Io sono Gesù / Je suis Jésus, de Giosuè Calaciura

Publié le par Emmanuelle Caminade

Io sono Gesù / Je suis Jésus, de Giosuè Calaciura

 

Io sono Gesù/ Je suis Jésus : d'emblée le titre du dernier ouvrage de Giosuè Calaciura surprend par son audace ! Se glisser ainsi dans la peau de ce personnage historique sacralisé par les Ecritures et connu de tous, parler aujourd'hui en son nom s'avère en effet une gageure. Mais cet écrivain italien athée ayant un goût prononcé pour la fable et notamment pour celle de Jésus, relève brillamment le défi qu'il s'est lui-même lancé grâce à des choix narratifs, linguistiques et stylistiques très pertinents.

 

La nativité (détail), huile sur panneau de de Robert Campin

 

Les Evangiles n'abordent que la toute petite enfance de Jésus (naissance et fuite en Egypte) et, hormis l'escapade au Temple de Jérusalem lors de ses douze ans, ils restent silencieux sur son enfance et surtout sur son adolescence et sa vie de jeune adulte. Instrument de propagande, ils ne se soucient pas en effet de la manière dont Jésus a grandi et mûri, ni de l'homme seul avec lui-même. Ils décrivent et commentent abondamment par contre son Ministère public, de son baptême à sa mort (et sa résurrection), se concentrant sur cette période d'environ trois ans.

C'est ce large blanc laissé par les écrits canoniques que l'auteur, se préoccupant lui de l'intériorité de son protagoniste, va investir avec toute son érudition et surtout son imagination et sa sensibilité. Il va pouvoir ainsi combler les vides concernant sa vie, exploiter les silences et les ambigüités des textes sacrés tout en orchestrant subtilement certaines résonances prémonitoires. Et il va s'intéresser au couple parental et à son rapport avec Jésus, donner son éclairage sur le taiseux personnage de Joseph (curieusement absent des Evangiles depuis l'épisode du Temple) et sur la mystérieuse figure de Marie.

 

Saint Joseph et l'Enfant Jésus (détail), Guido Reni

 

Giosuè Calaciura n'a pas écrit un roman historique mais plutôt un roman d'initiation.

Nous suivons ainsi le développement personnel d'un enfant sensible, rêveur et inquiet qui, passée la candeur de l'enfance, porte un regard critique sur le monde des adultes et devient un adolescent intègre et rebelle désireux de vivre sa vie. Qui, mû par le frisson de l'inconnu, quitte sa mère à quatorze ans pour prendre la route à la recherche de ce père bienveillant ayant mystérieusement abandonné sa famille deux ans auparavant.

Il découvrira ainsi les joies et les peines de la vie des hommes, l'hypocrisie et l'injustice, la lâcheté, la corruption et la violence, mais aussi la bonté et la générosité. Il éprouvera de même toutes les pulsions et tous les sentiments humains à commencer par la peur : le désir et l'amour, le doute et l'amertume, la colère et la jalousie, se découvrant même capable de mensonge, de férocité et de perfidie ... Et cette longue errance se terminera par un double échec. Trahi, abandonné par son premie amour, il rentrera auprès de sa mère à Nazareth sans avoir retrouvé son père, empli de désillusions.

Devenu un jeune adulte, il exercera le métier de charpentier, vivra d'autres expériences, affrontera courageusement d'autres dangers, verra son pays dévasté par une catastrophe naturelle et la violence des hommes, connaîtra l'injustice de la mort de l'être aimé jusqu'à sombrer dans le désespoir, n'attendant plus rien de la vie terrestre. Et c'est un homme dépossédé de sa vie qui quittera à nouveau la Galilée, acceptant de suivre l'envoyé de son cousin Jean (Jean-Baptiste) l'incitant à le rejoindre en Judée.

