèbres tout en rencontrant une femme lumineuse au charisme extraordinaire qui lui fera découvrir cette nature sauvage, l'initiera aux «énergies qui la parcourent» et à la beauté du monde.

Un voyage qui conduira le héros au degré maximal de cette échelle de Beaufort (5) servant de deuxième épigraphe à ce roman, et dont l'homme comme l'écrivain reviendront changés, l'histoire de Jonas (6) étant celle d'une renaissance.

4) Bien que de nombreux sites internet attribuent cette citation à Sénèque (sans jamais la sourcer), on n'en trouve nulle trace dans ses écrits

5) Echelle allant de 0 à 12 basée sur l’observation des effets du vent sur la mer et la terre, qui permet de mesurer approximativement la force du vent, et est d'un usage universel dans la marine

6) Du point de vue chrétien, le mythe de Jonas (prophète dans les trois religions monothéistes) symbolise la renaissance à la vie éternelle après la mort. Pour Mircea Eliade, Jonas sortant du ventre du poisson, c'est l'homme quittant la matrice et naissant à une seconde vie.

 

 

 

Charles Aubert structure son roman avec brio, d'une manière aussi originale que signifiante.

Après un magnifique "prologue final" nous faisant pénétrer dans un monde intérieur onirique, la narration repart linéairement du commencement - cette qualification oxymorique de ma part ne faisant qu'attirer l'attention sur un procédé reflétant les «étendues à l'identité trouble» dans lesquelles se déroule cette histoire où se rejoignent «les fins et les commencements».

Le récit se divise ensuite en treize parties reprenant les degrés successifs de l'échelle de Beaufort pour marquer sa montée en puissance jusqu'au coup de théâtre final (7), le héros finissant par renaître dans le trente-neuvième et dernier chapitre, après ce chaos destructeur tant humain que météorologique.

Et, dans une sorte d'exercice oulipien très maîtrisé, l'auteur intègre en italique les formulations (souvent étrangement poétiques) de ces observations des effets du vent sur la mer, non seulement en exergue de chacune d'entre elles mais aussi dans l'incipit ou le cœur de leurs chapitres.

7) Un coup de théâtre qu'on ne voit pas venir tant l'auteur en a subtilement disséminé les indices tout au long de son récit

 

Un roman onirique

 

Tala Yuna est un roman à tonalité onirique nous entraînant dans un voyage imaginaire.

L'auteur, certes, dresse des décors réalistes et donne chair à ses personnages (8), les lançant dans des situations vraisemblables, parfois même très terre à terre, et usant notamment d'un riche vocabulaire nautique très spécialisé qui, malgré sa touche poétique dépaysante, nous ancre fermement dans le réel.

Mais, contrairement à la trilogie, ce roman se déroule en des lieux incertains, dans une région de bûcherons et de pêcheurs, de vent, de pluie et de neige qui nous renvoie de manière indistincte à tous ces récits d'aventures essentiellement nord-américains (9) ayant nourri notre imaginaire, l'auteur y faisant même référence à quelques œuvres et auteurs. Tom, le père, est ainsi évoqué comme «proche de Robinson Crusoé», Sam fait penser au Capitaine Bligh dans Les révoltés de la Bounty et un restaurant a pour enseigne Le Pequot, nom du baleinier du capitaine Achab dans Moby Dick ! Tandis que le narrateur a dévoré, enfant, «James Fenimore Cooper, Mark Twain et Jack London »...

Quand le héros, poursuivant «une sorte de rêve», entrevoit pour la première fois cette bourgade côtière où il a réservé une chambre dans un hôtel, elle lui apparaît «comme une ville fantôme» qui n'est pas plus nommée que la grande ville d'où il vient. Et une fois arrivé «au bout de la route, au bout du continent, au bout du quai», il trouve «une bâtisse grise agenouillée devant l'océan», à la lisière d'un autre monde, d'un autre royaume.

Pénétrant dans cet entre-deux, «s'enfonçant toujours plus loin dans les limbes», il va naviguer vers ces archipels «aux mille et une îles» semblant «hors du monde» qui déclinent poétiquement des nuances de couleurs. Un voyage «vers l'archipel bleu, vers la vie sauvage» qui va «changer à jamais le cours de [sa]vie», sur un océan s'associant symboliquement tant aux abysses, à ces profondeurs que n'atteint jamais la lumière, qu'aux reflets de cette dernière scintillant à sa surface. Sur un océan bien réel mais s'ouvrant sur les horizons infinis de l'imaginaire.

