Triptyque en ré mineur, de Sonia Ristić
Dans ce quatrième roman s'articulant en trois parties aux noms de femmes, Sonia Ristić nous parle de la folie, de l'amour et de la mort, et surtout de l'écriture, de la création littéraire, au travers de trois écrivaines (1) éprises de liberté dans lesquelles elle se reconnaît. Et la tonalité mélancolique (2) annoncée par le titre reflète les états d'âme de Milena, de Lily Clara et d'Ana - dont l'auteure s'affirme en partie le double :
«L'Ana qui consigne et ordonne sa nébuleuse est un double de celle que je suis, une mutante également, son père ressemble au mien, son Noah est une déclinaison de celui que j'ai connu. Tout s'est entrelacé, chaque partie déteignant sur les autres».
Triptyque en ré mineur est ainsi l'aboutissement d'un projet d'écriture original déployant une virtuose mise en abyme entre l'auteure et ses trois héroïnes d'âges divers ayant vécu en des lieux et des époques différents. Survolant quasiment un siècle d'histoire des années 1930 à nos jours, avec en arrière-plan ces traumatismes liés tant à la shoah qu'aux guerres de Yougoslavie, c'est un roman féminin émancipateur tout en résonances où plane l'ombre des grandes romancières du XIXème et du XXème siècle.
1) Si Mme Lily, bien qu'ayant écrit quelques textes dans sa jeunesse, n'est pas écrivaine de profession, tout dans sa façon de raconter montre en effet qu'elle écrit son histoire et la réinvente...
2) Et cette tonalité en ré mineur fait écho à celle des trois œuvres que chacune des héroïnes aiment écouter : le concerto pour piano n°3 de Rachmaninov pour Milena, la symphonie n° 3 de Gustav Mahler pour Lily Clara et le concerto pour piano n°1 de Brahms pour Ana
Belgrade dans les années 1970
De retour à Belgrade après un «petit tango à trois» à Paris avec Peter et Samuel, deux amis/amants américains, Milena, jeune scénariste yougoslave indépendante de vingt-sept ans entame en août 1972 une correspondance avec Sam - qui a l'ambition de devenir romancier.
Alors que, accaparée par le travail qui la fait vivre et par la maladie de son père, elle ne trouve pas d'«espace mental disponible» pour mener à bien un projet d'écriture personnel, elle rencontre dans l'hôpital psychiatrique où elle rend visite à ce dernier une vieille dame psychotique, Mme Lily, qui lui raconte son histoire : celle d'un amour fou entre Clara, jeune bourgeoise juive, et Lily, militante communiste appartenant à un milieu ouvrier, dans le Berlin des années 1930. Une histoire trouvant écho en elle qui va lui inspirer une novella dont elle envoie un brouillon traduit à la hâte à Samuel dans une de ses dernières lettres datant de l'automne 1978.
Au printemps 2021, en plein confinement, Ana, écrivaine cinquantenaire parisienne (née et ayant grandi à Belgrade) dont le père vient de mourir, tient un carnet où elle note le quotidien prosaïque et ses états d'âme. Un jour, elle reçoit un étrange colis en provenance d'Amérique dont le nom de l'expéditeur s'est effacé. Dans une boîte en fer sans doute achetée dans une brocante, elle trouve ainsi, outre le tapuscrit de la novella berlinoise, toute la correspondance de Milena Djordjevic et de Samuel Jacobs.
Ana est rapidement convaincue que Noah - cet étudiant américain avec lequel elle vécut une aventure tourmentée dix ans auparavant - est l'expéditeur de cet envoi tant cet échange épistolaire follement romanesque entre en résonance avec leur histoire, finissant par s'identifier à Milena : «Je me suis diluée dans la vie et l'époque de cette inconnue qui m'apparaît comme un reflet dans le miroir».
Et, alors que depuis deux ans elle était incapable d'écrire autrement que sur commande, elle semble tenir la matière d'un projet personnel : «un projet d'écriture qui [l']emporte et ne s'épuise pas en quelques pages».
Sonia Ristić a particulièrement soigné la structure de ce roman qui, au-delà de son unité de tonalité et de point de vue narratif, varie la forme des trois histoires qui le composent. Trois histoires qui s'emboîtent un peu comme des poupées russes. La plus petite matriotchka, celle de Lily et Clara, s'insère ainsi «dans une plus grande tricotée à partir des lettres de Milena» qui est elle-même engloutie dans l'histoire d'Ana, écrivaine se lovant «dans le ventre d'histoires bien plus vastes» pour lesquelles l'auteure convoque «les Brontë, Austen, Woolf, Beauvoir, Duras, Morisson, Oates».
La première partie épistolaire mettant le "je" en avant se déroule dans les années 1970, bien avant la généralisation des mails qui révolutionnera la correspondance intime, faisant ainsi délicieusement «très XIXème siècle». Et ces lettres à Sam pleines de vivacité, d'humour et de finesse sonnent très juste, qu'elles évoquent avec sincérité leurs rapports amicaux et sentimentaux, la vie quotidienne d'une jeune femme cultivée indépendante dans la Yougoslavie autogestionnaire de l'époque ou, surtout, parlent de littérature et d'écriture.
