Par la racine, de Gérald Tenenbaum

Publié le par Emmanuelle Caminade

Par la racine, de Gérald Tenenbaum

Tournant autour de la filiation et de la transmission en s'insérant dans l'histoire et dans la culture juives, Par la racine dessine  un chemin «entre l'intention et le hasard» et exalte la rencontre entre deux êtres en instaurant un salutaire dialogue entre les vivants et les morts.

Et Gérald Tenenbaum inscrit ostensiblement cette nouvelle fiction dans le sillage thématique des Harmoniques (éditions de l'Aube, 2017), roman urbain mélancolique à tonalité mémorielle qui sondait la texture du temps et transcendait le désespoir en explorant la multiplicité des possibles au travers des destins croisés de ses personnages.

Jouissant de l'infinie liberté du romancier, il s'autorise en effet non seulement à en reprendre un personnage secondaire, lui conférant une symbolique importance (1), mais à imaginer hardiment une autre vie à son ancien héros qu'il fait passer du métier de journaliste à celui d'écrivain spécialisé dans les autobiographies imaginaires des morts comme des vivants : une autre manière d'appréhender le réel. Et par la voix de ce héros écrivain devenu une sorte de double du précédent (2), l'auteur semble de plus exprimer sa conception de l'écriture romanesque.

1) Le vieil homme de théâtre au foulard rouge Joseph Bregman, ami de Keïla, se mue ainsi en vieux maître de tango argentin, ami de Luce

2) Le thème du double, très présent dans Les harmoniques au travers des jumelles Nayla et Keïla et de la profession de comédienne de cette dernière, est repris dans Par la racine avec deux Lina presque sœurs et une héroïne, Luce, jouant le rôle de Leah

 

 

Tout part de cette Lorraine où jadis le grand-père polonais de Samuel Willar s'est réfugié et de la mort de Baruch, ce père à la forte et secrète personnalité ayant voulu que l'on disperse ses cendres sans cérémonie (3) - dont il partageait l'érudite passion pour la musique. Un «Baruch ex machina» qui semble orchestrer toute cette histoire.

Convoqué à l'EHPAD pour reprendre les affaires de son père, le héros se voit remettre une boîte en carton rassemblant papiers et objets hétéroclites et notamment, outre une montre à mouvement perpétuel à l'arrêt (4) et un livret de photos du kibboutz israélien d'Ein HaHoresh, un petit mot manuscrit le conviant à appeler un mystérieux numéro «quand le temps sera venu». Un «legs posthume» en forme d'injonction qui déclenchera une véritable tempête à laquelle il devra faire face.

Samuel entrera ainsi en contact avec Luce Halpern, jeune femme en perte de repères fille de Lina Denner et de père inconnu. Comédienne amateure et bibliothécaire à l'institut universitaire européen Rachi de Troyes (5), elle a besoin qu'on lui remodèle son parcours pour obtenir un poste au Yivo, l'institut de recherches juives de New-York, ambitionnant même un vrai roman lui donnant visibilité.

Ayant toujours pour méthode de «partir du vrai pour façonner le faux», Samuel va donc enquêter, «remonter les fils et les trames» en rassemblant «façon puzzle les éléments ayant d'une façon ou d'une autre marqué l'existence de Luce». Ils entameront tous deux pour cela un voyage vers le Sud qui, de Dijon, Lyon, Grenoble et Marseille à Gênes où ils embarqueront sur un cargo en partance pour Haïfa, les mènera à ce kibboutz vers lequel tout semble converger. Un périple sinueux remontant le temps et entraînant aussi Samuel sur le chemin des origines car, «venu pour inventer une vie à Luce (…) c'est la sienne qui fait surface».

Ce dernier se retrouve ainsi «à la fois sculpteur et sculpté» et «ce voyage dans le passé de Luce se mue progressivement en une opaline promesse d'avenir» : celle d'une nouvelle histoire pouvant prendre racine dans leurs passés fusionnés.

3) Inhumer un corps est un acte sacré rendu obligatoire par la Thora. Ne pas le faire revient à priver l'âme du défunt de repos

4) Une très symbolique montre automatique se remontant par les seuls mouvements du poignet qu'il suffirait donc de porter pour la remettre en marche 

5) L'institut Rachi étant un centre d'études juives et hébraïques

 

 

Gérald Tenenbaum adopte le recul d'un narrateur omniscient et déroule son intrigue sur un an en multipliant les digressions et les retours en arrière, ponctués comme à son habitude de nombreux commentaires souvent teintés d'une impassible ironie. Et cet abandon aux méandres de l'esprit est compensé par l'emploi dominant d'un présent de narration donnant vivacité aux actes et aux pensées de son héros. Une vivacité encore rehaussée par un style rapide et aéré (jouant sur les retours à la ligne) et d'alertes et bondissants dialogues, l'auteur - on connaît sa prédilection pour les jeux de mots - donnant beaucoup de répartie à ses protagonistes.

Sondant la mémoire des lieux, il excelle de plus toujours à évoquer et dépeindre avec précision (6) ces villes qui conservent les traces du temps passé et incitent au souvenir. Et son héros chemine ainsi sur leurs «pavés lissés par les années» qui «se souviennent de ceux qui les ont foulés» tout en arrachant des lambeaux d'histoire à leurs bâtiments et monuments.