 

Baptême du Christ d'A. del Verrocchio  achevé par L. de Vinci)

Loin du Jésus mythique, le protagoniste auquel l'auteur prête voix est ainsi un individu pleinement humain né en Palestine dans un milieu pauvre en des temps très troublés de l'occupation romaine, et qui à trente ans n'a encore aucune conscience de son destin. Ainsi, lorsque dans les dernières pages du livre, une troupe de comédiens ambulants venue à Nazareth raconte l'histoire de sa fugue adolescente en y ajoutant son engagement héroïque, sa trahison et sa crucifixion, s'insurge-t-il de voir qu'on lui a volé son histoire dans ses moindres détails tout en en rejetant la fin comme ne lui appartenant pas :

 

«Il racconto continuava con il ragazzo diventato un guerriero, un eroe. (…). Ma alla fine, tradito, crocifisso, ucciso. Quel finale non mi apparteneva. Non ero né un soldato né un eroe. Tutt'altro. Capivo che avevano fantasticato sulla mia vita falsandola con i capricci dell'autore, con le fantasie più richieste dal pubblico (...)»  (p.269)

Le récit continuait avec le garçon devenu un guerrier, un héros.(...) Mais à la fin trahi, crucifié, tué. Ce final ne m'appartenait pas. Je n'étais ni un soldat ni un héros. Au contraire. Je comprenais qu’ils avaient fantasmé sur ma vie en la faussant avec les caprices de l’auteur, avec les fantasmes les plus demandés par le public (...) (1)

1) Simple mot à mot de ma part, à ne pas prendre pour la traduction littéraire de Lise Chapuis pour la version française du roman (que je n'ai pas lue) !

 

Jésus à douze ans au temple, Heinrich Hoffmann

 

Structuré en treize étapes, ce roman d'initiation, dépassant les intrigues familiales, se double d'un véritable roman d'aventures aux nombreux rebondissements qui lui impulsent beaucoup de rythme, et il se déroule dans un contexte historique de plus en plus violent et incertain. C'est aussi un roman gigogne foisonnant s'enrichissant de multiples petits récits.

Prenant son héros-narrateur à l'âge de trente ans, Giosuè Calaciura opte habilement pour un récit rétrospectif au passé (2) qui mêle le recul et la lucidité mélancolique et désabusée d'un homme se retournant sur sa vie à l'ingénuité affabulatrice de l'enfant et l'impulsivité de l'adolescent. Un riche point de vue lui permettant de bien mettre en lumière l'évolution de Jésus, de suivre son cheminement, son éveil à la connaissance de soi, des autres et du monde.

Et tout au long du récit il entretient avec finesse une connivence avec le lecteur. Jésus, comme tout humain, ne connaît pas en effet son destin même si l'auteur multiplie les clins d'oeil à ce dernier, et ce contraste entre la connaissance du lecteur et l'ignorance du héros rend le personnage encore plus touchant.

 

La magnifique écriture poétique de Giosuè Calaciura, dans sa sobriété lumineuse non dénuée de malice et son adaptation subtile à chaque âge de son protagoniste, donne toute sa justesse à ce roman.

L'auteur réussit en effet à traduire la naïveté et la fraîcheur de l'enfant, l'ironie mordante, cruelle même, de l'adolescent découvrant le monde décevant des hommes, ou l'introspection et la réflexion de plus en plus affinée de l'adulte. S'inspirant sans doute de sa Sicile natale remise dans le cadre palestinien de l'époque, cette écriture très évocatrice s'ancre par ailleurs avec simplicité dans des paysages méditerranéens orientaux et restitue avec beaucoup de naturel les scènes de la rue.

Et l'on doit saluer la performance d'un auteur dont nous avons souvent apprécié l'écriture métaphorique inventive et volontiers insolente et blasphématoire (3) qui, renonçant à toute provocation, n'a pas hésité à changer radicalement de style pour épouser la voix de son héros, abandonnant le souffle tumultueux et incandescent de ses longues phrases.

 

2) "Sono nato a Betlemme, trent anni fa / Je suis né à Bethléem il y a trente ans", énonce l'incipit

3) Dans les romans de Calaciura, Dieu brille par son absence et la plume de l'auteur s'avère souvent très sarcastique et blasphématoire, que ce soit dans Malacarne et surtout Urbi et Orbi mais aussi dans une moindre mesure dans Borgo Vecchio... Dans ce dernier roman, cette veine blasphématoire, très atténuée, n'apparaît de manière très appropriée qu'avec l'adolescence du héros et ses désillusions sur le monde des adultes

 

 

La Vierge de l'Annonciation, Antonello de Messine

Une désacralisation du mythe

 

Giosuè Calaciura, nous le savons déjà (notamment depuis Borgo vecchio), est un très fin observateur de la psychologie de l'enfance et de l'adolescence et, détaillant son comportement profondément humain, il rend ce Jésus très proche, très actuel. Il introduit même, en ces temps de changements, un personnage féminin semblant en avance sur son temps (comme Jésus) qui, dans son authenticité, ne paraît pas pour autant anachronique.

