L'inventeur, de Miguel Bonnefoy
Jeune écrivain franco-vénézuélien talentueux jouissant d'une renommée déjà internationale (1), Miguel Bonnefoy se renouvelle à chaque livre. Ses deux premiers romans, Le voyage d'Octavio (Rivages, 2016) et Sucre noir (Rivages, 2017), s'ancraient chacun à leur manière dans son Venezuela maternel, les légendes originelles s'ouvrant dans le second à la catastrophique réalité d'un développement économique mono-productif et d'une société gangrénée par la cupidité. Tandis que dans Héritage (Rivages, 2020), il s'attachait à la lignée de son ancêtre paternel, vigneron français ayant émigré du Jura au Chili au XIXème siècle suite aux ravages du phylloxera : un roman traversé par la grande histoire.
Avec L'inventeur, délaissant l'Amérique du Sud et l'inspiration familiale, il s'attaque pour la première fois à une exofiction dont la tonalité apparaîtra bien moins exotique au lecteur français. Il nous y raconte en effet la vie d'un inventeur précurseur bourguignon, Augustin Mouchot, «un des grands oubliés de la science» qui, au mitan d'un XIXème siècle expansionniste en pleine ère du charbon roi, fut le premier à prendre la mesure de "l'immense potentiel de l'énergie solaire pour répondre aux besoins de l'humanité" (2).
Et, au-delà de leur diversité, ces quatre premiers romans s'insèrent dans une continuité tant stylistique que thématique, esquissant une oeuvre originale.
1) Ses livres, qui ont reçu de nombreux prix, ont été traduits dans plusieurs langues
2) Selon le chimiste Daniel Lincot en 2019
Né en 1825 à Semur-en-Auxois dans une modeste famille de serruriers, Augustin Mouchot fut d'abord un humble professeur de Mathématiques provincial que rien ne destinait à un destin glorieux. Un homme solitaire «reclus en lui-même comme une goutte d'eau cachée dans le cœur d'une agate» et ayant «la discrétion d'un lézard entre les cailloux».
S'enflammant pour les travaux d'Horace de Saussure qui avait conçu une marmite solaire pour cuire les aliments et, le hasard s'en mêlant comme dans la plupart des découvertes scientifiques, il mit au point une chaudière à vapeur concentrant l'énergie du soleil qu'il baptisa "heliopompe", déposant son premier brevet en 1861.
Et dès lors, convaincu que «la chaleur solaire pouvait produire une force capable d'inverser la courbe de la terre», et pressentant que ce charbon, déjà cher et salissant, ne serait pas inépuisable, il se lança dans des projets titanesques.
L'Empereur Napoléon III s'intéressant à ses travaux et subventionnant ses recherches, il put se rendre en Algérie après la guerre de 1870, inventant pour l'exposition universelle de 1978 une «machine capable de capturer la chaleur du soleil comme les barrages capturent l'eau des cascades», et sa collaboration avec le jeune et prometteur savant Abel Pifre, «son parfait opposé», fut très fructueuse. Il connut alors la célébrité et se vit qualifier de «Prométhée moderne».
Mais lors d'une deuxième mission dans cette Algérie au soleil aveuglant qui l'avait tant marqué tout se gâta. Il tomba malade et commença à perdre l'audition puis la vue, tandis qu'un accès plus facile au charbon rendit peu rentable cette énergie solaire dont l'avenir industriel s'avérait encore utopique. Et, après son court triomphe, on cessa du jour au lendemain de financer ses recherches.
Il n'y avait pas d'avenir en ce «siècle lumineux tourné vers le charbon» pour cet «homme de l'ombre tourné vers le soleil»!
Aussi finit-il sa vie, malade et déprimé, dans un abyme de solitude et de misère.
Au travers de cette biographie très librement romancée, Miguel Bonnefoy parvient à prendre le pouls de la France de cette époque. Et si, s'appuyant sur une documentation scientifique, il reste fidèle aux inventions et à la carrière de son héros, il semble broder beaucoup sur son enfance et dans une moindre mesure sur la fin de sa vie.
C'est que, malgré ses brillantes découverte, l'existence d'Augustin Mouchot «n'intéresse ni le poète, ni le biographe, ni l'académicien. Personne n'entoure de légende sa discrétion, ni de grandeur sa maladie». Une tâche dont l'auteur va se charger avec l'imagination et la faconde qu'on lui connaît. Et on retrouve avec plaisir dans ce quatrième roman la belle écriture riche de métaphores et d'hyperboles propre à Miguel Bonnefoy. Une écriture fluide, précise et concrète d'une constante facture classique (3), et à la tonalité légendaire et onirique flamboyante.
Le roman commence dans une veine picaresque, prenant rapidement une couleur épique pour accompagner l'ascension de son héros mais aussi sa chute brutale. Car l'auteur, qui manie toujours l'exagération avec aisance, inventivité et malice, accentue avec exubérance les contrastes entre ombre et lumière, embellissant la gloire de ses personnages tout en magnifiant l'insignifiant et le sordide de leur condition. Et s'il célèbre les exploits d'Augustin Mouchot dans un récit poétique le hissant parfois au rang d'une divinité, l'évocation finale de sa misère nous fait frémir d'horreur. Il nous présente ainsi à la fois l'avers et le revers de la médaille : le héros fabuleux et, dans une subversion tout aussi épique, l'anti-héros.
