Les Méditerranéennes, de Emmanuel Ruben
Après Sabre (Stock, 2020), voici avec Les Méditerranéennes - devant initialement s'appeler Le chandelier - le deuxième volet de cette "saga familiale en forme de cluedo" (1) annoncée sur son blog par Emmanuel Ruben, écrivain aux origines contrastées. Un roman choral qui s'inspire non plus des «ancêtres paternels protestants, alsaciens, lorrains, allemands» de l'auteur mais retrace l'histoire de ces juifs berbères d'Algérie dont il descend du côté maternel, donnant la parole à ces femmes qui lui ont transmis le goût de la lumière, de la vie.
Et si la disparition d'un sabre gravé de mystérieuses initiales et ayant nourri moult légendes familiales mettait en branle une quête/enquête dans le premier volet, c'est un un objet tout aussi fabuleux, un chandelier sacré gravé d'un énigmatique cryptogramme, qui accompagne la quête initiatique originelle de Samuel Vidouble (le double parodique de l'auteur (2)) dans le second. Des objets témoins de tous les grands événements et s'étant transmis d'une génération à l'autre, qui viennent nous rappeler que nous sommes mortels et que la vie est précieuse.
1)http://www.emmanuelruben.com/archives/2020/06/29/38401290.html
2) Double présent dès son roman La ligne des glaces et repris dans les suivants
S'appuyant sur des faits historiques très sérieusement documentés mais travaillant surtout les fantasmes des uns et des autres et les non-dits, Emmanuel Ruben, tout en menant sa propre quête, décrit la vie de ses ancêtres dans cette Algérie disparue et l'exode de ces derniers, réinventant l'histoire de sa tribu maternelle "dans laquelle il y avait toute une Méditerranée" (3). Et c'est d'une plume volubile, imagée et colorée, et avec beaucoup d'humour, d'imagination et de démesure qu'il nous raconte cette histoire de rires et de larmes. Car la mémoire étant infidèle et le passé révolu, il est «inutile de vouloir concurrencer le réel» : mieux vaut «écrire des contes et des légendes que des récits calqués sur le vécu».
Ce n'est pas le premier livre de l'auteur nous parlant de sa famille judéo-berbère algérienne. Il a en effet publié aux éditions du Sonneur en 2013 un magnifique récit en forme de long monologue (4) qui s'adressait à son grand-père inconnu s'étant suicidé en 1957. Un grand-père disparu auquel il promettait de faire un jour le voyage, le pèlerinage en sa terre algérienne, mais qui ne pouvait servir d'alibi à un roman. Aussi dans Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu, recourait-il aux écrits d'Albert Camus (le seul qui parlait de son pays) pour "faire lever l'Algérie populeuse, cosmopolite, déchirée qui fut la [sienne]".
Et il y évoquait déjà nombre d'événements historiques ayant marqué la tribu dans son cœur et sa chair qu'il va mettre en scène dans Les Méditerranéennes.
3) Cf Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu
4) Récit dédié à la mémoire de sa grand-mère maternelle : "cette femme soleil qui était pour [lui] tout un peuple"
Dédié à sa famille maternelle (aux vivants comme aux morts), le roman s'amorce le 20 décembre 2017 dans la banlieue lyonnaise. Samuel y retrouve toute «la smalah» pour fêter Hanoukkah, fête juive symbolisant la victoire de la lumière sur les ténèbres durant laquelle les femmes de sa famille allument traditionnellement tour à tour les bougies du chandelier à neuf branches, seul objet rapporté d'Algérie en 1962 par sa grand-mère Baya : un objet magique qui aurait appartenu selon cette dernière à la Kahina, cette mythique guerrière berbère qui se serait (ou non) convertie au judaïsme.
Il se termine deux ans plus tard, le 30 décembre 2019, au même endroit lors de cette même fête des lumières, Samuel revenant tout juste d'un court voyage en Algérie où il a ressenti «le vertige des origines». Il est en effet parti découvrir la terre de ses ancêtres mais aussi retrouver Djamilah, Berbère algérienne qu'il avait rencontrée à Paris en janvier 2015, au lendemain des attentats.
Et entre ces sortes de prologue et d'épilogue se déroule tout ce roman consolateur qu'il s'était promis d'écrire dès ses dix-sept ans à la mort de cette grand-mère «un peu exotique» dont il se sentait proche. Samuel en effet «fit serment de partir un jour là-bas voir cette terre dont elle venait et d'en revenir avec un livre. Un livre qui rendrait la parole à toutes les femmes juives de la famille, à toutes ces Méditerranéennes qui portèrent le monde sur leurs épaules et le pays perdu dans leur ventre.»