Tout au long du texte, l'auteur s'attache de plus à désacraliser nombre d'éléments du mythe biblique de Jésus, de sa conception à sa naissance (évoquée comme un conte merveilleux que lui raconte sa mère pour apaiser sa peur du noir au coucher du soleil), jouant à plaisir sur le thème de l'abandon du père, de la trahison de Judas, de la crucifixion ou de la résurrection.

Avec malice, il dissémine également quelques allusions prémonitoires aux miracles, faisant relever ces derniers du songe ou de l'ivresse. Et, outre Joseph et Marie, sa cousine Elisabeth et son fils qui deviendra Jean-Baptiste, il se plait à mettre en scène de manière très banale d'autres personnages des Evangiles comme Judas, Lazare et ses sœurs Marthe et Marie ou Barrabas - devenu directeur d'une troupe d'artistes ambulants.

Le Jésus de l'auteur, bien qu'ayant été élevé par une mère très pieuse, ne croit pas par ailleurs en ce Dieu des juifs despotique et capricieux. Et, dès ses douze ans, il se moque des rituels et s'élève contre les dogmes, contestant les autorités religieuses.

 

Quant à Marie (jamais nommée), l'auteur réussit à rapporter son histoire à celle d'une très jeune fille-mère ayant refusé d'avorter et préféré faire endosser la paternité à un vieil homme, puis d'une mère ordinaire tout en faisant d'elle une évasive et énigmatique gardienne du mystère sacré de Jésus. Et ce dernier nourrit de même envers elle des sentiments ambivalents d'amour et de rancoeur, osant juger cette femme n'ayant laissé aucun espace à son mari, toute entière centrée sur son projet au détriment de celui de son fils. Une mère qui, à l'annonce du départ de Jésus vers son destin sacrificiel, certaine qu'il "accomplira sa volonté", a "une lueur nouvelle dans les yeux", et dont les derniers mots d'adieu clôturant le livre s'avèrent terrible : «Racconta a tutti che sei mio figlio, frutto del mio ventre / Raconte à tous que tu es mon fils, le fruit de mon ventre».

L'auteur développe ainsi ce personnage déjà ambigu dans les Ecritures en lui donnant une interprétation complexe et percutante. Un personnage l'ayant interpellé depuis longtemps car Io sono Gesù/ Je suis Jésus a été initié par une petite histoire qu'il écrivit à la première personne à l'adolescence, dans laquelle Jésus, agonisant sur la croix, accusait Marie d'avoir accepté le destin sacrificiel de son fils contre son gré.

 

Saint Joseph charpentier, Georges de la Tour

Une certaine sacralisation de l'humain

 

Symétriquement, et malgré la mise en lumière des turpitudes des hommes, l'auteur procède à une certaine sacralisation de l'humain, prolongeant une tendance s'étant notamment révélée dans son précédent ouvrage en forme d'anti-conte de Noël. Comme dans Il tram di Natale/ Le tram de Noël  (Sellerio, 2018 / Noir sur Blanc, 2020) (4), il célèbre en effet le miracle de toute naissance humaine «l'unico miracolo di cui abbiamo certezza / l'unique miracle dont nous ayons la certitude».

Il exalte aussi cette merveille qu'est la capacité affabulatrice de l'enfance – celle-là même que semble entretenir l'écrivain. Jésus enfant joue ainsi à la Création, imaginant toutes sortes d'animaux fabuleux et un monde tout à lui où le soleil ne se couche jamais. Et avec son cousin Jean ils s'inventent des généalogies fantastiques.

Jésus par ailleurs apprendra à jouer de la flûte, la musique lui permettant d'apaiser ses angoisses (comme le faisait autrefois le conte par sa mère du miracle de la nuit de sa naissance), et la beauté de ces couchers de soleil qui le terrifiaient tant s'épanchera alors au son de son instrument. Un instrument de transcendance capable de communiquer avec l'au-delà et de faire des miracles, comme celui de ce bois de cèdres jamais remarqué qu'il découvrira en jouant sa mélodie.

 

Giosuè Calaciurà sacralise de plus la figure du charpentier Joseph, homme simple et bon dont les mains intelligentes font des miracles. Tel un Gepetto, il sculpte avec soin et tendresse de petits jouets en bois en forme d'animaux pour occuper le petit Jésus qui n'attendent qu'un souffle pour prendre vie. Et s'il disparaît rapidement du récit, il en reste une figure centrale, se dédoublant même de manière fabuleuse en un autre Joseph charpentier à Jérusalem, qui logera et nourrira Jésus avec bienveillance lors de sa fugue et continuera de lui apprendre le métier.

