Quelques roses sauvages, de Alexandre Bergamini
Sorti en septembre 2015, Quelques roses sauvages, récit-enquête d'Alexandre Bergamini revenant de manière atypique sur la Shoah, est passé quasiment inaperçu à l'époque. C'est pourtant un livre instructif, riche et profond, et d'une grande authenticité qui a le mérite de soulever de nombreuses interrogations et d'inciter à la réflexion. Un livre mûri s'appuyant sur de sérieuses recherches, écrit avec finesse et sobriété par un écrivain discret éloigné de tout racolage médiatique.
Berlin, musée des juifs assassinés
Le livre est né d'un choc émotionnel au cours d'un voyage à Berlin en 2011, lors d'une visite au musée des Juifs assassinés d'Europe. L'auteur y fut saisi par une photographie inattendue car se détachant «de l'humiliation et du désastre». Deux jeunes et beaux Hollandais marchant dans une rue de Berlin en 1945, vêtus de la veste ou du pantalon rayé des déportés, y souriaient à l'objectif : «le sourire de la survie».
Le regard de ces deux survivants l'interpella intensément et de manière obsessionnelle. Il faut dire que, même s'il n'est pas juif, leur histoire entre en résonance avec la sienne. Homosexuel (ces derniers ayant été victimes des persécutions nazies), l'auteur eut en effet un grand-père communiste résistant. Et il dut par ailleurs survivre, lorsqu'il était enfant, au suicide de son frère aîné (1).
1) Depuis ses douze ans en effet l'auteur nourrit "un sentiment d'identification aux survivants", "la honte et la culpabilité du silence " qui entoura la mort de son frère étant "à l'origine de son écriture"
«Le passé resurgit. Le mien. Notre passé au cœur de l'Europe, à chaque pas dans Berlin. Pas moyen d'y échapper.»
En proie au regard de ces survivants le poussant à tenter de comprendre leur histoire singulière au sein de l'Histoire collective de la Shoah, l'auteur se met alors en quête de leur vérité mais aussi de la sienne, se laissant envahir et porter par tout un questionnement, pour lui vital, sur la disparition, la survivance et le devoir de mémoire. Et au travers de la visite de camps et musées mémoriels, de la consultation d'archives mais aussi de rencontres, cette double quête va faire surgir moult réflexions qu'il nous livre avec une grande sincérité.
Entraînés par la justesse et la sensibilité de son écriture dépouillée, non exempte d'une certaine poésie, nous lui emboîtons d'emblée le pas. Nous marchons sur les traces de ce passé sur lequel s'est bâti l'Europe qui est aussi le nôtre, épousant les méandres d'un cheminement transcendant celui de l'enquête en mêlant la grande Histoire à l'intime dans une étrange osmose, et nous renvoyant à notre humanité.
Dédié à Robert Desnos, poète mort du typhus dans le camp de concentration de Theresienstadt tout juste libéré et auteur notamment de ce Dernier poème (2) sur l'absence et le manque de l'être aimé, l'ouvrage se divise en trois parties.
Les deux premières, interrompues par un retour en France - pour accompagner un ami condamné dans les derniers mois de sa maladie -, se déroulent à Berlin et dans ses environs en décembre 2011 et 2012. L'auteur se rend dans le camp de concentration de Sachsenhausen où furent internés, semble-t-il, les deux hommes, y consultant les archives et tentant de remonter leur piste. Et il retrouvera la trace de l'un d'entre eux au nom clandestin de Rémi, recopiera et fera traduire le témoignage contenu dans son dossier, découvrant ainsi qu'il passa par le camp de transit de Westerbork au Nord-est des Pays Bas.
La troisième partie nous transporte alors dans ce pays où Alexandre Bergamini put continuer ses recherches grâce à une bourse Stendhal obtenue en 2013. Il y visitera le camp de Westerbork, se documentera avec précision sur son fonctionnement, visionnera un film de propagande réalisé à la demande de son commandant - dont il pourra aussi consulter le procès. Et il pourra y rencontrer des témoins indirects encore vivants : Edouard, le neveu de Rémi et Ursula, la fille aînée du commandant du camp. Mais aussi évoquer le journal intime et les lettres d'Etty Hillesum (3), cette jeune fille juive devenue mystique qui, tout comme Anne Frank, y séjourna avant d'être gazée à Auchswitz avec toute sa famille. Des mots introspectifs éclairant son chemin spirituel qui ont manifestement marqué l'auteur.
2) Poème retrouvé à sa mort dans sa poche mais qui, écrit en 1926, n'était en fait pas son dernier
Déportation de Westerbork vers Auschwitz
Outre que la dernière partie du livre aborde une histoire hollandaise des camps assez peu traitée, ce qui fait le principal intérêt de Quelques roses sauvages, c'est le regard singulier et l'exigence de la démarche de l'auteur.
Conscient d'écrire dans cette intersection entre «la fin de la mémoire vive et le commencement de l'Histoire officielle, de l'Histoire sans survivants», il part en effet à la recherche de traces et de récits individuels en remontant à la source, comme à la rencontre des derniers témoins. Car il lui faut se libérer des constructions collectives en s'engageant dans une quête de vérité, certes modeste mais respectueuse de l'autre - à la place duquel on ne peut parler.
Confronté à «une réalité multiforme qui s'échappe au fur et à mesure [qu'il s']approche d'elle», il préfère cette vérité avec ses manques, ses trous laissant le champ libre à de multiples hypothèses : «Les bonnes questions semblent être posées lorsque s'ouvre un champ de réponses possibles sans certitude.»