 

Dix-sept courts chapitres - dont la majorité des titres tissent un réseau temporel décomptant les jours, les années et les mois - impriment un mouvement dansant de va-et-vient entre l'avant et l'après, la narration plutôt elliptique sautant de l'un à l'autre sans traîner dans un montage quasi-cinématographique. A cette navette entre le présent et le passé, s'ajoute un mélange incessant de remarques pointues et terre à terre (sorte de voix off), ce frottement entre l'anodin et l'essentiel, le matériel et le spirituel (7), donnant tension au texte. Un texte dont chaque mot est pesé, revêtant souvent une dimension symbolique. Et l'auteur, mettant en résonance le réel et l'imaginaire, nous entraîne ainsi dans un mélancolique tango : dans une danse exprimant «une philosophie de l'existence où la lucidité n'empiète pas sur le rêve et le tragique n'entrave pas l'énergie vitale».

6) Une évocation précise témoignant non seulement d'un souci d'ancrer de manière réaliste un itinéraire propice aux songeries, mais aussi d'éclairer au travers de ces noms de rue ou d'édifices la «persistance tranquille» des lieux

7) Comme par exemple ces considérations sur l'art de la sublime cantatrice Kathleen Ferrier voisinant avec d'autres sur la dégustation d'un paris-brest …

 

 

Des premières pages aux dernières, des Neuf airs allemands pour voix de soliste, instruments et basse continue de Haendel (8) à l'Adagio pour cordes de Samuel Barber, soit près d'une vingtaine de morceaux classiques analysés en connaisseur avec précision des versions ou des interprètes, nous sommes de plus bercés en continu par une bande-son. L'auteur double en effet habilement le parcours géographique et le «chemin des songeries» de son héros d'un accompagnement musical épousant situations et états d'âme qui résonne aussi comme un dialogue avec son père par delà la mort : «Te parler encore, Baruch, te parler encore, papa, te parler encore.» Le tout conforté par un abondant recours à ce champ lexical spécifique permettant de filer la métaphore musicale.

Le fantôme du défunt va de même accompagner la quête de Samuel jusqu'à ce qu'il puisse enfin trouver le repos et que les vivants puissent faire leur deuil. L'auteur, puisant dans la mythologie judaïque du "dibbouk" et surtout de l'"ibbur"(9) - cette possession d'un vivant par un mort -, apporte en effet une touche de merveilleux à son texte qui donne chair à l'idée universelle que les morts peuvent influer bénéfiquement sur nos vies, nous aider à nous construire et à avancer : que nous devons retrouver nos racines pour vivre en harmonie avec nous-mêmes et avec le monde. Et la dédicace du roman, "A vous tous qui persistez en nous",  prend alors tout son sens.

 

Par la racine s'avère ainsi un livre d'une grande culture et finesse dont le parfum nostalgique nous imprègne longtemps encore après sa lecture.

 

8) Le choix de ce morceau initial (et son commentaire) annonçant à lui seul combien pour mener nos vies individuelles nous avons besoin des autres (instruments) et de nous appuyer sur le passé (basse continue), même si notre voix de soliste  «porte la mélodie, épouse les variations et saisit l'instant aux cheveux *» (*référence au "kairos", cet art de reconnaître l'occasion)

9) https://en.wikipedia.org/wiki/Ibbur

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Par la racine, Gérald Tenenbaum, Cohen&Cohen éditeurs, 26 janvier 2023, 200 p.

 

 

A propos de l'auteur :

https://fr.wikipedia.org/wiki/G%C3%A9rald_Tenenbaum

http://l-or-des-livres-blog-de-critique-litteraire.over-blog.com/2019/11/tenenbaum-gerald.html

 

 

 

EXTRAIT :

1

Une semaine et un jour après

p. 12/14

(…)

Le vent raréfie l'air, il fait le lit de la tempête. A présent, dedans, dehors, elle est dans sa tête.

La bretelle d'autoroute, puis la départementale contournant Bainville. Le château de Lunéville est planté dans son dos, celui de Bourlémont est assis sur l'horizon. Il cingle cette Lorraine où jadis les grands-parents se sont nidés.

Une fois passé Autreville, il rallie le bas-côté et coupe le moteur. Il a si souvent emprunté cette route, mais en cet instant il ne sait plus par où passer. (Emprunter est le mot, on ne possède pas la voie que l'on suit, on lui appartient.) C'est à gauche qu'il faut aller, il s'en souvient, mais, sous cette voûte ébréchée déchargeant l'averse en rideau, il ne visualise plus la bifurcation.
Il allume la radio. France Musique est de mise. Baruch était plus qu'un amateur, un résident de ce pays-là, un citoyen légitime puisqu'en transit permanent. Haendel, les Neuf airs allemands pour voix de soliste, instruments et basse continue. Le timbre radieux de la cantatrice – est-ce Emma Kirkby ? - porte la mélodie, épouse les variations, et saisit l'instant aux cheveux.
Haendel l'immigré. De ces cantates profanes resurgit l'allemand maternel. Baruch lui aussi gardait en sanctuaire la langue d'exil tel le feu sous la cendre.
Baruch ou le baroque embarqué...

Il déglutit, double croche d'amertume.

Il éteint le poste. Da capo, da capo ma diminuendo, les incantations se dissolvent dans la texture de l'air.

Le silence qui suit est de Haendel encore, mais le soupir entre en lui-même.
Le GPS remplace la modulation de fréquence.

Une autre manière de s'y retrouver.

Pas d'arbres au bord de la route, mais des clôture à piquets reliés par des fils d'acier galvanisé que les paysans achètent au kilomètre. De loin en loin un portail de champ ouvrant sur un enclos à foin ou un abri formant remise. La campagne subit la tempête sans vaciller. Placide, elle tient bon. Il n'y a que les hommes pour présumer d'une intention dans les humeurs du ciel.
(...)


Retour Page d'Accueil

Publié dans Fiction

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article