Nouvelles ukrainiennes, de Emmanuel Ruben
On connaît le tropisme européen d'Emmanuel Ruben, écrivain-géographe érudit et grand voyageur à l'imagination fertile dont le premier roman Halte à Yalta (Jbz & Cie, 2010) se déroulait déjà en Ukraine.
C'est en 2004, avec la Révolution orange, que ce dernier découvrit, à l'âge de vingt-quatre ans, l'existence de cet état souverain né en 1991 de la dislocation de l'URSS, qui devint pour lui «le pays de tous les possibles» : un pays dans lequel il se rendit alors souvent.
Aussi ce recueil regroupant plusieurs textes inédits (*) écrits entre 2010 et 2022 est-il dédié «aux Ukrainiens et aux Ukrainiennes qui lui ont fait découvrir leur pays et qui souffrent aujourd'hui sous les bombes de Poutine et sur les chemins de l'exil» par un auteur qui n'ignore pas pour autant la complexité de l'histoire et de la réalité. Qui n'ignore pas que des éléments conséquents du peuple ukrainien ont massacré des Juifs et des Polonais durant la seconde guerre mondiale, ni qu'il y avait des néo-nazis à Maïdan en 2014, puisqu'il y était.
Précédé d’un avant-propos qu’il a rédigé le jour de l’invasion russe et qui parut dans le quotidien Libération le 28 février 2022 sous le titre J'ai mal à l'Ukraine, ces nouvelles sont suivies du journal qu'il tint lors de la révolution de l'Euromaïdan en 2014 et publia sur son blog – journal dont on a pu également lire un extrait dans l'ouvrage collectif Le livre des places (Inculte, 2018).
*) La première version de certains d'entre eux ayant été publiée dans des revues confidentielles
Nouvelles ukrainiennes rassemble ainsi sur le thème de l'Ukraine six petits textes de formes diverses narrés à la première personne qui, des rives du Dniepr à la frontière ukraino-polonaise en passant par la Crimée, Kiev et sa banlieue, les steppes du Donbass ou les Carpates, nous font découvrir les paysages variés d'un pays peu connu que la guerre a mis soudain à la Une de l'actualité. Des nouvelles mêlant vécu, légendes et fiction qui nous plongent dans les strates de l'histoire de ce pays tout en remontant dans les souvenirs de l'auteur et en nous entraînant dans ses rêveries et ses songes. Dans ces rêves qui «sont des précipités de nos vies» dont ils condensent plusieurs moments, nous rappelant qu'il n'y a «pas d'instant présent, pas de lieu fixe».
Et nous y retrouvons la belle écriture luxuriante et foisonnante d'Emmanuel Ruben qui nous emporte dans son courant et ses méandres, appréciant son aptitude à décrire ses rencontres et à camper avec vivacité ses personnages, comme à observer finement la nature et peindre les paysages avec une grande sensibilité aux couleurs :
«Eaux d'une teinte indéfinissable : ça va du vert-de-gris à l'indigo, en passant en revue toutes les nuances de vert et de bleu, mais il y a aussi des milliers de bruns, couleur de thé, de café, de réglisse et, dans les tourbillons où le soleil plonge en plein, là où les reflets sont brouillés, l'eau devient cuivrée.»
(Confluence, p.27)
L'Ukraine, dont le nom porte étymologiquement l'idée de frontière, est «la plus vaste des marches frontières», ce qui en fait la fragilité comme la richesse. Les grandes plaines d'Europe ont en effet toujours été des voies de conquêtes (avec leur lot de massacres) et de migrations, et «L'Ukraine est le boulevard perpétuel des invasions» (Confluence imaginaire).
Dans Au pays des zêtres, le narrateur nous raconte ainsi avec humour l'anecdote d'une femme ayant voyagé dans sept pays d'Europe sans quitter son village : née à Medvedov au début du XXème siècle, elle avait été «tour à tour autrichienne, polonaise, russe, hongroise, roumaine, tchèque et soviétique avant de mourir en Ukraine à l'aube du XXIème siècle» !
Tandis que, privé de pays natal, le narrateur au pays perdu de Tabula rasa revient «dans ce pays qui n'existait pas encore ou qui n'existait déjà plus» où il passa les neuf premières années de sa vie. Ou que celui de Ubu muet, monté dans un train à destination de Kiev, évoque ainsi sa grand-mère polonaise : «Ma grand-mère, envahir elle connaissait ça, elle avait vécu ça plusieurs fois, traversé l'Europe à pied au gré des invasions russes, allemandes ou soviétiques».
Et dans son journal de 2014, Retour de Kiev, l'auteur cède la parole à Andreï qui exprime sa «théorie de la tenaille» à propos de son pays : «Ici, dit-il, nous avons toujours été pris en tenaille entre les Russes et les Allemands, entre les Turcs et les Autrichiens, entre les Russes et les Mongols, c'est notre destin. Il s'enfonce dans son discours obsidional et me dit : aujourd'hui les Russes veulent nous entraîner dans la guerre et les Américains dans la crise.»
Mais le bon côté des choses, c'est tout ce brassage de peuples, de langues et de cultures que cette situation géographique génère.