Structuré en neuf parties (5) aux noms de femmes et aux transitions soignées, ce roman dont la narration à la troisième personne entremêle les générations et intègre aussi le vécu de Samuel donne ainsi directement ou indirectement voix à chacune des huit Méditerranéennes de la famille. Huit femmes encore vivantes à l'exception de Baya Reine disparue il y a vingt ans, vraie Shéhérazade qui avait l'habitude de raconter «les origines reculées et légendaires de la famille». Et il explore ainsi les huit branches de l'arbre généalogique familial en y ajoutant Djamilah, car il est bon aussi d'écouter «l'autre versant de l'histoire : la version des vaincus».
5) Neuf parties évoquant les neuf branches de la hanoukkia, chandelier comportant en fait huit branches auxquelles s'ajoute une neuvième un peu décalée servant à allumer les autres bougies lors de la fête de Hanoukkah (qui dure huit jours)
Pas question de verser dans le pathos malgré les tragiques événements endurés par sa lignée maternelle, car "être juif est une manière de rire, une manière de se moquer de sa propre condition, de se gausser de ses malheurs", affirmait notamment l'auteur dans un article de 2014 (6). Brossant une fresque historique tragi-comique, cette saga familiale s'ouvrant avec Mamie Baya - à qui il revenait autrefois d'allumer la première bougie du chandelier - nous transporte ainsi en novembre 1836, lors de la conquête de l'Algérie, dans cette ville de Constantine où toute l'histoire des ancêtres de Samuel «prenait racine dans les ruelles obscures et tortueuses du quartier juif» qui ne s'appelait pas pour rien «le cul de la ville», la maison de la tribu Attali s'avérant «la case départ au-delà de laquelle aucune archive ne pouvait remonter». Et nous abordons ce décret Crémieux du 8 novembre 1870 qui bouleversa l'équilibre entre ces communautés juive et musulmane cohabitant pacifiquement dans la sphère publique : «l'origine des emmerdements», selon le mari de sa tante aînée et marraine Deborah.
Puis, dès la troisième partie nous propulsant en août 1914 au début de la grande guerre, sa tante Rose racontant ce que sa mère lui avait raconté, nous quittons l'Algérie mythique de Samuel pour entrer dans une période où vivent des gens qu'il a «connu pour de bon qui lui avaient raconté leur enfance et leur adolescence». Nous découvrons le terrible pogrom de Constantine d'août 1934 dont la doyenne de la famille, sa grand-tante Myriam fut témoin ; nous passons en mai 1945 à Guelma où s'étaient installés Mamie Baya et son mari, confrontant avec Djamilah les différentes versions de ces massacres. Puis, toujours à Guelma, nous retournons à la source du traumatisme expliquant le silence de sa mère Elisabeth : au suicide longtemps caché de son père en juillet 1957. Avant de laisser la cousine Raphaëlle (qui le tenait de sa mère) raconter l'exode d'avril 1962, et de suivre Rebecca qui, comme la tante Rachel (sa mère) devenue juive israélienne orthodoxe, fit son alyah en 1973.
Abordant enfin une période contemporaine de la génération de l'auteur nous accompagnons la cousine Solange lors de cet été 1994 où tous fêtèrent sur les bords de Loire les quatre-vingts ans de Mamie Baya : dernière image de cette grand-mère avant sa «dégringolade» et sa mort en décembre 1997 - pire année de la décennie noire algérienne.
Et au travers de ces événements, ce roman a le mérite d'évoquer la vie d'avant et d'après la guerre de ces juifs berbères d'Algérie dont la littérature parle curieusement assez peu.
Tout comme l'auteur célébrait dans Sabre (dédié à sa tante paternelle autrefois libraire à D**) cette "reine des livres" lui ayant donné, entre autres, le goût de la lecture, il rend hommage dans le second volet de ce diptyque familial à cette grand-mère Baya Reine qui encouragea son double Samuel à écrire. A "cette femme soleil qui était (...) tout un peuple" à laquelle il avait déjà dédié ce premier ouvrage imaginant la vie et cherchant à comprendre les motifs ayant poussé au suicide son grand-père judéo-berbère.
Les Méditerranéennes est un roman partant du souvenir de Mamie Baya «non pas morte mais vivante, qui lui racontait des histoires à dormir debout». Un roman qui semble s'acquitter d'une dette à son égard, et où le narrateur double de l'auteur parle étonnamment de lui à la troisième personne, comme elle le faisait dans sa maison de retraite.
Dès son apparition dans le prologue, cette grand-mère semble sûre qu'un jour son petit-fils Samuel écrira «l'histoire de ce pays disparu et de [sa]tribu qui a tant souffert» et elle lui conseille de tout réinventer pour «consoler [cette dernière] d'avoir tout perdu». Et non seulement elle ouvre ensuite la première partie du roman, mais elle en clôt la neuvième et dernière.