A l'instar de Jonas passant à travers des bancs épars de brume «flottant  tels des petits fantômes» comme s'il évoluait «dans des dimensions différentes», le récit semble ainsi étrangement avancer parallèlement sur deux fronts dans une subtile mise en abyme, l'atmosphère de cette histoire devenant progressivement «surréelle».

8) Hormis le héros dont il nous est donné que très peu de détails quant à son aspect physique

9) le motif récurrent de la chemise (puis de la couverture) à carreaux nous renvoyant au Canada

 

Une allégorie de l'écriture

 

Charles Aubert, jouant habilement des mythes, des symboles et des métaphores, conduit magistralement son récit sur plusieurs niveaux. Et Tula Yuna peut s'interpréter, le prologue nous y autorise, comme une allégorie de l'acte d'écrire mettant en scène un auteur «cherchant l'inspiration au plus profond de lui même», cherchant la trace d'une «lumière perdue» dans les reflets miroitant sur la surface de la mer. Et l'excipit du roman (p.315) fait écho à ce prologue :

«J'ai ouvert le carnet sur une page blanche. Puis je me suis tourné vers le large en quête d'une lumière qui viendrait me guider dans la recherche d'un souffle nouveau. Une lumière qui serait plus qu'une lumière, plus que le simple signe de la naissance d'une brise sur la mer. Une lumière qui danserait à la surface de l'eau.»

Il met ainsi en scène un personnage écrivain qui ronronnait sans prendre de risques, dont le manuscrit n'avance pas et qui cherche à se réinventer. Qui, seul face à l'infini neigeux de la page blanche (10), lâchant la bride à son inspiration, va trouver une piste et nous inviter à la suivre avec lui :

«Un jour, je suis tombé sur des empreintes de cerf. Je les ai suivies et tout m'est revenu en mémoire.»

Et, avec ce récit se déroulant dans des archipels imaginaires, nous entrons dans les mystères de la création, découvrant comment se fabrique l'histoire-même que nous sommes en train de lire.

 

Si un roman est sans doute «une tentative désespérée pour comprendre la vie» à travers la construction d'un «petit univers miniature», l'auteur donne une place modeste à son démiurge : «On aurait dit que tout était écrit d'avance, que tout s'enchaînait trop bien. Trop vite.»

Et il montre combien l'imaginaire d'un écrivain est nourri des nombreuses histoires qu'il a lues - notamment dans son enfance -, comme de ses émotions poétiques ou artistiques (picturales, cinématographiques ou musicales). Son héros narrateur, censé nous raconter une histoire vécue, a ainsi parfois le sentiment de se mouvoir dans un univers fictif : d'être «dans un tableau de Hopper», de vivre la scène d'un «film d'Harold Lloyd», ou de se retrouver sous le ciel de «La vue de Tolède du Greco».

Il montre combien ces deux univers parallèles dans lequel vit un écrivain s'interpénètrent. Creusant manifestement en lui «depuis des années à coup de livres» aux dires de son père, Jonas se demande ainsi si l'univers qu'il a créé n'est pas «tout aussi réel» que celui dans lequel ils se sont «si bien ratés».

Et comme un roman se nourrit aussi de rencontres réelles, le héros ne cesse d'observer et de prendre des notes sur les personnages qu'il croise, pensant qu'il pourrait un jour les utiliser à des fins romanesques (11).

Avec humour par ailleurs, Charles Aubert nous fait part de ses critiques, via son personnage-écrivain à succès, toujours sur la liste des meilleures ventes, qui se contente d'exploiter le filon des biographies romancées au rythme de une par an. Mais aussi néanmoins de ses doutes  : «j'enviais les vrais écrivains. Je ne boxais pas dans la même catégorie», n'hésitant pas non plus à manier l'ironie avec une certaine auto-dérision  : «je n'ai jamais été doué pour les métaphores, mon éditeur disait qu'elles étaient le sel d'un roman et moi un type qui avait plutôt la main lourde».