Dans Le dernier des Khazars, Youri, archéologue nostalgique des civilisations perdues, évoque ainsi avec fascination ce mythique empire Khazar comme «un creuset de peuples d'origines variées» qui auraient épousé toutes les croyances, les trois monothéismes s'ajoutant à leurs rites païens. Quant au narrateur de Deux coupoles volantes, il s'enthousiasme sur la grande variété des époques et des styles de coupoles dans la ville de Kiev, «cette ville tant de fois disputée au cours des siècles [où] se côtoient l'antique et le moderne, le kitsch et le raffiné».
Et c'est cette perméabilité «à toutes les influences, à tous les possibles» qui fait qu'Emmanuel Ruben, cet écrivain des lisières, se considère comme un écrivain ukrainien. Un écrivain ayant pour ambition d'«être plusieurs peuples à la fois, [de] parler plusieurs langues, [et] mêler plusieurs styles ». (Retour de Kiev).
Eglise de Brangues
«On a beau voyager, on se retrouve irrésistiblement attiré vers les mêmes lieux, comme une phalène grise prise toute la nuit au piège scintillant de ce même néon. Je savais bien que tous les fleuves du monde me ramenaient au Rhône de mon enfance.» (Confluence imaginaire)
Emmanuel Ruben est ainsi conscient de «la vanité du voyage dont tous les chemins ne mènent pas à Rome mais dans ce royaume d'autrefois qu'on appelle enfance» (Confluence imaginaire). Et tous les livres de cet écrivain voyageur, qui a l'âge de neuf ans inventa, peupla et cartographia un pays imaginaire, se doublent d'une quête du pays perdu de l'enfance.
Outre que dans ces Nouvelles ukrainiennes plusieurs héros tentent de retourner au pays de leurs ancêtres ou de leur enfance, la première nouvelle le chapeautant nous est présentée par l'auteur comme une tentative de «faire confluer le Dniepr et le Rhône, l'Ukraine contemporaine et la France de son enfance». Et quand le narrateur y déplie la carte de l'Ukraine, c'est une autre carte qui se déplie dans sa mémoire.
Dans Deux coupoles volantes, le narrateur passe de même de la banlieue nord de Kiev au village de son enfance sur le Rhône, au pied du Buget : Brangues dans lequel se déroula un fait divers qui inspira Stendhal pour Le rouge et le noir. Et il s'y remémore les légendes que lui contait une grand-mère quelque peu affabulatrice.
Tandis qu'Au pays des zêtres, ce sont les histoires que lui racontaient sa tante dans le haut Jura qui lui reviennent à l'esprit.
Ces nouvelles à dimension souvent onirique nous faisant mieux connaître cette terre ukrainienne tout en nous entraînant dans le riche univers de l'auteur raviront de plus ceux qui connaissent déjà l'œuvre d'Emmanuel Ruben, car ils y retrouveront certains éléments développés dans ses romans, postérieurement à leur écriture. Ce dernier ne manque pas d'ailleurs d'indiquer ces liens au lecteur dans la présentation de ses nouvelles en fin d'ouvrage, éclairant ce lent processus de maturation romanesque.
Ainsi voit-on naître dans Confluence imaginaire ce personnage de Vlad qui accompagnera le double de l'auteur lors de son périple à vélo dans Sur les routes du Danube (Rivages, 2019). On y retrouve même ébauchés certains passages du roman, notamment quand les deux amis s'égarent sur des chemins non balisés ou rejoignent la voie rapide, un chapitre étant même intitulé Confluence... Et l'excipit de cette nouvelle résonne comme une promesse annonciatrice : «Mais ce jour-là, je lui fis la promesse que si l'envie lui prenait vraiment un jour de remonter le Danube à vélo, il pouvait compter sur moi.» Un engagement tenu.
On savoure dans Le dernier des Khazars (écrit dans la foulée de Halte à Yalta en 2010) ce passage annonçant Les Méditerranéennes (Stock, 2022) dans lequel Youri, archéologue s'inventant volontiers «de nouvelles conquêtes, de nouveaux ancêtres, de nouvelles origines», dit avoir découvert «une épitaphe dans un étrange alphabet mélangeant l'hébreu, le cyrillique et le gotique». Et ce personnage aussi affabulateur que l'oncle Chemouel y dessine même une menorah avec «sur la gauche un croissant ; sur la droite une croix byzantine».
Dans Deux coupoles volantes enfin, est brièvement évoqué ce baron de Saint-Pesant, ancêtre de Samuel Vidouble et second double parodique de l'auteur, qui deviendra un important personnage dans Sabre (Stock, 2021).
Les raisons ainsi ne manquent pas d'inciter à lire ces riches Nouvelles ukrainiennes. D'autant plus que les bénéfices de la vente de ce livre seront reversés à L'ONG Bibliothèques Sans Frontières qui œuvre pour l'accès à l'éducation et à l'information des réfugiés ukrainiens.
Nouvelles ukrainiennes, Emmanuel Ruben, Points, 19 août 2022, 192 p.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Emmanuel_Ruben
On peut lire un long extrait (p.9/19) : ICI