La seconde partie, cette novella berlinoise inspirée par Mme Lily, est aussi narrée à la première personne mais en alternance avec la troisième. Partant du "je" de Milena commentant ses rencontres avec «[sa]petite muse», auquel s'ajoutent de brèves incursions du "je" de Mme Lily, elle passe en effet au "elle" d'un récit à la troisième personne quand la jeune scénariste belgradoise transforme cette dernière en personnage de roman. On y oscille sans cesse entre témoignage et fiction, tant dans le récit initial de cette conteuse remarquable ayant sombré dans la folie que dans celui de Milena qui, fouillant «dans ses propres souvenirs et dans les faits historiques et les fictions à [sa] disposition», en complète les ellipses et souligne les contradictions :
«Je glane ce que je peux, ramasse les cailloux qu'elle sème, attrape des images et des informations au vol. Le reste je l'invente, comblant les trous, je tente de déployer la narration à partir des éléments épars dont je dispose».
C'est une partie très visuelle, voire cinématographique, qui fait revivre avec vivacité toute une époque et emporte le lecteur dont il stimule aussi l'imaginaire. Car l'auteure, habilement, n'y résout pas les incertitudes, envisageant moult scénarios possibles.
La troisième partie, toujours à la première personne - ce qui entretient une certaine confusion entre le "je" de Milena, celui d'Ana et de l'auteure - reprend les trente-neuf fragments des carnets tenus durant le confinement par l'écrivaine parisienne d'origine balkanique, double de Sonia Ristić. Elle mêle ainsi la vie personnelle de son héroïne narratrice aux remous qu'y déclenchent sa réception et sa lecture des lettres de Milena à Sam et de sa novella sur Lily et Clara, la renvoyant à sa propre histoire et à sa propre écriture.
Couronnant les deux premières, cette troisième partie finit d'éclairer «les relations complexes qu'entretiennent la maladie mentale, la création, la mort et l'amour», achevant de disséquer les mécanismes de la création romanesque en y montrant la part importante jouée par les facteurs personnels et matériels, non littéraires.
Triptyque en ré mineur semble parfois prolonger, en l'actualisant, le célèbre essai féministe Room of One's Own / Chambre à soi, publié en 1929 par Virginia Woolf. Montrant que la place occupée par les femmes dans la littérature était le reflet de celle qu'elles occupent dans la société, cette dernière y affirmait notamment qu'une femme devait au moins disposer de quelque argent et d'une chambre à soi si elle voulait produire une œuvre romanesque.
Sonia Ristić recadre cette thèse dans un contexte moderne où une jeune femme travaille pour gagner sa vie sans être forcément dépendante d'un mari et d'enfants à élever. Et, à défaut de pouvoir vivre de ses rentes, le temps et la disponibilité d'esprit restent la clé, concernant tout autant les hommes que les femmes désirant se lancer dans une fiction romanesque de quelque ampleur.
Milena, quand elle était étudiante, s'était démenée pour avoir une studette en centre ville et être indépendante, son amie Svetlana disant que c'était «à cause de Virginia et de sa Chambre à soi» qu'elle aurait prise «au pied de la lettre» ! Mais la maladie de son père la contraindra à être sa garde-malade et sa femme de ménage tout en rédigeant des écrits de commande pour vivre, l'empêchant de bâtir des projets d'écriture personnels. Quant à Samuel, une fois marié et devenu père, il semble avoir abandonné ses velléités d'écriture romanesque : «Apparemment, il n'y a pas que les femmes qui ont besoin d'avoir une chambre à soi» !
Bien que plus âgée, Ana se retrouve dans la même situation que Milena. Ayant fait de l'écriture son métier, sans mari ni enfants et attachée à la liberté que lui offre la vie qu'elle s'est choisie, elle a eu longtemps à charge un père mentalement dérangé. Et, sans doute, la disparition de ce dernier ajoutée au confinement lui permet-elle de se recentrer sur elle (en s'identifiant paradoxalement à cette scénariste balkanique des années 1970 dans un étrange jeu de miroir) et de se projeter dans l'avenir.
L'amour de ma vie, c'est ce que je suis en train de faire. C'est l'écriture. Tout le reste que j'ai vécu et qui me reste à vivre n'est là que pour alimenter l'écriture.
(p. 93)
Ana et Milena sont ainsi de vraies romancières prêtes à consacrer leur vie à l'écriture, des femmes qui ne veulent à aucun prix renoncer à leur liberté.
Dans le sillage de la mort du père, elles partagent le vertige de l'amour fou, non pour un homme ou une femme mais pour l'écriture. Car «les amours fatales», elles les ont «mises en cage» dans leurs livres qui en font le lit, tout comme ils se font «les sépultures des disparus». Des livres bâtissant des mythes, élaborant des légendes, où elles jouent à se faire peur «pour regarder en face les douleurs qui [les] ont façonnées».
Triptyque en ré mineur s'avère ainsi une magnifique déclaration d'amour à l'écriture.
Triptyque en ré mineur, Sonia Ristić, éditions Intervalles, 19 août 2022, 272 p.
Née en 1972 à Belgrade, Sonia Ristić a grandi entre l’ex-Yougoslavie et l’Afrique et vit à Paris depuis 1991. Après des études de lettres et de théâtre, elle a travaillé comme comédienne, assistante à la mise en scène et avec plusieurs ONG. Dans les années 2000, elle a fait partie du collectif du Théâtre de Verre avant de monter sa compagnie.
Elle a beaucoup écrit pour le théâtre et est déjà (outre ce dernier) l'auteure de trois romans publiés chez Intervalles : La Belle Affaire (2015), Des fleurs dans le vent (Prix Hors concours 2018), et Saisons en friche (2020).
On peut lire les premières pages (p.9/15) : ICI