3) Récit linéaire au passé simple délivré par un narrateur omniscient à la troisième personne (ce qui permet quelques anticipations) dans cette belle langue française, si bien maîtrisée en général par ceux qui, comme l'auteur, l'ont approfondie en étudiant dans ces Lycées français de l'étranger
Tableau de Jacob Peter Gowy, d’après Rubens
On trouve plusieurs thèmes récurrents dans les romans de l'auteur, notamment celui de l'ascension et de la chute, de la métamorphose et de la renaissance, ou des ponts s'établissant entre les générations, les peuples et les cultures.
Dans L'inventeur, nous assistons ainsi à l'ascension fulgurante de l'obscur Augustin Mouchot qui ne jouira de sa gloire que quelques années avant de retomber brutalement dans la misère et l'oubli, «vieillissant à l'ombre d'un taudis».
On notera déjà qu'une des premières nouvelles de l'auteur (Buchet-Chastel, 2013) avait pour titre Icare (4). Et que, dans son précédent roman, l'aviatrice Margot fut fascinée par les histoires de lévitation (comme avant elle sa mère par un condor géant des Andes): une héroïne qui "ne connaissait d'Icare que son ascension, car elle fermait toujours le livre avant la chute ".
Dans Sucre noir, nous suivons la prodigieuse expansion et la chute du domaine d'une famille de planteurs de canne et de producteurs de rhum. Tandis que le héros du Voyage d'Octavio, vivant dans un bidonville, prendra en main son destin et reviendra enrichi, montrant la voie à son peuple avant d'achever son cycle de vie.
4) Nouvelle à nouveau publiée dans le recueil Naufrages (Rivages, 2020)
Rien n'est donné une fois pour toutes, rien n'est figé dans les romans de Miguel Bonnefoy. Et Octavio incarne certainement la plus belle figure d'une renaissance toujours possible.
Dans Sucre noir, c'est surtout à la métamorphose négative d'un pays luxuriant que l'on croyait immuable que l'on assiste, et dans Héritage le "vieux Lonsonnier" porte "la vieille vigne française sur la robe de la Cordillère", lui donnant une seconde chance en lui permettant de renaître sous d'autres cieux.
Quant à ce dernier roman, il insiste sur la transformation surprenante de Mouchot voyant soudain sa timidité disparaître et embellissant sa langue : «Cet homme aux airs effarouchés qui semblait avoir peur du monde, écrasé par les autres, sentit croître en lui la gourmandise des Titans, un appétit dionysiaque».
Miguel Bonnefoy aime établir des ponts entre les générations, les peuples et les cultures.
Nous suivons ainsi la famille Otero sur trois générations dans Sucre noir, tout comme nous remontons à l'arrière-grand-père de l'auteur dans Héritage. Quant à Octavio, ce héros illettré sans ancêtres, il prendra conscience de l'histoire de sa terre en découvrant les pétroglyphes.
Entre Mouchot, l'Algérie, cette terre de soleil qui le fascine, et ces Arabes la peuplant, s'établissent des liens profonds. Entre la France et le Chili, non seulement les liens ne se perdront pas mais ils se renforceront. Les nouveaux Chiliens d'Héritage, idéalisant la France de leurs ancêtres, n'hésiteront pas en effet à partir y combattre lors des conflits mondiaux.
L'auteur revitalise de plus la littérature en croisant ses multiples héritages littéraires. Sa manière d'allier avec imagination la réalité quotidienne et le merveilleux s'inscrit ainsi tant dans une une tradition littéraire européenne que dans ce qu'on a appelé au XXème siècle en Amérique latine le "réalisme magique". Et, dans Héritages, il mêle ostensiblement Blaise Cendrars, Joseph de Cupertino et ce poème fondateur (5) d'Andres Eloy Blanco, limon de son premier roman.
5) L'histoire du citronnier du Seigneur
Il y a une unité stylistique et thématique manifeste dans tous ces romans qui semblent s'insérer dans un continuum. Et, dépassant le clin d'oeil malicieux, la façon dont l'auteur s'applique à les relier entre eux par le biais de certains personnages semble vouloir signifier son ambition de construire une œuvre.
Octavio, le géant analphabète de son premier roman faisait ainsi une brève incursion dans le second, revenant encore en compagnie des descendants d'un chercheur d'or caribéen de Sucre noir dans Héritage.
Et, bien que L'inventeur se situe dans un contexte très différent, l'auteur va réussir à y camper avec sa verve fabuleuse une figure haute en couleur éclairant la naissance d'Octavio, et même à y faire intervenir avec humour ce mystérieux personnage de son troisième roman auquel son ancêtre vigneron avait confié les clefs de son domaine jurassien avant d'émigrer au Chili.
Chaque livre, reflétant un univers singulier, semble ainsi en partie renaître des cendres du précédent, Miguel Bonnefoy ayant bien retenu la leçon de Julio Cortazar cherchant à écrire "non un livre de plus" mais "un livre de moins dans le chemin pour arriver au livre ultime" (6).
6) https://www.bricabook.fr/interview-miguel-bonnefoy-page-des-libraires/
L'inventeur, Miguel Bonnefoy, Rivages, 17 août 2022, 208
https://fr.wikipedia.org/wiki/Miguel_Bonnefoy
On peut feuilleter les premières pages (11/17) : ICI