11) Notamment sur Robert, l'hôtelier qu'il aimerait glisser comme personnage secondaire dans le manuscrit en cours de sa biographie romancée, ou ce "drôle de zèbre" de Sam auquel il aimerait bien trouver "aussi une place dans ses récits"

10) Métaphore rappelant, dans un autre registre, celle ouvrant les récits de la Kolyma de Chalamov

 


Il n'y a que deux choses qui existent : l'instant et l'éternité.
(p.221)

Tel est l'enseignement majeur de Tala Yuna dans ce roman développant toute une philosophie de la vie.

«Notre vie se joue dans l'instant, Vous comprenez, Jonas ? Il n'y a rien à attendre. Il faut simplement vivre». S'abandonner, sans craindre «le côté éphémère des choses», «accepter de ne pas tout maîtriser» et simplement écouter, regarder, sentir, en affinant sa perception. Accueillir le monde. Et notre héros va être transfiguré : cet «être flou» qui vivait dans «un monde trop assuré» va devenir «un homme authentique dans un monde incertain».

Le second enseignement de ce livre est que l'éternité ne nous appartient pas. Que seul  le récit fictionnel, au travers de ces mille et une histoires, touche à l'éternité.

Tout comme l'a déjà magnifiquement montré Laurent L.D. Bonnet dans Le dernier Ulysse, ces multiples histoires alimentant nos imaginaires en engendrent en effet des milliers d'autres, "emplissant l'univers de l'imaginaire humain d'un gigantesque peuple de personnages qui se cont[ent] ou s'écriv[ent] dans la trame d'une histoire infinie, toujours en mouvement, à jamais insaisissable".

 

On retrouve avec bonheur dans ce quatrième ouvrage toutes les qualités narratives qui nous avaient déjà séduits chez Charles Aubert dans sa précédente  trilogie : sa capacité à construire une intrigue pleine de rebondissements, à créer des atmosphères et camper d'attachants personnages, sa grande sensibilité et simplicité et surtout la puissance évocatrice de sa belle écriture poétique, notamment dans les descriptions de la nature...

Mais plutôt que d'ajouter un nouveau volume a cette série policière très réussie, cet auteur prometteur a eu le courage et la sagesse de partir en quête d'un souffle nouveau. Et nul doute qu'avec Tala Yuna  il ne  "boxe plus dans la même catégorie". Qu'il est devenu "un vrai écrivain".

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tala Yuna, Charles Aubert, éditions Slatkine & Cie, 12 mai 2022, 320 p.

 

A propos de l'auteur :

Charles Aubert, à la faveur d'un changement de vie, quitte la ville et s'installe au sud de Montpellier avec sa famille. Il choisit une maison proche de l'étang des Moures, où il écrit ses romans, à son rythme. (éditions Slatkine & Cie)

 

EXTRAIT :

 

PROLOGUE

 

J'ignorais depuis quand j'étais sur cette île. Je n'étais même pas certain de savoir comment tout avait commencé. J'étais sale, hirsute. Je devais ressembler à un animal sauvage. Je ne parlais pas. Je ne pensais à rien. Ou uniquement à des choses très simples, chercher de l'eau, trouver à manger, se protéger du froid. Un matin, il s'était mis à neiger et le monde entier était devenu vide et blanc, comme figé sous une cloche de verre.

Au fond de moi, je ressentais le même blanc, le même vide, avec le souvenir hésitant d'une lumière ancienne. Peut-être descendait-elle du plafond du lodge et des trous que la tempête avait faits en emportant des morceaux de toiture. Ou bien, était-ce simplement ces milliers de reflets qui dansaient à la surface de la mer.

Sur la plage, il m'arrivait encore de chercher la trace de la lumière perdue, parmi les algues, les coquillages et les bois flottés. Mais je ne trouvais jamais rien. Je remontais alors par le sentier taillé dans la falaise. Je marchais dans la neige. J'allais d'un côté puis de l'autre. Je tournais en rond autour du lodge. Je m'enfonçais dans le blanc jusqu'à m'y perdre. Un jour, je suis tombé sur des empreintes de cerf. Je les ai suivies et tout m'est revenu en mémoire.
C'était sur le continent, il n'y a pas si longtemps. Il n'y avait pas de neige, il n'y avait pas de brouillard. L'air était immobile, la mer comme un miroir...

 

Retour Page d'Accueil

Publié dans Fiction

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article