On apprend de plus que Mamie Baya a «suivi les péripéties de cet archipel errant», de cette Zyntarie que Samuel, comme l'auteur, a inventé à l'âge de neuf ans. Qu'elle fut même la seule «à faire semblant d'y croire, à conforter son petit-fils dans cette vie parallèle qu'il mène tous les jours à l'écart des autres». Et cette grand-mère semble parfois «tenir sa plume» comme autrefois, elle qui aurait tant aimé pouvoir écrire des romans : «pas des romans guerriers comme ceux que [lui] racontent [ses] oncles, mais des romans pacifiques».
«Car en ce temps-là, disait tante Rose, les hommes naissaient avec les ponts et les femmes avec la guerre. Et pourtant, elle savait bien, Rose, elle qui était la deuxième des six enfants de Mamie Baya, elle qui accoucherait de quatre filles, que faire la guerre était le métier des hommes tandis que construire des ponts – des ponts entre les peuples et les générations, des ponts entre la ville et la campagne – était le métier des femmes.» (p.89)
Outre que les romans d'Emmanuel Ruben rendent souvent la parole à ceux qui l'ont perdue, ils s'attachent toujours à rapprocher et réunir les peuples. Et sans doute est-ce là la part féminine de cet auteur (insistant sur les yeux féminins de Samuel qui le firent «passer pour une fillette jusqu'à l'âge de neuf ans») !
Un auteur dont le double déjà, dans le premier volet de cette saga familiale, préférait se servir de ce sabre alimentant la gloriole militaire de ses oncles paternels pour écrire. Qui, dans Sous les serpents du ciel (Rivages, 2017), mettait en scène un choeur de femmes s'unissant contre la guerre au-delà de leurs camps et empruntait à Romain Gary/Ajar, écrivain aimé, un "Momo" palestinien...
Et, dans Les Méditerranéennes, il s'amuse à tisser des échos entre les célèbres ponts de Constantine reliant les deux rives du Rhummel et ceux reliant celles du Doubs à Besançon où s'installa Myriam «seule femme née en 1925, année de la construction de deux ponts». Une femme flamboyante qui «rêvait d'une Algérie indépendante démocratique unie où cohabiteraient les peuples et les religions». Tandis qu'à Paris Samuel gravit avec Djamilah les neuf ponts et passerelles enjambant le canal saint-Martin.
Après avoir fait de son mythique ancêtre paternel le baron de Saint-Pesant un autre double portant ses rêves d'enfant dans Sabre, Emmanuel Ruben poursuit ce dédoublement parodique décalé dans une autre époque, comme sa variation sur le thème des barons, des auteurs, cher à Romain Gary.
Et si la «part orientale, berbère, arabe, africaine» de sa famille maternelle donne à son roman une couleur exotique exubérante, la part "garyenne" apportée par l'oncle Chemouel, premier Français (6) et «dernier personnage mythique» de cette saga, l'enrichit d'une tonalité baroque des plus savoureuses.
Seul lettré de la fratrie, cet original à l'imagination très fertile fréquentant les atlas et les abrégés de géographie, tout comme l'auteur, était surtout un grand voyageur imaginaire sachant «très bien parler des pays qu'il ne connaissait pas», alors que nul n'ignorait qu'il n'avait jamais «poussé plus loin que Biskra ou Bou Saada»! La Zyntarie était de plus sa «grande utopie», sa «terre promise». Et cette ressemblance flagrante n'a pas échappé à tante Rose : «C'était toi tout craché, disait tante Rose à son neveu, nous avons bien fait de te donner son nom (7)».
Bien que ce «prestidigitateur», ce «magicien» d'une grande élégance vestimentaire ne soit pas baron, l'auteur reprend manifestement avec lui ce personnage de clown, de saltimbanque et d'illusionniste représentant pour Gary l'essence même de l'auteur (8). Avec ce merveilleux personnage qui, à l'instar de l'oncle Ernest dans Sabre est "un des plus grands affabulateurs de tous les temps", Emmanuel Ruben exalte ainsi encore, pour notre plus grand bonheur, ce royaume de "menteurs magnifiques" qu'est son royaume d'écrivain.
6) Né en 1870 avec le décret Crémieux, il devient le premier juif algérien français de la tribu, alors que les musulmans algériens restent, eux, des indigènes
7) Etymologiquement Samuel vient de l'hébreu "Shemuw'el" ("son nom est Dieu")
8) http://www.emmanuelruben.com/archives/2014/11/20/30992766.html
Les Méditerranéennes, Emmanuel Ruben, Stock, 17 août 2022, 432 p.
Né en 1980 à Lyon, Emmanuel Ruben est l’auteur d’une douzaine de livres – romans, récits, essais –, parmi lesquels Sur la route du Danube (prix Nicolas Bouvier et prix Amerigo-Vespucci 2019) et Sabre (prix des Deux-Magots 2021). Parallèlement aux Méditérranéennes, ses Nouvelles ukrainiennes paraissent chez Points Seuil.
http://l-or-des-livres-blog-de-critique-litteraire.over-blog.com/ruben-emmanuel.html
On peut lire un extrait (p.25/29) sur le site de l'éditeur : ICI