Et au travers de ces deux Joseph l'auteur fait l'éloge du travail manuel et du travail du bois : ce noble matériau reliant l'homme à l'arbre, à la nature, au mystère de la vie. De ce bois que son Jésus  privilégie pour sa flûte  :

«È in legno di pero. Quando respiro per emettere suoni mi arriva il profumo antico e dolce della sua discendenza vegetale. Più volte ho avuto la tentazione di prenderne un altro, ma quelli che mi offrivano erano di ossi di animale. Avrei sentito odore di morte. Preferisco la voce del mio  flauto antico : spesso chiocca, a volte inaspettatamente acuta. È ul suono del tramonto, della natura.» (p. 70/71)

Elle est en bois de poirier. Quand je respire pour émettre des sons, m'arrive l'odeur ancienne de sa descendance végétale. Plusieurs fois, j'ai eu la tentation d'en prendre une autre, mais celles qu'ils m'offraient étaient faites d'os d'animaux. J'aurais senti la mort. Je préfère la voix de ma flûte antique : souvent rauque, parfois de façon inattendue aigüe. C’est le son du coucher de soleil, de la nature.

Et l'on pourrait rapprocher la figure de cet artisan créateur de celle de l'écrivain, cet artisan des mots capable de créer des mondes.

 

Io sono Gesù / Je suis Jésus est ainsi un livre d'une grande richesse à l'écriture enchanteresse, où la fiction "calaciurienne" complète avec bonheur la fable évangélique.

4) Le sacré en effet semble changer de camp dans ce livre où des hommes et des femmes démunis acquièrent sainteté dans "l'acmé de leur souffrance", où les passagers fatigués du dernier tram viennent s'agenouiller autour de l'enfant qui vient d'y naître la nuit de Noël

 

 

 

 

 

 

 

Io sono Gesù, Giosuè Calaciura, Sellerio, 2018, 284 p.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je suis Jésus, traduit de l'italien par Lise Chapuis, Noir sur Blanc, 25 août 2022, 352 p.

 

A propos de l'auteur :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Giosu%C3%A8_Calaciura

http://l-or-des-livres-blog-de-critique-litteraire.over-blog.com/2018/05/calaciura-giosue.html

EXTRAITS :

 

I

p.18/19

(...) Quando era finita la giornata e la luce non bastava più a illuminare il lavoro, si prendeva un ritaglio di gioco per me. Scansava attrezzi e colle, sceglieva i riccioli di legno più belli e me li metteva tra i capelli, boccoli supplementari di tenerezza. Restava qualche minuto a guardarmi, a indagare con gli occhi, a cercare qualcosa lungo il mio profilo nella luce morbida del tramonto. Non assomigliavo a mio padre. Nulla del suo volto mi apparteneva. Ancora addobbato di trucioli mi portava in casa, da mia madre, affinche ammirasse.

Anche mia madre, ricordo, si attardeva a scrutarmi. Erano sguardi obliqui, clandestini, anche lei cercava qualcosa nel mio volto, forse il riflesso di una somiglianza, un gesto che appartenesse alla famiglia, un tono di colore nei miei occhi che ricordasse suo padre, mio nonno, sua madre. Mi osservava mentre mangiavo e con più cura mentre mi lavava. Mi puliva strofinandomi con forza il mento e le labbra dai residui di frutta, per cancellare qualcosa del passato o a riformulare la mia faccia futura. Poi mi guardava negli occhi, a lungo, a cercare nel profondo del mio sguardo sino a quando, contenta di quanto aveva trovato, mi sorrideva e mi asciugava.

(...)

On peut feuilleter le début de la version française du livre sur le site de l'éditeur : ICI

 

 

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S
Excellente... intitiative ! A mes yeux, moi qui, longtemps, avais rêvé d'écrire une sorte de "Je suis Marie" (Non, désolé pas "Je suis... Mohamed"). J'avas même sollicité une résidence d'écriture à... Fatima (du Portugal !)... Sic. Marie. Un personnage qui m'a toujours intrigué (euphémisme) par l'effacement prganisé fait de sa vie, alors qu'elle reste la mère de toute une humanité... Quid de Joseph et quid de sa vie de "mère" de Dieu", walou, le désert. Forcément, j'aurais prêché dans le désert... MDR.
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