Il doit ainsi se contenter le plus souvent d'infimes traces, qui ne sont pas pour autant insignifiantes, et il porte sur elles un regard aigu d'une grande rigueur intellectuelle. Regardant par exemple ce Westerborkfilm de quatre-vint-dix minutes, unique document ayant enregistré une déportation, il réalise qu'il ne voit rien mais projette ses propres angoisses sur les images. Et, en reprenant le visionnage au ralenti, en se concentrant sur chaque image, il finit par réussir à ne plus capter que ce qu'elles disent.
Jeune Tzigane partant pour Auschwitz
Si le déni agit «comme un processus de survie» chez les nazis et leurs complices, la vérité, même parcellaire, et la mémoire sont le fondement de la survie pour Alexandre Bergamini. On ne peut en effet faire table rase du passé comme nous y enjoignent de plus en plus nos sociétés pour nous tourner vers l'avenir. Nous avons besoin de partager avec les morts «ce qui nous reste d'humanité» :
«Ecouter, entendre, laisser en nous la résonance, penser et recueillir les mots justes et nous réinventer. Il n'y a pas de vie sans rébellion. Ces arbres et ces roses sauvages et rouges persistent et vibrent comme la vie dans le désert.»
Ce livre éclaire de manière concrète nombre d'aspects plus ou moins connus ou totalement occultés. A commencer par la dimension économique de la Shoah qui a préparé l'ère capitaliste nouvelle en détruisant la vieille Europe :
«J'écris ce que les spécialistes savent et qu'un large public ignore : l'extermination des juifs d'Europe est une des conséquences des décisions économiques et financières prises par la finance internationale.»(4)
Et la carte industrielle nazie s'harmonise ainsi parfaitement avec celle des camps, quant aux critères de sélection dirigeant vers les chambres à gaz, ils reposent sur la seule force productive des individus....
L'auteur souligne les liens entre le nazisme et les démocraties modernes, pointant notamment ceux existant «entre le système concentrationnaire et l'industrie du tourisme». Ces lieux de mémoire reconstruits imposent pour lui une seconde disparition aux déportés et sont une imposture. Souillés par la rentabilité économique, ils sont en effet des «parcs d'attraction», la Shoah devenant un «spectacle coupé de son contenu idéologique et économique». Rien d'étonnant alors de constater «l'inconscience et l'insoutenable légèreté de certains visiteurs» :
«Après le massacre de masse, le tourisme de masse» !
4)https://www.cairn.info/revue-revue-d-histoire-de-la-shoah-2007-1-page-15.htm#no64
L'auteur montre de plus cette impunité et cette réintégration de l'élite nazie au sein de la société allemande, comme «l'effrayante continuité administrative» dans la gestion des archives, niant aux victimes leur nom et leur langue. Il conduit une réflexion sur l'obéissance aux pouvoirs, documentant le comportement du Conseil juif chargé de gérer le camp de Westerbork et de certains déportés prisonniers devenus favori ou bras droit (chargé des viles besognes) du commandant du camp. Et il ose briser certains tabous comme celui de la pornographie dans les camps, mettant en lumière la relation existant «entre la sexualité et les camps de la mort».
«Cela fait partie de la littérature de laisser croire qu'elle se rapproche du vrai en annonçant et en utilisant le faux. Pour dire la vérité, il n'y a que la vérité, rien d'autre. La vérité avec sa violence, ses manques et ses traces ;»
Alexandre Bergamini n'est pas un romancier, on l'aura compris. Il se situe à l'opposé de "l'aimable superficialité" (5) d'un David Foenkinos dont le roman Charlotte, osant un portrait d'une peintre allemande assassinée dans un camp de concentration, avait ému un large public et remporté le prix Renaudot 2014.
Se projeter ainsi dans l'Histoire a ébranlé sa vie, lui donnant paradoxalement la force de poursuivre le chemin en trouvant une place légitime : «de marcher et de sourire au milieu des autres malgré le chaos et le désastre autour de soi et en soi». De rester vivant, rebelle. D'être là, fiable pour les autres. Et il semble trouver ainsi une certaine sérénité :
«J'étais à ma place et je pouvais être heureux».
5) Expression empruntée à Nathalie Crom dans sa critique de Charlotte pour Télérama
Quelques roses sauvages, Alexandre Bergamini, Arléa, Septembre 2015, 158 p.
A propos de l'auteur :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Bergamini
EXTRAIT :
BERLIN
Décembre 2011
Jour 1
p. 11
Ange du film de Wim Wenders Les ailes du désir arrêté au milieu d'un flot humain qui poursuit son chemin, mon regard se fixe sur les dalles des trottoirs. J'ai lu – mais où et dans quel livre ? - que ces dalles rectangulaires ont été taillées et façonnées par les prisonniers des camps nazis, notamment celui de Sachsenhausen, à côté de Berlin. Idem pour les briques rouges des immeubles de la ville. Des usines jouxtant les camps utilisant la main d'oeuvre gratuite des prisonniers et des déportés afin de servir le Troisième Reich.
Je filme les pas des passants. Sait-on jamais sur quoi on marche ?
Pour la première fois à Berlin, pour la première fois en Allemagne. Envahi tout à coup par le passé, dépassé, submergé. Une intrusion de la réalité, une fêlure du temps. «Le réel, c'est quand ça cogne», écrivait Lacan.
(…)